vendredi 31 octobre 2008

Tirez sur le pianiste! de David Goodis


(Down There, 1956) Gallimard, Série Noire, 1957, 219 p.

Après avoir lu sur l'auteur à plusieurs endroit comme quoi il est l'un des auteurs de roman noir des plus influents (consacré en France, mais ignoré aux Etats-Unis sauf en tant que scénariste pour Warner à la fin des années 40), j'ai cru bon me lancer à sa découverte avec ce roman, dont l'adaptation cinématographique par Truffaut mettant en vedette Charles Aznavour a contribué à le faire connaître.

Une des raisons pour lesquelles on soupçonne Goodis (de qui l'on tient très peu d'informations biographiques) de cette popularité à l'extérieur de son pays natal serait son acharnement à représenter dans ses histoires des personnages de paumés, de solitaires, d'alcooliques. Alors que les américains préfèrent mettre en valeur des héros gagnants et plus forts que le reste monde, Goodis a, dit Philippe Garnier, « Tout pour plaire aux français (…) eux et leur sainte manie d'idolâtrer les perdeurs et les petits. »

Il me semble avoir déjà entendu quelque chose du genre concernant leurs colonisés de l'autre côté de l'océan…

Quoiqu'il en soit, le paumé dont il est question ici est absolument attachant, d'autant plus lorsqu'on se le représente sous les traits d'Aznavour. (Je sais que j'ai pu chiâler précédemment sur cette pratique, mais bon, que voulez-vous, avec Aznavour, ça marche).

Eddie Lynn est pianiste au Harriet's Hut, un petit bar perdu dans Philadelphie, depuis trois ans. Trois ans qu'il s'y présente à tous les soirs pour trente dollars semaine. Il s'asseoit au piano et laisse aller ses doigts, histoire de fournir un fond sonore aux ouvrirers venus y dépenser leur paye. Trois ans qu'il est là et personne ne sait rien à son sujet, qu'il a été, entre autres, concertiste acclamé au Carneighe Hall. Il joue du piano, et même qu'il passe le balai après la fermeture, ne conteste rien, n'a pas d'opinion arrêtée, et discute très peu. Seulement, l'histoire prend une autre tournure alors que débarque au bar un homme ensanglanté et visiblement sonné par le coup qu'il a reçu à la tête. C'est Turley, un des deux frères d'Eddie, qui surgit après une absence de sept ans, et qui, sans aucun doute, a besoin d'aide. Cette visite rappelle à Eddie son passé trouble duquel il s'était tenu à distance depuis longtemps en se gardant de quelconque implication dans quoi que ce soit d'autre que le fait de jouer du piano.

Mais Turley est suivi, et malgré son refus catégorique de s'impliquer dans les affaires douteuses de son grand frère, Eddie réagit alors que les deux homme qui suivent Turley pénètrent dans le bar et jouent du coude pour arriver au piano où sont assis les deux hommes. Ainsi, Eddie se retrouve dans le bain et la première chose qu'on sait, c'est que le événement le mèneront plus tard à être agenouillé dans la neige à côté d'un cadavre, un couteau dans les mains.

Recherché par la police et par les deux hommes qui cherchent son frère (on n'apprendra la raison qu'à la fin du livre), Eddie trouvera malgré lui assistance en la peronne de Lena, serveuse au bar, à qui il n'avait encore jamais parlé.

Tirez sur le Pianiste! (encore une traduction douteuse des années cinquante, encore un maudit point d'exclamation) est un excellent roman noir ponctué au rythme du monologue intérieur et du passé triste et violent qui hante le personnage. Sans aucun doute, j'approfondirai ma connaissance de cet auteur. Et le film, je m'en vais le louer pas plus tard que ce soir.

Extrait :
« Eddie avait son habituel sourire, agréable et un peu absent; le regard fixe, il tirait de petite bouffées de sa cigarette. Son pardessus était déboutonné comme s'il était insensible au vent et à la neige. Les deux hommes le considéraient, attendant un mot, une réaction.
Feather finit par dire :
-- Bon, on va s'y prendre par l'autre bout. (il parlait d'un ton amical.) Écoute, Eddie, voilà ce qui se passe. On voudrait lui causer, c'est tout. On lui fera pas de mal.
-- À qui?
Feather fit claquer ses doigts.
-- Allez, te défile pas. On joue franco. Tu sais de qui on parle. De ton frangin Turley.
Eddie ne changea pas d'expression, il ne broncha pas. Mais en lui-même, il pensait « Ça y est! Ils savent que c'est ton frère. Te voilà dans la mélasse jusqu'au cou. Comment tu vas faire pour t'en tirer? »
Cependant, Feather poursuivait :
-- On voudrait l'emmener dans un coin peinard et discuter le coup. Toi, tout ce qu'on te demande, c'est de nous dire où il est.
-- Je peux pas, dit Eddie. J'en sais rien.
-- T'es sûr? Intervint Morris. T'essaies pas de le couvrir, par hasard?
-- Moi? (Eddie haussa les épaules.) C'est mon frère, et après? Je crache pas sur cinq cents dollars, j'suis pas cinglé à ce point-là. Vous me faites rigoler avec ces histoire de frère! Pour moi, un frère, ça n'existe pas.
-- Le v'là qui recommence, soupira Feather.
-- Un frère, une mère, un père, continua Eddie en haussant les épaules, ça rime à rien. C'est quelque chose qu'on prend ou qu'on laisse. Évidemment (il baissa un peu la voix), tout le monde pense pas pareil. »

(Originalement publié le 11 mai 2007)

Body, de Harry Crews






(Body, 1990) Gallimard, Folio, 1994, 306 p.

Définitivement, Harry Crews est un auteur qui me touche là où ça fait mal et de façon à ce que j'aie envie qu'il recommence.

Dans Body, nous retrouvons un personnage de La Malédiction du Gitan (voir article plus tôt), Russell « Muscle » Morgan qui se retrouve en tant qu'entraîneur au Cosmos, la plus prestigieuse compétition de culturisme au monde. Il y accompagne Shereel Dupont, la femme parfaite qu'il a parti de rien, qu'il sculpte depuis des années à grands coups de discipline et de privations. Seulement, Shereel Dupont avant de connaître Russell Muscle vivait en Georgie, avec sa famille, sous son nom original, Dorothy Turnipseed (graine de navet). Comme il est impossible de devenir championne du monde avec un nom pareil, Russell Muscle a tout simplement fait changer le nom, sans tenir compte qu'il existait tout un code d'honneur relatif à ce nom.

Mais voilà que la famille débarque au grand complet à la compétition, histoire d'encourager la petite. Ont fait le voyage en camion de la Georgie à Miami : Fonse Turnipseed, le père, Earnestine Turnipseed, la mère, Moteur et Turner Tunipseed, les deux frères, Earline Turnipseed, la soeur, et Harry Barnes, ou Tête de clou, ou Clou, ou Tête, c'est selon, le fiancé de Dorothy. Si seulement ces derniers avaient de la classe, le livre aurait probablement eu une cinquantaine de pages. Mais un personnage de Crews n'aurait aucun intérêt à être ordinaire, alors tout commence à se cochonner dès leur arrivée au Blue Flamingo, le plus prestigieux hôtel de Miami où se tient la compétition.

Fonse est un fumeur compulsif, Earline et Earnestine sont gigantesques, Moteur est excessivement poilu, et Clou est un alcoolique vétéran du Viet-nam désaxé qu'il ne faut surtout pas contrarier. Alors que Russell Muscle tente du mieux qu'il peut de faire garder le focus de la compétition à sa pouliche boostée, Earnestine tombera amoureuse de La Chauve-souris, un bodybuilder reconnu pour avoir le dos le plus spectaculaire du monde qui en quelque sorte est prisonnier de son corps. Billy, de son vrai nom, adore se gaver de sucre et de gras à un point tel qu'il est devenu maître gerbeur. Ainsi, il voit en l'imposante personne de Earline toute la liberté dont il pourrait rêver. Toute cette peau, tous ces plis sont autant d'expressions réalisées de ses privations qui durent depuis des années.

Un roman où se rencontrent les extrêmes de l'entretient corporel, dans une prose envoûtante et hilarante.

Extrait :
« Du lit, elle pouvait voir que tout dans le chambre avait forme de c--ur et que reignait le velours rouge vermillon. (…) Elle était contente d'avoir l'occasion d'habiter un espace pareil, qui ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait vu ou imaginé et qui, tout en l'enchantant, lui faisait peur aussi. C'était un nid pour mariés de fraîche date, et non seulement elle n'était pas mariée mais doutait-elle de sa fraîcheur. (…)
Elle traversa la chambre, entra dans le salon meublé, comme de bien entendu, avec des c--urs de toutes sortes. Dans un mimétisme inconscient et mue par un besoin de se rassurer, elle porta la main à son propre organe qu'elle sentit battre avec autant de précipitation que si elle avait grimpé les étages ou couru jusqu'à perdre haleine.

Il lui vint à l'esprit qu'aucune femme ne pouvait séjourner ici, au c--ur de cet hôtel, sans un homme, et cette pensée lui parut la plus affolante de toutes, car elle n'avait jamais eu de contact intime avec un mâle. Sa corpulence l'avait jusque-là préservée de toute étreinte mais elle n'en éprouvait pas d'amertume ni de ressentiment. Cela lui semblait juste et normal. Elle se savait jolie, mais grosse, très grosse. Ainsi, jamais main d'homme – main compagne de ses rêves nocturnes et de ses rêveries diurnes – n'avait parcouru les douces collines et les profonds vallons de sa généreuse géographie et – elle l'admettait bien volontiers, forte de son bon sens et de son acceptation des lois universelles de l'existence – palpé ses monstrueuses rondeurs, monstrueuses certes, mais qu'habillait la crème des peaux – couleur de lait entier, finesse du grain et souplesse. Quelle merveilleuse peau la nature lui avait accordée! Mais diable, en si grande quantité! »


(Originalement publié le 5 mai 2007)

Vivement dimanche! de Charles Williams






(The Long Saturday Night, 1962) Gallimard, Série Noire, 1963, 186 p.

D'abord, une clarification. L'édition de ce livre que j'ai en main date des années quatre-vingt. En couverture, une image de l'adaptation cinématographique par François Truffaut montrant Fanny Ardant et Jean-Louis Trintignant. Ok. Où est le problème? Le problème est dans le fait que Charles Williams est un auteur américain et qu'à cause de la photo de couverture, j'ai eu le sentiment tout le long que j'avais affaire à un polar français (pour ceux posent la question, oui, ça change quelque chose), sans compter que j'avais malgré moi à composer avec une image définie des personnages. Et si moi, j'avais envie de les voir autrement? Aucune chance ici, puisqu'il y a déjà trop d'information sur la seule couverture du livre. Tout ça pour dire qu'une image du film sur une couverture de livre n'est qu'un élément de marketing. Pour le reste, à mon avis, ça ne fait que créer un handicap à la lecture. Aurais-je envie de lire « Le Survenant » de Germaine Guèvremont que je me lancerais dans les librairies usagées dans le simple but de ne pas acheter la nouvelle édition avec Jean-Nicolas Verreault en couverture. Un handicap, que je disais.

Mais ce n'est pas tout. Ceux qui y portent attention auront remarqué que les titres de romans policier sont souvent ridicules. « Couche-la dans le muguet » de James Hadley Chase est un de mes favoris. « Sanglants Trophées », le dernier de C.J. Box, malgré son titre bidon, semble être un excellent livre. Parfois, le titre est bidon dès le départ, mais souvent, trop souvent, c'est la faute au traducteur ou à l'éditeur (« The Blade Itself » de Marcus Sakey traduit par « Désaxé ». Impardonnable. Et la liste est longue.) Ainsi, « Vivement dimanche! » avec son pathétique point d'exclamation (c'est un roman noir, merde) est la traduction de « The Long Saturday Night », un titre choisi par l'auteur pour la raison particulière qu'il est fidèle à l'histoire.

Après un samedi aussi mouvementé, impossible que John « Duke »Warren affirme quelque chose d'aussi vide que « Vivement dimanche! ». Pauvre John. Ça commence par le meurtre de Dan Roberts, un de ses locataires qui, tout comme lui ce matin là, se trouvait dans les planques réservées aux membres du club de chasse au canard de la petite ville de Carthage. Puisque Duke était la seule autre personne à être sur les lieux, pas étonnant que le détective Scanlon et Mulholland, son détestable bras droit, fassent tout pour porter les accusations contre lui. Ça se corse avec le meurtre violent de sa femme Frances, peu après qu'elle soit rentrée plus tôt que prévu d'un voyage aux raisons nébuleuses. Encore là, tous les indices font en sorte que Duke soit le suspect numéro un. Sous l'impulsion de la panique, il se lance dans une fuite et essaie de mener sa propre enquête dans ce samedi qui semble interminable où il découvrira que sa femme n'était pas totalement celle qu'il croyait. Heureusement qu'il a eu la chance d'engager, il y a quelques années, la magnifique Barbara Ryan comme secrétaire, probablement le personnage le plus intéressant du livre. Sans la clairvoyance et la collaboration de cette dernière, Duke aurait certainement sombré dans la folie.

C'est le premier livre de Charles Williams que je lis. Cet auteur semble être important dans la production noire amériacaine, connu notamment pour ses livres « Fantasia chez les Ploucs » et « Aux urnes, les Ploucs! » (encore des titres bidon…), où il dépeint avec humour et noirceur la vie de campagne dans le sud des Etats-Unis. Le livre dont il est question ici n'est absolument pas humoristique, mais montre un réel talent d'écriture efficace en plus d'une trame où la tension monte sans cesse à petits crans. Mon principal reproche est qu'on se perd un peu trop dans les suppositions, les alibis et les explications où l'on va loin dans les détails. On en vient à perdre le rythme de lecture et, pour tout dire, on s'en fout pas mal.

Sinon, c'est un livre très bien qui se lit en un rien de temps.

Et malgré mon chiâlage du début, je n'ai pas de misère à croire que le film est très bon.

Ah, une dernière plainte. Le traducteur a cru bon dire « rugby » au lieu de football (pas du footbeul, du football, l'auteur est américain, rappelez-vous). Or, dire qu'un tel a joué au rugby pour « les Chicago Bears », c'est pousser la note un peu fort. J'aime pas qu'on me prenne pour un con à ce point.


Extrait :
« Quarante minutes plus tard, le gravier crissa dans l'allée, derrière le mur, à l'autre bout du living-room. J'entendis la porte du garage claquer en se rabattant. Puis on la referma.
Le poids qui m'opressait était devenu si lourd que je pouvais à peine respirer. Sa clé tourna dans la serrure de la cuisine, qui s'éclaira, et j'entendis le claquement familier et magique de ses hauts talons qui se rapprochaient. Puis sa silhouette se dessina dans l'encadrement de la porte. Valise à la main et sac sous l'autre bras, elle tâtonna pour trouver l'interrupteur. La lumière jaillit.
-- Salut, dis-je. Bienvenue au foyer.
Elle sursauta. La valise tomba par terre, suivie du sac. Ses yeux lancèrent un éclair de colère.
-- Pourquoi es-tu assis dans l'obscurité? Tu m'as fait mourir de peur!
« Elle est très belle en colère » pensais-je… Elle l'est tout le temps, d'ailleurs. Elle portait un étroit tailleur sombre et un corsage blanc, mais elle n'avait pas son manteau. Peut-être l'avait-elle laissé dans la voiture; elle traînait son vison avec désinvolture, comme un vulgaire peignoir.
-- Si c'est ta façon de blaguer…
Comme je ne disais toujours rien, sa voix se fit hésitante.
-- Qu'est-ce qu'il y a?
-- Je veux savoir pourquoi tu t'es brusquement décidé à rentrer, répondis-je.
-- Ma foi, tu désirais que je rentre. Mais si c'est comme ça que tu le prends…
-- Je veux savoir pourquoi, répétais-je. »


(Originalement publié le 1er mai 2007)

L'histoire de Chicago May, de Nuala O'Faolain






(The Story of Chicago May, 2005) Sabine Wespieser Éditeur, 2006, 443 p.

C'est un peu par hasard que l'écrivaine Irlandaise Nuala O'Faolain a appris l'existence, au début du siècle dernier, d'une certaine May Duigan, jeune campagnarde irlandaise, mieux connue sous le nom de Chicago May par les autorités. Mue par un sentiment indescriptible, l'écrivaine se lance sur les traces de celle qui fut l'une des plus grandes criminelles de l'époque. Seulement, très peu de documents existent sur cette femme, mise à part sa propre autobiographie, « Chicago May, Son Histoire » dont l'une des seules copies disponibles se trouve dans une bibliothèque de New York. O'Faolain fera le voyage outremer pour en faire la lecture, sans trop savoir dans quoi elle s'embarque. Cette biographie se trouve à être plutôt factuelle qu'émotionnelle. L'époque préférait, dans les biographies de criminels, voir une succession d'évènements puis, à la fin, une morale pour montrer à quel point cette vie a été mauvaise.

C'est avec le désir de trouver des émotions à cette femme que Nuala O'Faolain s'est lancée dans l'entreprise de réécrire la vie de Chicago May, mais en s'interrogeant sur ce que la criminelle cache dans son autobiographie : l'amour, la peur, les confidences, et parfois même, la vérité.

Chicago May est partie d'Edenmore en Irlande rurale à l'âge de 19 ans après avoir volé toutes les économies de ses parents, qui accueillaient tout juste leur deuxième enfant. Elle s'embarqua pour les Etats-Unis avec pour seul atout son charme indéniable et une volonté de fer. Elle se retrouve rapidement dans les maisons de passe où elle arnaque ses clients en leur volant tout leur argent. De fil en aiguille, elle devient la redoutable Chicago May, une femme rusée, violente et crainte, qui se fait les dents dans les monde du crime avec une attitude presque naïve, inconséquente. Alors que les grandes villes naissent à peine, tout le monde en est à l'apprentissage.

« Du temps où elle vivait à Manhattan, les copains escrocs de May mettaient toute leur énergie à monter une arnaque et étaient relativement indifférents à la réussite du coup, c'est-à-dire au bénéfice. Ils négligeaient tellement d'effacer leurs traces qu'ils semblaient se moquer, au fond, d'être pris ou non. La passivité était-elle une sorte de désespoir? Les criminels, alors, n'étaient-ils pas tant anitsociaux que non socialisés ou socialement incompétents? J'ai toujours considéré comme normal qu'ils ne puissent pas comprendre les autres. »

C'est probablement des échos de ces négligences qui feront prendre May, son conjoint Eddie Guérin et leur acolyte lors du vol de la Banque de l'American express de Paris en 1903.

Le premier passage en prison de Chicago May n'a pas été des plus faciles. Emprisonnée au pénitencier de Montpellier pendant trois ans, elle découvre la solitude, étant totalement étrangère à la langue qui y est parlée. Guérin, lui, est emprisonné sur l'Île du Diable, d'où il réussira invraisemblablement à s'évader. Entre temps, May retourne pour la première fois voir sa famille. Je ne sais pas à quoi elle s'attendait, mais une femme reconnue comme étant l'une des plus grandes criminelles qui retourne voir sa famille qu'elle a volée et ce, dans un petit village pieux et religieux ne peut guère y rencontrer la sympathie.

Elle se retrouvera encore en prison pour tentative de meurtre (accompagnée de son amant Charley Smith) sur la personne de Guérin. Mais cette fois, c'est dans une prison anglaise qu'elle purgera ses dix années de détention. Être Irlandaise et emprisonnée en Angleterre avant l'indépendance ne devait pas être des plus évidents. Elle y adoptera une attitude solennelle et posée (en cour, elle s'est toujours présentée forte et souriante et la plupart du temps, la mieux habillée de toute l'assistance). Elle y fera la rencontre de la comtesse Markievicz, instigatrice et seule survivante de l'insurrection des Pâques sanglantes.

Les évènements se suivent, de maladie en nouveaux délits, parce que quelles que soient ses intentions, May n'a jamais rien fait d'autre que ce que bon lui semblait tout en se moquant de la justice. Comment pourrait-elle faire autrement? Elle revient à New York mais « ce qui avait été une métropole vertigineusement irresponsable et chaotique quand elle l'avait quittée en 1900 était désormais la plus grande ville de la nation en guerre, et une ville sur le point de tenter de se réformer grâce à la prohibition. » La voiture et le téléphone ont déplacé la prostitution hors des maisons closes et c'est une Chicago May vieillissante qui se retrouve sur le trottoir à faire ce qu'elle fait le mieux, exhiber sa beauté et arnaquer les « pigeons ».

Son salut lui vient par la personne d'August Vollmer, l'homme qui a probablement fait le plus évoluer la police moderne par une pensée clémente et compréhensive du comportement criminel. Plutôt que de ne voir aucun salut dans cette femme qui cumulait quante années de vie criminelle, il parvint à croire en elle, au point de lui suggérer d'écrire sa vie. Ce moment dut être difficile pour elle, d'être confrontée ainsi à la rétrospective de sa vie. Peut-être est-ce là une raison pour laquelle elle ne laisse paraître que très peu d'émotion.

Quand son vieil amant Charley Smith sort de prison, May est encore alitée à l'hôpital. Ils se retrouvent, vieillis, et reprennent leur amour où ils l'avaient laissé, maintenant sans l'encombre de la vie criminelle. Peut-être la première fois de sa vie que May aimera réellement. Ils décidèrent de se marier et,.comme dans un film, May décèdera le jour du mariage. Escroc jusqu'au bout, Charley Smith ne paiera jamais la note des funérailles.



En dépouillant la vie de cette criminelle mal connue, Nuala O'Faolain plonge aussi dans sa propre vie, dans ses souvenirs et dans les nombreuses comparaisons qu'elle peut émettre entre elle et Chicago May. Au fil de la lecture, nous voyons un auteur qui parle de son sujet avec de plus en plus de sensibilité. La recherche de l'inconnu qui mène à soi, rien de moins. Mais l'écrivaine est loin de louanger la vie de cette femme. Elle n'a fait qu'essayer de comprendre le mythe et la femme derrière le mythe. Une criminelle qui ne s'enrichit pas. Qui ne fait rien de tout ça pour l'argent. Qui ne fait qu'être, tout court, de la seule façon qu'elle connaît. « C'était une femme intéressée par ce qu'elle pouvait toucher sur le champ. Elle n'éprouvait aucun intérêt pour ce qu'elle pourrait toucher un jour. (…) Mais elle ne déplore pas l'échec de son projet car elle n'a jamais eu aucun projet. Elle a embrassé le hasard, la contingence, le chaos. »

« L'Histoire de Chicago May » est une grande recherche, un grand investissement, bourré d'informations pertinentes sur l'histoire, de photos et de témoignages. Un livre passionnant, et fort riste.

Je vous dis ça de même, mais le livre coûte à peu près cinquante piasses. Attendez qu'il sorte en poche. S'il sort un jour.


(Originalement publié le 24 avril 2007)

Le canard siffleur mexicain, de James Crumley






(The Mexican Tree Duck, 1993) Gallimard, Folio Policier, 1994, 387 p.



J'adore Crumley et sa nonchalance poétique, ses personnages paumés dont on ne peut plus se passer, ses situations impossibles et sa violence gratuite. Ça m'a tout l'air que Crumley est un écrivain libre, un vieux bourru qui a vécu et qui maintenant écrit ses histoires de vétérans du Viet-Nam, perdu dans un petit bled du Montana, accompagné très certainement d'un vieux chien, de sa femme et d'un verre de vin rouge. Ou d'un scotch. Peut-être a-t-il arrêté de boire, qui sait.

Le canard siffleur Mexicain est la deuxième aventure du privé C.W. Sughrue après Le Dernier Baiser. Alors que la première histoire relève davantage de l'enquête et de la road-story, cette seconde aventure ne met pas de temps à décoller et à nous montrer le héros armé jusqu'aux dents afin d'arriver à son but. Il fallait bien qu'il se retrouve avec comme client deux frères jumeaux propriétaires non seulement d'une animalerie, mais aussi de la plus grande collection d'artillerie militaire en Amérique du nord....

Le contrat avec les jumeaux mettra Sughrue à la rencontre de Norman l'Anormal, le chef d'un gang de motards pour qui Sughrue a travaillé quelques années auparavant, et Norman offrira à son ancien associé un contrat en toute apparence très simple: retrouver sa maman chérie afin quelle puisse assister à son mariage. Or, Norman l'Anormal a été abandonné à l'âge de six ans, et rien ne prouve que cette femme -- qui est Mexicaine -- soit sa mère. N'empêche, Sughrue monte dans le van VW modifié de Norman et pars à la recherche de la mère, sans savoir que cette même femme est recherchée, entre autres, par le FBI.

Cette histoire compte beaucoup trop de développements pour que je me lance plus loin, mais sachez seulement que tant que Crumley peut trouver à ses personnages l'artillerie nécessaire et juste assez (souvent trop) de coke pour rester éveillé tout le long de l'histoire, il peut absolument tout se passer.

Mais ne vous méprenez pas, Crumley offre beaucoup plus que des histoires de drogués fous d'artillerie. Cet homme a vécu, et on le ressent dans chacune des lignes qu'il écrit.

Extrait:
Hormis le fait qu'il avait l'air plus taré qu'il ne l'était, Norman semblait être le seul survivant d'un désastre génétique, un type constitué de pièces détachées provenant de personnes n'ayant absolument aucun rapport entre elles. ses cheveux raides et gras tombaient en une masse épaisse et noire autour d'un visage blafard tout en longueur aux yeux gris clair, barré d'une fine moustache, presque orientale. ses longs bras se terminaient sur des mains minuscules; ses jambes courtes tâchaient de supporter le torse d'un type baraqué monté sur des pieds si petits qu'un prince chinois les aurait adorés. Et puis, bien sûr, il y avait les yeux, fixant toujours avec un intérêt profond quelque quatrième dimension située juste au-dessus de vos épaules. Et l'odeur, un mélange d'urine rance, de dents gâtées, de marijuana, et probablement de pluie acide et de pourriture d'entrejambes, qui le poursuivait comme un mauvais karma.
Le rire de Norman s'acheva dans une terrible quinte de toux de défoncé. Il ramena un truc vivant de la carrière de sa gorge, qu'il envoya promener sur une des fenêtres latérales, et qui se figea parmi ses semblables, puis il indiqua du pouce l'arrière du bus, qui par la cabine donnait sur la baraque en rondins. "Allez, vieux, on va s'en rouler un."

(originalement publié le 19 avril 2007)

Le Facteur sonne toujours deux fois, de James M. Cain







(The Postman Always Rings Twice, 1934) Gallimard, Folio Policier, 1936, 152 p.

James M. Cain est, tout comme Dashiell Hammett et Raymond Chandler, un pilier du roman noir, La Hard Boiled School, caractéristique au début des années trente où, via les Pulp Magazines, le genre policier s'est vu redéfini par rapport aux romans d'énigme (les « Whodunit ») qui avaient la belle part à cette époque. Plus question maintenant de lire pour découvrir à la fin qui est l'auteur du crime, pour voir si le lecteur est assez intelligent pour avoir déjoué l'auteur. Les ambiances malsaines, psychologies tordues, déviances en tout genre et personnages peu recommandables prennent dorénavant le dessus, bien souvent au détriment de l'intrigue. Et Hollywood a le vent dans les voiles et s'empare du genre littéraire. Le film noir fera face à une production abondante, en plus d'être une influence majeure qui transcendera le genre.

Alors qu'Hammett et Chandler s'expriment par le biais de détectives (Sam Spade, Philip Marlowe, tous deux incarnés par Humphrey Bogart au cinéma), Cain se spécialise dans les histoires de femme fatale et d'individus qui courent à leur perte, motivés par l'argent, le sexe et la fuite. Cain a été travaillé toute sa vie à Hollywood et sans aucun doute, ses romans s'en ressentent.

« Le Facteur Sonne Toujours Deux Fois », adapté deux fois au cinéma, est un très court roman, je l'ai presque lu en totalité dans une salle d'attente, qui va droit au but et ne fait pas dans la dentelle. Tout ce qu'on y trouve y est pour servir l'histoire et rien d'autre. Frank Chambers est un chômeur de vingt quatre ans qui roule sa bosse à la grandeur du pays. Il s'arrête dans un café-station service opéré par Nick Papadakis et sa femme Cora et y restera pour travailler. Il tombe bien sûr amoureux de Cora et ils élaboreront un stratège pour se débarasser du « Grec graisseux » et fuir ensuite pour mieux vivre leur amour. Ils devront s'y prendre par deux fois. Peut-être est-ce là la raison du titre, parce qu'on ne trouve aucun facteur dans l'histoire.

J'ai eu davantage l'impression de lire un scénario de film qu'un roman. À mon goût personnel, la passion entre Frank et Cora arrive beaucoup trop vite, de même pour l'option de tuer le grec. Et l'auteur passe beaucoup trop de temps à décrire les magouilles légales qui font en sorte que les deux amoureux s'en sortent.

Puis une fois le livre refermé, je me suis rappelé que ce roman avait presque quatre-vingts ans, et qu'en soi, il comprte une bonne dose d'audace et de révolution. Le style d'écriture, du « Hemmingway épuré » dit-on dans une critique, était une avancée en littérature. Puis, malheureusement, ces scènes torrides que notre époque rend tout simplement banales. Le premier baiser où Cora implore Frank de la mordre, et qui s'en sort avec une lèvre enflée, bleue et marquée. La scène de baise après l'accident trafiqué, dans le sable, avec le grec mort qui gît dans la voiture, le crâne défoncé. En fait, ce ne sont pas tant des scènes décrite, mais plutôt suggérées. En 1934, c'était bien assez. Maintenant, on pourrait tout décrire, tout montrer et ça n'impressionnerait personne.

Somme toute, il s'agit-là d'une belle histoire d'amour entre deux personnes complexes et indécises qui se font rattraper par le destin. Mon principal reproche à moi-même est peut-être d'avoir vu ou lu des histoires semblables auparavant, et d'avoir oublié que celle-ci est la mère de toutes les autres.

Extrait :

(…) Dieu se moque de nous, maintenant.
-- Je m'en fous. Moquons-nous de lui, nous aussi. Il a mis un « sens interdit » sur notre route, et nous sommes passés quand même. Et alors? Est-ce qu'on a loupé le coup?… Foutre non! On est sorti de là propres comme un sou, et avec dix mille balles pour avoir fait le boulot. Tu crois que Dieu nous a baisés au front?… Moi je dis que c'est le diable qui a couché avec nous! Et crois-moi, mon petit, il a trouvé ça rudement bon!
(…)
Je lui ai arraché ses vêtements. Elle s'est tournée un peu pour qu'ils glissent mieux. Puis, ils sont tombés, elle a fermé les yeux et elle est restée étendue la tête sur l'oreiller. Ses cheveux roulaient sur ses épaules, en boucles pareilles à des serpents. Ses yeux étaient sombres et ses seins n'étaient pas durcis, les pointes dressées vers moi, mais tout doux, et leurs bouts étaient en deux larges taches roses. Elle semblait être l'ancêtre de toutes les putains du monde. Le diable en eut pour son argent, cette nuit-là.


(Originalement publié le 5 avril 2007)

Les compagnons de la grappe, de John Fante







(Brotherhood of the Grape, 1977), 10/18, 1988, 248 p.

Pour ceux qui ne seraient pas au courant, John Fante est un remède, un baume sur vos plaies, de la mayonnaise dans votre sandwich au poulet. Chaque fois que je lis un livre un peu éprouvant, je lis Fante juste après et je me rappelle c'est quoi la vie. Après celui-ci, il ne m'en reste qu'un seul à lire. Après, je vais recommencer.

Entièrement autobiographique, l'oeuvre de Fante repose sur les aventures de deux différents alter egos, Arturo Bandini et Henry Molise, sur presque l'étendue de leur vie. Mais plus encore que les simples aventures d'un homme, c'est la famille au complet qui débarque et prend toute la place. La famille, et surtout son patriarche, qu'il se nomme Svevo Bandini ou bien Nicolas Molise.

La paternité hante chacun des livres de Fante comme un fantôme fatigant. Et les principaux intéressés essaient de s'en sauver et croient dur comme fer qu'ils pourront y arriver. Le père Molise est maçon, vit pour les pierres et par le travail assidû. La ville de San Elmo, il l'a bâtie de ses propres mains et se voit au travers de son oeuvre immortelle. Dans toutes ces pierres et ces briques posées, c'est lui-même qui survit, inébranlable, inaltérable. Le père Molise ne voulait pas d'enfants. Il voulait des maçons. Molise et fils. Le père Molise a eu une fille, un banquier, un joueur de baseball déchu et un écrivain. Aussi bien noyer tout ça dans le vin.

La paternité ne sied pas plus à Molise fils. « J'étais moi-même père. Je ne voulais pas de ce rôle. Je voulais retrouver l'époque oùj'avais été tout petit, où mon père, ce colosse bruyant, avait occupé la maison. Au diable la paternité. Je n'étais pas fait pour ça. J'étais fait pour être fils. » Peut-être est-ce à cause de ce mauvais modèle de père qu'il refuse de s'y plier. Un père qui déteste ses enfants, les méprise, qui ignore sa femme et qui passe son temps au Café Roma avec ses amis piliers de taverne. Pas un mauvais père pour autant. Seulement un vieil italien grincheux, dictateur, ivrogne et infidèle. « Personne ne l'agaçait impunément. Il détestait presque tout, surtout son épouse, ses enfants, ses voisins, son église, son prêtre, sa ville, son État, son pays et celui d'où il avait émigré. Il se contrefichait aussi du monde, du soleil et des étoiles, du paradis et de l'enfer. Mais il aimait les femmes. »

Comme dans presque chacune des histoires, le fils commence par le détester et lui souhaiter le pire. Ce père est une plaie dont il est impossible de tirer quelque reconnaissance. « Qui donc m'avait mis des oeillères, qui m'avait écarté des livres, qui les ignorait et les méprisait? Mon paternel. Son ignorance crasse, la vie abrutissante sous son toit, ses beuglantes, ses menaces, sa cupidité, sa violence, sa passion pour le jeu. Les Noëls sans le sou. Un costume pour l'examen final au Lycée. Et des dettes, des dettes sans fin. Nous avons cessé de nous parler. Un jour nous nous sommes croisés alors que nous traversions la voie de chemin de fer. Il a encore fait quelques pas, puis il s'est figé et mis à rire. Je me suis retourné. Il me montrait du doigt en rigolant. Il faisait semblant de lire un livre et il riait. Mais il n'y avait aucune joie dans son rire. Seulement de la rage, de la déception et du mépris. »

Puis le miroir prend place en même temps que la sensibilité de l'écrivain s'aiguise. Cet homme-là, celui qui l'a mis au monde, qui l'a élevé à sa manière, brutale, mais à sa manière quand même, lui ressemble étrangement. On dira ce qu'on voudra, mais ça reste quand même son père. « Comment un homme peut-il vivre sans son père? Comment peut-il se réveiller et se dire : Mon père a disparu à tout jamais? »

Chaque fois, c'est le même combat qui recommence. Les personne que l'on déteste sont souvent plus proches de nous que celles que nous aimons. La haine est un sentiment rare et exclusif et c'est pas n'importe qui qui peut en bénificier.

Les romans de Fante sont comme ça. Simples, directs, attachants, à fleur de peau. Ils vous mettent en face de ces problèmes de la vie qui ne se règlent jamais, avec lesquels il vaut mieux apprendre à vivre et faire des concessions.

« Les compagnons de la Grappe » se situe à la fin du cycle de Molise/Bandini. Lisez celui-là ou un autre, ça ne gâchera pas votre plaisir. Mais lisez-en un. Vous verrez bien ce que je voulais dire.


(Originalement publié le 4 avril 2007)

La malédiction du Gitan, de Harry Crews







(The Gypsy's Curse, 1974), Gallimard, Folio Policier, 274 p., 1993.



J'avais le sentiment que je me plairais avec Harry Crews, et j'avais bien vu.

Celui-ci, choisi au hasard, raconte l'histoire de Marvin Molar, un cul de jatte culturiste muet de naissance et sourd par accident, qui vit au Fireman's Gym avec Al Molarski -- un homme fort de soixante-douze ans qui a recueilli Marvin au seuil de sa porte alors qu'il était bébé -- accompagné de deux étranges débiles attanchants nommés Leroy, le batailleur de ferme, et Pete, le vieux boxer nègre qui parle tout seul.

Ce qui est beau de Marvin, c'est qu'il peut se tenir en équilibre sur un doigt (son bon doigt) et pivoter sur lui-même.

Ce qui est moins beau, c'est que Marvin a reçu la malédiction du gitan, genre "trouve un con à ta grandeur et tu ne pourra jamais t'en séparer" et c'est là qu'entre en scène Hester, le seul personnage de l'histoire qui n'a pas été "oublié le jour de la distribution" ou qui n'est pas un peu débile. Elle va débarquer au Gym pour y habiter et faire un bordel pas possible et c'est là qu'on voit ce que des hommes peuvent faire d'imbécile pour impressionner une femme.

Et qu'est-ce que vous pensez, ça dérape.

Marvin est ici le narrateur, et par conséquent, chaque dialogue de ce livre est en langage des signes ou bien lu sur les lèvres. Prenez un instant pour vous imaginer un cul-de-jatte sur-musclé qui parle en signe. Voyez. C'est une dynamique de dialogue que je n'avais jamais rencontrée ailleurs et l'effet est gagnant.

Crews a créé un climat de groupe des plus étrange et attachant malgré l'apparent freak-show, et son personnage principal, le plus mal-foutu de la troupe mais le seul qui ait toute sa tête, n'a aucun tabou, et étant donné sa condition, on lui pardonne tout et on en fait vite un allié. Et on est content qu'il puisse se taper une femme top classe, même s'il est éclopé. Si seulement Hester n'avait pas de si belles jambes, de si beau genoux. Et si peu de jugement. Pauvre Marvin.

Dans la grande tradition des histoires de femme fatale, avec un petit quelque chose de dérangeant. Plaira très certainement aux fans de Palahniuk, de Bukowski, et d'haltérophilie.

Extrait:
Elle est restée assise durant tout le repas, les yeux dans son assiette, passant quelque chose quand quelqu'un le demandait, répondant quand on lui parlait, et tout le temps à me lancer des petits regards timides par en-dessous.
Moi ça me faisait triquer prodigieusement. De la voir matée comme ça, j'avais un gourdin fallait voir, de la brique. J'ai profité d'un moment où Al regardait ailleurs pour lever la main et dire:"J'ai une trique c'est de la brique." (...) "J'en peux plus."
Là elle a rejeté la tête en arrière, sa belle gorge déployée en arc sous la lumière. Sa bouche pulpeuse s'est ouverte subitement, et dans la table j'ai senti les vibrations de son rire. Quand elle m'a regardé de nouveau, sa bouche était humide et plus lourde que jamais, ses yeux brillants et noirs comme des olives mouillées.
"J'en peux plus" j'ai répété.
"T'en fais pas. Moi je peux." Et là elle a fait un petit truc salé avec le bout de sa langue. "Je peux tout prendre, tout ce que tu pourras me donner."

Je sais pas ce qui me retenait de donner des coups de tête dans la table. Pete était le seul à avoir suivi notre échange et le mouvement de nos doigts. Évidemment, il pouvait rien comprendre, mais je savais qu'il avait suivi ça de près. Il a fait une moue et s'est mis à se mordre l'intérieur de la joue, lent et circonspect, comme quelqu'un fait des fois en suçant une allumette. Et puis il s'est levé de table et est parti."

(Originalement publié le 30 mars 2007)

Rage Noire, de Jim Thompson






Je n'avais lu de Thompson que 1275 âmes, qui quoiqu'excellent, n'est pas représentatif de son oeuvre, je crois. Le ton de Rage Noire est à mon avis plus fidèle à ce qui a pu le distinguer comme auteur phare, dans le genre.

Allen Smith est un jeune noir de dix-huit ans, né d'une mère prostituée blanche. Allen ne tarde pas à s'auto-proclâmer Fils de Pute de Première Classe et de ce fait, déteste chaque personne qui compose son entourage. Détester reste cependant un bien faible mot. Allen est habité d'une rage qui, bien qu'elle semble contrôlée (il est un jeune beaucoup plus intelligent que la moyenne) se met à sortir, une fois le plan élaboré, sous des formes d'une violence inouïe et fort malsaine.

Noirs, blancs, bourgeois, militants, figures d'autorité diverses, Allen Smith s'en prend à tous selon des stratagèmes ingénieux. Prétextant qu'il "remplace Dieu, le temps qu'il retrouve toute sa tête", il inflige et corrige la bêtise qui l'entoure en les charmant tous, pour les monter ensuite les uns contre les autres. Non pas qu'il n'ait rien à se reprocher lui-même, même qu'il conscent être le pire de tous. Mais étant un fils noir de pute blanche, c'est tout comme s'il bénéficiait de l'amnistie. Étant au bas de l'échelle, étant lui-même la pire bassesse qui puisse exister, il va de soi qu'il redistribue sa haine sans trop de remords.

Et si tout prenait naissance ailleurs? Si la cause de toute cette histoire, c'était qu'Allen Smith était incapable de bander? Incapable de bander, hormis en présence de sa mère? Parce que oui, Allen Smith se voit infliger depuis sa jeunesse (il a pour ainsi dire été sevré au clitoris de sa mère jeune et écervelée) le fardeau de satisfaire sa mère Mary, mère de Dieu, pute spécialiste en Afro-Américain.

Ce n'est qu'une des possibilités.

Rage Noire est un livre dur, horrible et vulgaire. Certainement pas recommandable mais combien fascinant. Je ne sais pas si tout l'oeuvre de Thompson va aussi loin (j'en ai bien peur), mais j'ai l'impression que je n'en suis pas à mes derniers frissons de dédain avec cet homme.

Prenez le risque, si ça vous dit, mais ne tenez pas compte de la quatrième de couverture, probablement le résumé le plus mal écrit de toute mon histoire de lecteur. Surprenant, de la part de Rivages/Noir.

Quelques extraits:

"-- Pour qui tu te prends, mec?
-- Pour Dieu, j'ai dit, je tiens sa boutique, le temps qu'il retrouve toute sa tête.
-- Me cherche pas, Al.
-- Tu veux dire que t'as rien remarqué? j'ai dit. Tu crois vraiment qu'il est en possession de toutes ses facultés, ces temps-ci?"

"Je ne te pisserai pas au cul même si t'avais le feu aux tripes."

"J'ai pris la direction d'East Village, le plus pouilleux des quartiers de New York (...). Plus pouilleux même qu'Harlem, je crois bien, dans un certain sens. L'héroïne, c'est une sucrerie pour les gosses, là-bas. On s'y éclate la tête aux amphéts, qui te plient de rire en quatre pendant que tes neurones explosent, l'un derrière l'autre. On y boit du soit-disant vin -- quelque chose comme de l'encre en suspension dans un alcool dénaturé -- si frelaté que, quand les petits gars de la morgue te dépiautent les boyaux, ils y trouvent des taches violettes. Et quand t'as envie de tringler ta môme, tu tires ta crampe recta, là où t'es, sans façon: dans un porte cochère, dans un ruisseau, où ça tombe.
Et, une fois soulagé, tu peux avoir la fantasisie de lui fracasser la tête contre une brique, ou vice-versa. Qu'est-ce qui t'en empêche?"

"Nous avions touché au port, à notre petit enfer intime, dont nul ange n'ose passer le seuil et, bientôt, ils obtiendraient ce pour quoi leurs coeurs languissaient: une titillation éternelle du trou de balle, une tourduculation illimitée."

"Une fois -- nous avions tous les deux bu plus que de raison -- elle m'a confié qu'elle était la Vierge Marie et que son fils était Jésus-Christ.
-- C'est pour cette raison que je le garde pur, immaculé, m'a-t-elle déclaré sans sourciller. C'est pour cette raison qu'il lui faut souffrir, car seules ses souffrances pourront rédimer l'espèce humaine!"

(Originalement publié le 28 mars 2007)

Les chicks sont jazz

les chicks sont jazz à soir
et jasent entre elles
quand je vais me chercher à boire
jasent qu'elles ont eu toutes
ou presque toutes
la même histoire
parlent de moi faut croire

les chicks sont jazz à soir
et pris entre elles je groove
un breakdance de la mort
je glisse
je spinne
j'ai un peu chaud
je reste beau
je ne suis pas une salope

les chicks sont jazz à soir
et y'a pas de malaise
et je souris de les voir
se découvrir
de les voir
s'apprendre à se connaître
de les voir
si belles si franches et cool et smooth
juste assez hippies

je les prend dans mes bras
à les tordre de rire
je les prend dans mes bras
à les mordre
au pire

les chicks sont jazz à soir
et puis même encore plus dans le noir
elles sentent toutes bonnes
pas deux pareilles
elles sont toutes comme
des petits soleils
j'en demande pas plus
j'aimerais juste
pas être pogné
pour griller en habitant

les chicks sont jazz à soir
et le seront demain aussi
c'est certain
on se fait pas chier les filles
on continue à danser
je pars cinq minutes
gardez ma place les filles
faut que j'aille pisser

Michel-Olivier Gasse © 2006

L'autobus de l'espace

"Dire que j'ai failli le gifler…Ah, mais pourquoi me suis-je retenu, pourquoi est-ce que je me retiens toujours…?!!"
-- Philippe Djian

"Je parle du vaisseau. Comme c'est un nouveau modèle, je me suis dit que quelque chose pouvait clocher à bord."
- Isaac Asimov



Un bon quarante-cinq minutes. Quarante-cinq minutes en temps normal, en fait, parce que des fois, ça peut être pire. Il s'agit de manquer un métro de justesse et on étire déjà plus. Sans trop savoir pourquoi, après avoir couru comme un défoncé pour ne pas le rater, il reste là, les portes ouvertes, et il attend. On reprend alors notre souffle et on se trouve con d'avoir couru pour rien, et là on perd encore du temps. On prend du temps. Peut-être au fond ne s'agit-il que de trente secondes qui en ont l'air de quelques centaines, mais quand on se met à penser à toutes les conséquences que peut occasionner un retard, aussi léger soit-il, les secondes sont grosses comme la bouche du métro. Et on plonge dans le temps ralenti, impuissants et soumis.

Enfin, quanrante-cinq bonnes grosses minutes pour me rendre de chez nous à la job par le transport en commun, quarante-cinq minutes quand il n'y a pas de bloquage de circulation, quand il n'y a pas un chien fraîchement écrasé sur Christophe-Colomb, quand il n'y a pas une trentaine de mioches avec leurs accompagnateurs qui viennent foutre le bordel, quand il n'y a pas une tempête, une journée sans auto ou une parade de la communauté montréalo-hindoue sur St-Hubert. Autobus 18 sur Beaubien coin 29ième avenue en face du restaurant Mirasol jusqu'au métro Beaubien. Ligne orange direction Côte-Vertu jusqu'à Berri-UQUAM. En revenant, c'est le contraire.

Je pourrais prendre mon vélo, je l'ai déjà fait. Mais d'abord, être tout juteux avant même de commencer un quart de travail, c'est pas dans mes valeurs, et puis, je suis pas encore arrivé à lire en pédalant. Sans le transport en commun, je ne lirais pratiquement pas. C'est le seul moment dans ma vie où je ne peux rien faire d'autre, à part regarder les filles, mais ce sont là deux activités facilement jumelables. Il est loin, le temps où je m'imposais des périodes de lecture. C'est peut-être ça, vieillir. Quand la vie prend le dessus. Quand la lessive devient plus importante que Camus. Quand la télé semble délicieuse après une dure journée. Et le programme de lecture, lui, il en prend un coup. Lire dans un contexte rempli de distractions sous-entend des lectures plus légères. Alors Céline, Melville, Miller, Faulkner, Roth et Rushdie perdent encore leur tour au profit de ceux qui ont eu la décence d'écrire des livres dont on peut voir le bout en moins de deux semaines à temps partiel.


À la limite, j'aime bien que la route soit longue sur le chemin du retour, ça permet de lire plus longtemps, dans la mesure où la journée n'a pas laissé trop de séquels. Je suis à mi-chemin dans la file pour l'autobus au métro Beaubien, en plein dans le rush de neuf heures du soir. Tout le monde fuit le centre-ville vers la périphérie. Le petit papier de transfert dans mon livre, je suis assis sur le trottoir et mes yeux sont rivés au texte. Je me lève sans y déroger alors que le véhicule se pointe. J'avance lentement, dans la file et dans l'histoire, et ne reviens à la vie qu'une fois devant la porte. Y'a de la musique latino qui joue. Des ballons et un petit plat de bonbons à côté de la boîte à tickets avec une inscription « Fiesta Latino Bonbons gratuits ». Le chauffeur chante approximativement l'insupportable ligne de trompettes et salue chaleureusement d'une voix exagérée chacun des voyageurs en lui rappelant les bonbons. En avançant dans l'allée, je remarque les visages perplexes. Le chauffeur est de bonne humeur et les voyageurs hésitent à se laisser aller à ce bonheur suspect. C'est pas normal. Certains sourient, d'autres tentent en vain de faire comme si de rien n'était, mais allez essayer d'ignorer la musique, pour voir. Je me dirige vers le fond, pas tant pour fuir le bonheur gratuit que pour mieux lire en paix. La file est plutôt dense, les sièges se remplissent vite. Je réussis à m'asseoir et la place à ma droite est la dernière à être prise. Je regarde autour, la moitié des gens suçottent un bonbon. Merde, c'est là que je regrette de ne pas avoir pigé dans le bol. Certains ont des menthes rouges et blanches - le classique - mais je remarque aussi des modèles plus classe, genre fudge ou caramel. J'aurais bien pris un caramel. Et je le remarque, lui, qui s'asseoit à ma droite.

- Heille salut. T'arrives-tu de la job?

- Ah, salut. Ben oui.

- C'est drôle, je t'ai pas vu dans la file tantôt.

- Ben coudonc.

Je ne sais pas son nom. Tout ce que je sais - en fait, tout ce qu'on a de commun - c'est l'employeur et notre jour d'arrivée au magasin. On nous a fait faire ensemble le tour de la place, les présentations, les explications. Son nom est parti en même temps que la poignée de main initiale. Je n'ai aucune idée de son nom. Ça fait un an. Il travaille aux vidéos et son uniforme est rempli, mais rempli de macarons promotionnels. Il doit trouver ça cool d'avoir un macaron de Scooby-Doo sur l'épaule. Des petits détails comme ça qui me rendent accessoire le fait de savoir son nom. Dans ses mains, un livre d'Asimov, genre le tome 43 d'une de ses 32 séries. Il va peut-être se mettre à lire et me foutre la paix, mais je remarque le signet qui n'a pas franchi cinquante pages, ce qui veux dire qu'il n'est pas tout à fait dedans encore. Il va peut-être préférer me parler. Moi je suis à la moitié de mon livre, ça me coûte de mettre une pause à l'histoire. Je reste sur mes gardes et ne me fais pas d'attentes. À part quelques exceptions, comme le Fucking Thériault, mes expériences avec des lecteurs de science-fiction se sont rarement révélées concluantes. Il pourrait se transformer en monstre, on sait pas. Vous pouvez voir là une sorte de racisme, si vous forcez un peu. Ça m'est égal. Puis merde, on dirait qu'il a mauvaise haleine.

- Qu'est-ce que tu lis? me demande-t-il d'entrée de jeu.

- Philippe Djian, que je lui répond sans trop d'enthousiasme. Je SAIS pertinemment que ça ne l'intéresse pas. Et surtout, JE SAIS QU'IL ME POSE LA QUESTION POUR QUE JE LA LUI RENVOIE. Mais ça ne se passera pas. (…) « Toi, tu lis Asimov ? »

Ah, le con.

- Ouais ouais ouais, c'est la série des robots, tu connais-tu ça?

- Ben là, je suis libraire…

- Mais t'en as-tu déjà lu?

- J'aime pas vraiment ça, la SF. J'en ai lu un de lui, une fois, ça fait longtemps. Mais j'aime pas ça, la Science-fiction.

- OH YEAH! LE PROCHAIN ARRÊT, LÀ, ÇA VA ÊTRE CHRISTOOOPHE-COLOMB! lance le chauffeur-bonheur. Même assis dans le fond et avec la musique, on peut l'entendre faire ses calls.

- Te rappelles-tu lequel?

- Bah, un des Fondation, là, genre Fondation Foudroyée…

- Ah ben là, qu'il me lance comme s'il avait trouvé la solution à mon problème, j'imagine ben que t'as pas aimé ça, y faut que tu commences au début de la série! Regarde, je vas te les nommer dans l'ordre.

Il a fait ça pour le cycle Fondation, pour le cycle des Robots, puis il m'a nommé les recueils de nouvelles et les livres à part en me disant régulièrement des lignes du genre « Y faudrait que tu commences par celui-là » ou encore « Lui, t'aimerais ça ». Il me disait des choses comme ça. Plus on s'enfonçait, plus je songeais au fait que j'avais affaire à un vrai Nerd, avec tout ce que ça peut compter de préjugés longs comme le bras. Pas de place pour la pitié ou la compréhension ici, j'étais avec un putain de Nerd qui parle fort et qui veut rien entendre. Un gars qui trouve ça cool d'avoir un macaron de Scooby-Doo sur l'épaule, et qui en parle à ses amis. Peut-être même sur internet. Un gars qui couche dehors pour être certain de voir le nouveau Star Wars avant tout le monde. Un gars qui, devant son miroir le matin, se peigne comme ça pour de vrai et n'y voit vraiment aucun problème. Pendant ce temps-là, mon livre restait ouvert sur mes cuisses et mes yeux s'y rivaient à chaque temps mort pour souffler un peu et me détourner de l'haleine fade.

- PA-PA-PA-PIIIIII-NO! LATIIIII-NO!

Toute sa tentative de conversion était entrecoupée de commentaires accessoires sur quoi que ce soit pouvant lui passer sous les yeux. L'autobus s'arrêtait à un feu rouge et on pouvait voir une pancarte électorale à la hauteur de la fenêtre et il se lançait.

- Han, ok, y sont intellingents d'avoir mis ça à la hauteur de la fenêtre de l'autobus, mais y'ont pas pensé que ceux qui sont assis en face de nous autres, y sont dos à la pancarte, fait qu'ils peuvent pas la voir.

Je m'enfonçais encore plus dans mon livre.

- ON ARRIVE À IBERVILLE, Y'A DU MONDE À' MESSE!!!!

Il y avait foule au Parc Molson.

- Voyons donc, c'est quoi qui se passe là?

- On est le 23 juin au soir. Ça c'est un parc municipal, pis y'a de la musique. C'est la Saint-Jean-Baptiste, dans toutte les parcs de toutte le Québec.

- Je trouve ça con, la Saint-Jean.

Avec ses amis Nerds, il aurait surement pu en parler longtemps que c'est con, la Saint-Jean. Ils en auraient parlé fort et avec une voix enthousiaste qui ferait fuir les non-initiés. Mais il n'en parlerait pas avec moi. Même s'il venait toucher des valeurs fondamentales, je savais pertinemment qu'argumenter avec lui était du temps perdu. Ça me plaisait en fait, que ce gars-là ait des opinions totalement différentes des miennes. J'étais certain qu'il ne serait jamais dans ma gang.

- Excusez-moi, je vous entendais parler d'Asimov, mais avez-vous lu le cycle de Dune?

Ah non c'est pas vrai. Non non non. Non! Je ne me taperai pas un sandwich entre deux futuristes, c'est pas vrai.

« Oui oui, j'allais y venir. » Il s'adresse à moi et ajoute « Peut-être même que t'aimerais mieux ça qu'Asimov, parce qu'on dira ce qu'on voudra, mais Asimov écrit pas super bien. Mais Dune, par exemple. » Il regarde la fille à ma gauche à qui il a envoyé un fumet d'haleine. Je suis pris dans le warp zone. « Peut-être pas la Genèse pis toutte, là, mais le noyau de la série, ça c'est sûr. »

Puis j'y pense, je me dis que je pourrais changer de place avec elle, les laisser parler de robots et de vaisseau spatial et continuer à lire mon livre et ne pas en décrocher sous aucun prétexte jusqu'à mon arrêt. De la vraie lecture profonde. De la lecture de survie. J'allais le proposer quand la fille a répondu que « Oui, c'est super bon. » Pas de substance. Mauvaise réponse. Luke Skywalker pour les pauvres à ma droite l'a gratifiée d'un sourire poli et diplomate signifiant clairement la fin de leur entretient. Elle avait été détectée. C'était une androïde. Une poseur. Ok, elle avait peut-être lu Dune et Asimov, mais elle a sûrement entrecoupé ça genre du Journal de Bridget Jones ou d'un Paulo Coelho. Une fille, quoi. Lui n'en a rien à foutre de ce genre de lecteurs-là. Il veut des disciples. Il a le viseur pour détecter les bons et la puissance pour enrayer les charlatans. Dans le monde de la littérature réaliste, personne n'a de pouvoirs spéciaux dans le genre. J'étais grand perdant, j'aurais bien aimé le lasérifier, ou quelque chose comme ça. J'étais misérable, comme tous mes auteurs, comme Djian, là, dans mes mains, seul dans son salon, un scotch aux lèvres, sans inspiration et sans baise depuis des mois.

- POUR CEUX-LÀ QUE ÇA INTÉRESSE, ON EST RENDUS À ST-MICHEL!

Pire que tout, le congédiement en douce qu'il venait d'opérer signifiait non seulement qu'il avait plus de pouvoir que moi, mais en quelque sorte, qu'il me prenait comme « élu ».

- Ça parle de quoi, ton livre?

J'ai fait un peu exprès, pour être sûr de marquer une frontière entre nos deux genres. Détachement et misérabilisme, là étaient mes seuls pouvoirs.

- Ben, c'est un gars que sa femme est morte, un écrivain, pis y'a pus d'inspiration, pis y fait pas grand chose, y baise pus, c'est là que je suis rendu.

Je voulais être certain qu'il n'ait jamais envie d'en lire. Et je sais que Djian était de mon côté. Peut-être même qu'il se serait choqué, qu'il aurait fait une scène de Français pas endurable, pas sortable. Oh oui, il l'aurait planté solide. Moi, j'étais encore qu'un apprenti.

- Est-ce que t'écris, toi?

- (…) ben, euh, oui…

- Pis c'est quoi, ce que t'écris?

J'ai levé mon livre en exemple, « Des affaires comme celles que je lis, je sais pas, des observations, le vrai monde, le plus possible. J'ai de la misère à inventer des histoires » Il a hoché la tête. Comme s'il comprenait. Il catchait peut-être quelque chose, mais pour ce qui était de comprendre, j'en doute. Et là je me disais Ben quoi, est-ce que je vais vraiment lui balancer la sauce? Est-ce que je vais m'ouvrir à lui sous prétexte qu'enfin, quelqu'un me parle d'écriture? De mon écriture? Naann. Y'a une attrape certain.

- Est-ce que t'écris un roman?

Pourquoi est-ce qu'il me posait ces questions-là, merde? Depuis le temps que je garde tout ça pour moi, que je n'en parle à personne sauf si on me tord le bras et là je suis pris avec le Capitaine Kirk qui me fais une clé de bras avec un laser sous la gorge. Pourquoi me prend-t-il par les sentiments? Je sais très bien qu'encore une fois, c'est une question miroir, lui-même doit avoir un projet de roman historico-galactique et ne peut attendre de m'en parler. Mais la question. Il a posé LA question. Peu importe l'intention, ses mots sont les mêmes que ceux d'une personne réellement intéressée. C'est la première fois qu'on m'en parle, hors de mon cercle d'amis. Je suis baisé. Je flanche.

- Ouins. Un genre d'histoire en cours, là… Une fille qui se fait avorter pis un gars qui lui tient compagnie…

Attention mon gars, tu deviens émotif.

- Ah hum. Moi c'est encore juste un projet. Mais ça fait deux ans que j'y pense.

Je le savais. J'arrête de penser à moi, un peu soulagé.

- Si t'écris rien, y se passera rien. J'ai pas ben ben d'expérience, mais j'ai appris que si tu te pognes le cul, ben t'apprends à connaître ton cul. Si tu te mets devant ton ordi pis que tu te provoques, y'a pas le choix de se passer quelque chose un moment donné.

- Je l'sais, mais c'est ben complexe. C'est une histoire qui se passe dans un autre monde, sur quatre cents ans et qui touche vraiment à toutes les strates de la société. Du paysan jusqu'au Roi. Mais on se rend compte que le Roi, c'est pas vraiment lui qui a le pouvoir, que c'est les guerriers qui dealent les affaires, qui vont conquérir les autres, pis qui font des crosses. Y'a full de corruption, c'est un peu une satire du monde dans lequel on vit.

Je veux Alain Stanké qui sort de nulle part en pointant les caméras, me disant que tout ça n'est qu'une blague.

- T'intéresses-tu un peu à la politique?

Je lui répond par les yeux. Juste les yeux.

- Mais plus ça va, plus je le pense en film. Y'a pas de bons films de SF au Québec. Y'a juste des espèces de comédies dramatiques. Genre Gaz Bar Blues.

Encore, les yeux.

- Quoi? Tu l'as aimé, je gage, ce film-là?

- Pas mal, ouins.

- Moi j'ai trouvé ça vraiment cheesy. Je suis tanné qu'au Québec, ça soit tout le temps nombriliste pis misérable. On dirait qu'y sont pas capables de voir plus loin que leur bédaine. Les Québécois y pensent juste à eux autres, comme si y'avait pas d'autres problèmes dans le monde.

Espèce de citoyen du monde à la con, que je me dis. À force de lire des histoires sur des prototypes de sociétés idéales, tu t'oublies, mon gars. T'oublies que toi aussi t'es Québécois. T'oublies qu'avant de changer le monde, faudrait au moins que t'arrêtes de faire peur aux autres quand tu leur parles. T'oublies que t'as un macaron de Scooby-Doo, t'oublies qu'à agir de même t'auras jamais de blonde, que tes histoires ça intéresse juste des gars qui habitent encore chez leur mère, des gars qui se sont jamais rasé le pinch qui se crossent en pensant à la princesse Léa. T'es con, t'es laid, tu pues, pis à cause de toi, j'ai pas lu de tout le trajet pis on est presque rendus.

- PIE-IX, --UF!

- C'est drôle, han, on pense vraiment tout le temps le contraire de l'autre.

Il sourit et me regarde en hochant la tête. « T'habites où? »

- Trentième.

- Hé! On est voisins! J'habite sur la Vingt-neuvième!

Même si mes espoirs de finir le trajet en paix étaient révolus depuis longtemps, cette nouvelle découverte, ce nouveau point en commun m'a calé au fond du siège. Voilà qu'on allait jusqu'à sortir ensemble de l'autobus, peut-être même traverser la rue ensemble.

- J'habite juste en arrière du restaurant, au sous-sol. Heille, ça veut dire qu'on a le même dépanneur! La même pharmacie! C'est un pas pire beau coin pareil, han?

J'aperçois par le pare-brise de l'autobus la lueur jaune de l'affiche lumineuse du Jean-Coutu, devant lequel est placé l'arrêt où je descend. Où on descend. En face du restaurant Mirasol. Je souris en pensant que les fenêtres de son appartement donnent peut-être sur la cour arrière du restaurant et que son décor quotidien se résume probablement à des boîtes vides d'aliments, des sacs à poubelles, un bac à graisse de frites et des pizza-makers Pakistanais en break de cigarette. Et l'odeur. L'odeur.

- OKÉÉÉ, LE PROCHAIN ARRÊT C'EST POUR CEUX-LÀ QUI VEULENT SE TROUVER UN AMI!!! lance le chauffeur heureux de sa référence publicitaire.

Il a tiré sur la corde et s'est dirigé vers la sortie, prêt pour agiter sa main devant la porte afin d'actionner le mécanisme de téléportation à l'extérieur. Il a ajusté ses lunettes et se tenait droit. Aussitôt la porte entrouverte, sa jambe était engagée et son pied a rapidement touché terre. Il y avait tant à conquérir.

Je lui ai emboîté le pas, nonchalant, en me disant qu'au moins, ce serait lui que les ennemis descendraient en premier.

Michel-Olivier Gasse © 2006

L'effet Garneau

Cette journée-là plus que les autres était longue. Elles avaient beau avoir des tâches à accomplir, Ève et Mélie ne s'en acquitaient que par bribes, butinant ici et là des distractions possibles. Peu de clients s'affairaient au comptoir de la librairie, le téléphone était en pause et Mélie avait l'air morose. Accoudée nonchalemment derrière l'ordinateur, elle dessinait sur une feuille un visage, toujours le même, qu'elle essayait de rendre avec des traits de plus en plus simples à chaque reprise. Peut-être était-ce l'homme de sa vie qu'elle redessinait sans cesse, d'abord avec des détails complexes, puis de plus en plus humble, presque diaphane. Sa façon d'exorciser cet homme qui n'existe pas, en le faisant disparaître à force de le représenter. Moins expérimentée dans l'art de ne rien faire au travail, Ève s'appliquait à la tâche avec plus de rigueur, s'efforçant de ne pas prendre Mélie en exemple. Elle la voyait tous les jours allonger ses heures de dîner, aller fumer des cigarettes alors qu'il ne lui restait plus de pause à prendre, servir les clients n'importe comment, sans protocole aucun, et manger ce que bon lui semblait, alors que la nourriture était proscrite sur le plancher. D'une certaine manière, elle l'enviait d'être capable d'être tout ça. Mais Ève savait que ce n'était que le temps qui faisait naître ce relâchement. Et si elle admirait les connaissances et l'aisance de sa collègue, qui était presque de dix ans son aînée, jamais elle ne voulait se rendre à son niveau d'ancienneté. Avec tout le respect qu'elle vouait à Mélie, cinq ans dans cette entreprise, c'était beaucoup trop.

Elle prit une poignée de livres de poche et s'affaira à les placer sur les rayons, sans trop se presser. Elle sourit en passant à un client, un grand homme aux yeux doux et au sourire facile derrière sa barbe blanche. Il semblait être à l'aise à se débrouiller seul, si bien qu'Ève convenut d'ignorer les trois « A » sur lesquels on misait tant dans les formations de service à la clientèle : Accueillir, Accompagner, Agir. Elle plaça sans problème sa pile de livres et s'en retourna au comptoir où elle trouva Mélie, bouche bée, qui la regardait avec ses grands yeux sortis de la tête. Ève avait beau lui demander des explications sur son état -- et le sentiment d'y être pour quelque chose ajoutait à son malsaise -- Mélie ne disait rien et ne faisait que sembler lui reprocher quelque chose. Elle lui cria à voix basse : « C'EST MICHEL GARNEAU!!!!!! Je pense...»
-- Euh, ok.. Mais c'est qui, Michel Garneau?
-- Voyons donc, Ève, t'es libraire!
-- Ben là, je suis une nouvelle libraire qui fait juste huit heures par semaine. Bravo. Dans dix ans on pourra peut-être jaser de littérature, si tu veux.
Mélie consentit à l'argument de sa cadette et commença à lui présenter l'homme de lettres. Elle lui parla de sa poésie libre et imagée, de son théâtre authentique, de son émission de radio récemment retirée des ondes et de sa voix, sa voix, sa voix, sa voix. Elle avait peine à contenir son engouement et chuchoter en même temps. « Sérieux, Ève, quand cet homme-là parle, c'est comme si tout était rendu possible. Y'a plus rien d'autre qui existe. Oh oui, Michel, parle-moi, parle-moi, dis n'importe quoi je m'en fous mais parle-moi. »
C'est Ève qui l'arrêta en lui tapant sur le bras quand l'homme se dirigeait vers elles. « Vas-tu lui dire quelque chose? »
-- Ben, je suis même pas certaine que c'est lui, tout à coup.
-- T'as juste à le faire parler.
-- Facile à dire.. Bonjour! On peut vous aider?
-- C'est bon, merci, je fouille, je me fais plaisir..
Les filles reçurent ces paroles comme un coup au coeur et alors que ses jambes flanchaient, Mélie convenut qu'il fallait agir vite. Michel Garneau venait de souffler ce qu'il restait du dessin de l'homme de sa vie et lui ayant parlé, il l'avait faite poésie. Rimante et consonnante, Mélie reprit ses esprits et lança : « Coudonc, êtes-vous Michel Garneau? ».
Plus que tout, elle rêvait de l'entendre dire un seul mot, parmis tous les Mots. « Euh.. Oui. » Et il s'approcha du comptoir, souriant à Mélie, puis à Ève, puis à Charline qui s'était jointe et puis Évelyne juste derrière. « Me semble que ça fait longtemps qu'on a reçu un nouveau livre de vous, là..
-- Ben, oui, en effet, je fais surtout de la traduction, ces temps-ci. Mais tu sais, de nos jours, y'a pus grand monde qui se lève le matin et qui se dit « Oh, la belle journée, je m'en vais faire de la traduction ».
Les filles rirent toutes en même temps.
« Alors ce que je fais, c'est que je traduis d'abord un poème de Cohen, et quand c'est terminé, j'en écris un pour moi. Ça prend plus de temps, c'est sûr, mais y va sortir deux livres en même temps! »
À ce moment-là, il n'y avait plus rien à faire, George Clooney aurait pu se pointer à la librairie qu'il n'aurait eu qu'une maigre considération. Elles venaient toutes de vivre l'expérience Garneau, et le regardèrent s'en aller après qu'il les aie saluées toutes dans les yeux. Ève lança, impressionnée : « Ayoye, j'aimerais ça l'avoir comme grand-père, lui. » Et Mélie lui répondit, en fixant le vide : « Comme grand-père? Eh que t'es naïve.. »

Michel-Olivier Gasse © 2006

Dommage à l'amour en buanderie

j'envoie au gouffre un à un
mes morceaux de linge qui plongent
découragés par mon parfum
t'es tellement petit que je me dis
pis tu pues autant
la fille qui va t'aimer
aura une méchante load à concéder
c'est un peu décourageant

à la radio qui joue forte
Isabelle Boulay en entrevue
parle de comment c'est beau l'amour
de comment c'est grand l'amour
-- watch-out l'ambassadrice --
et que c'est important l'amour
et que c'est pas facile l'amour

l'amour c'est de l'ouvrage
dit l'animatrice

je retourne à mon lavage

quelqu'un met trente sous
dans la machine à Tétris
et vient fucker
le beau mood installé

dommage

Michel-Olivier Gasse © 2006

Métal Subliminal

Est-ce qu'on peut réellement avoir une sexualité aussi ambiguë et aimer manger de la viande crue comme ça, en criant?

Quoique dans des formulations relativement plus simples, c'était ce qui me préoccupait alors qu'encore tout jeune, je parvenais à avoir entre les mains une copie de l'album des Twisted Sisters. Fruit défendu maudit de ma jeunesse, je m'y précipitais dès que l'occasion y était, pour le regretter quelques minutes plus tard. Je devais me rendre à l'évidence, cette photo me foutais une chienne pas possible.

Je savais que le mot sisters faisait référence de près ou de loin au domaine de la féminité. À quoi exactement, je n'aurais pu dire, mais ça avait rapport aux filles, ça c'est certain. Et puis l'allure. Les cheveux longs, blonds et frisés, le maquillage grossier et tout cet habillement plutôt indéfinissable me faisait trancher que cet être humain était une fille.

Mais j'avais jamais vu une fille manger comme ça un gros morceau de viande crue. Un gars non plus, mais disons que ça m'aurait moins surpris de voir un gars faire ça. Mettons. Une fille, c'est doux et gentil, que je me disais. Une fille, ça s'amuse pas à faire peur aux enfants. Si on avait été quelque chose comme vingt ans plus tard, j'aurais pu ajouter qu'une fille, c'est presque tout le temps végétarienne, aussi. Quoiqu..il en soit, dans les années quatre-vingt, ça faisait longtemps que l'être humain avait arrêté de gruger sa viande crue à même l'os.

Martin Lepage l'avait, lui, la cassette. Martin aux grands cils qui avait l'air si gentil, si doux. Pourquoi lui avait-il le droit et pas moi, ça me renversait, mais Martin possédait sa propre introduction au vice, chose dont j'étais privé par la nature -- il avait un grand frère. Il avait bien voulu me la prêter, la cassette, et moi, tout content, de la montrer aux parents en arrivant de l'école. Ce serait là mon premier plongeon dans le monde sans merci de la musique heavy metal, plus précisément des avertissements parentaux en matière de messages subliminaux.

Après que les parents m'aient fait leur mise en garde sous forme de menaces que cette musique m'entraînerait à faire des choses très mauvaises, que c'étaient là des choses pour les grandes personnes, etc, je n'avais plus aucune envie d'aller vers ces monstres carnivores. Les mots de mes parents avaient fait effet, bien que subsiste en moi, quelque part, le sentiment que ces deux-là n'y connaissaient absolument rien. Réflexion faite, moi non plus, alors on oublie tout et on redevient une famille unie, d'accord?

Pas si vite. Deux années sont passées dans la candeur la plus inoffensive. Loin de la viande crue, du maquillage masculin et du mauvais goût musical, c'était comme si l'enfance revenait à moi. Mes cheveux blondissaient, mon Big Wheel servait comme jamais et mes parents essuyaient les dernières gouttes de sueur qui perlaient à leur front, se disant qu'ils l'avaient échappée belle, que jamais ils n'auraient cru qu'une crise d'adolescence pouvait passer comme un coup de vent.

Wô minute. J'ai pas encore dix ans.

Je suis donc retourné dans l'abysse de la non-identité musicale. J'écoutais la même musique que mes parents, qui préféraient souvent écouter la télé. Un greatest hits d'Elton John, une vieille cassette de Charlebois, je prenais soin de passer mon tour à Nana Mouskouri et Evan Johannes (je m'en félicite toujours) et de temps en temps, une petite danse dans le salon sur « Dimanche matin, je suis tout de manière malade/ Passez-moi un verre de limonade ». Je l'aimais bien, cette chanson. Malade. Limonade. C'était bien assez pour être heureux.

C'est peu après que j'ai reçu le premier appel, mon introduction à la musique des grands sans l'intervention de mes parents. Ma cousine Cathy, qui était aussi ma gardienne, est arrivée un jour avec la cassette de Glass Tiger, « the thin red line ». La cassette était en plastique rouge transparent. J'étais très impressionné. Peut-être même que ce simple fait m'a encouragé à apprécier la musique. Plus tard, je serais déçu en m'apercevant que ma copie de la cassette était noire, tout ce qu'il y a de plus drabe.

J'ai tout de suite été charmé. Les guitares mystérieuses et répétitives de la pièce titre me propulsaient vers des territoires inconnus à ce jour. Je dansais avec ma cousine dans le salon. Nous étions sur la même longueur d'ondes. Le refrain accrocheur de « Don't forget me when i'm gone », la mélancolie de « someday » me faisaient vibrer. Nous sommes en 1986, « l'année du Tigre », selon Roch Denis à l'émission Québec Rock. Fier de prendre part à ce succès que je m'imagine planétaire, je m'y lance corps et âme et rêve en secret de ressembler à Alan Frew. Le grand frère de Martin Lepage se voit forcé de juger nos performances respectives de lipsync, à son grand dam, parce que lui, déjà, est rendu ailleurs. Le grand frère de Martin Lepage est maintenant dans Mötley Crue par-dessus la tête. Alors notre petit groupe romantico-pastel-ontarien peut bien aller se rhabiller. Il fallut peu de temps à Martin pour suivre les influences de son grand frère et je me retrouvai seul du côté naïf de la clôture. J'aurais dû me douter que ça ne pouvais durer pour toujours. Tôt ou tard, il me faudrait reprendre les rennes. Le diable revenait cogner à ma porte et cette fois-ci, j'irais ouvrir avant mes parents.

L'année 1987 a vu notre famille quitter la douce Gaspésie pour Sherbrooke, ville d'opportunités et de mystères. Sherbrooke, ville reine des Cantons-de-l'est, Sherbrooke, plus qu'une ville, Sherbrooke, ville de mes premières cassettes.

Je n'avais pas encore d'amis, si ce n'était de Rémy, le voisin, qui avait l'âge de mon petit frère mais qui était grand comme moi. Relation ambiguë s'il en est une, le temps le fît pencher vers mon frère, et me voilà seul dans la grande ville. Des panneaux publicitaires partout, la statue de la côte King, des lumières qui disent aux piétons quand traverser, un centre-ville couvert comme la Plaza St-Hubert que j'ai vue à la télé, j'étais en état de constante stimulation. La rue Wellington. « Papa, j'aimerais ça que tu m'achètes une cassette.
-- Ok, mais y faudrait trouver un magasin de musique. »
Il fallut peu de temps pour arriver au Juke-Box, petit magasin dans un sous-sol où je ne serais jamais entré seul pour rien au monde. Les murs en briques, l'atmosphère étouffante, des habitués qui fouillent les vinyles, et un disquaire blasé. Derrière lui, les cassettes enlignées sur le mur. « C'est laquelle que tu veux, Olivier? » J'avais déjà repéré la pochette tigrée de Glass Tiger. Un classique, je connais déjà toutes les chansons. Mais juste à côté, la pochette mauve avec deux masques blancs, un qui rit et un qui pleure, « Theatre of pain » de Mötley Crue. C'est là que je suis rendu. C'est celle-là que je veux. D'une voix frêle et hésitante, j'annonce mes couleurs. « Je veux Mötley Crue. » Le disquaire se retourne, prend la cassette et la mets sur le comptoir, devant mes yeux. J'y suis presque. Tout va bien. Ne rien laisser paraître. « C'est-tu du heavy metal, ça? » La question m'est directement posée, je fais celui qui n'en sait rien. Mon père dévie le regard vers le disquaire qui fixe mon père, puis la cassette, moi, reviens à mon père, et sachant qu'il fait face à un cas où il ne sert à rien d'expliquer les diverses nuances possibles de Heavy Metal, baisse les armes et avoue tout. « Euh..oui.. oui, c'est du heavy metal.
-- Qu'est-ce qu'on avait dit, Olivier? Hein? Me semble qu'on a été clairs là-dessus, non? Y'en a plein de sortes de musiques, pis toi tu choisis celle que t'as pas le droit. Quand on en a parlé, en plus. Y'a des messages su-bli-mi-naux, Olivier.
-- Mais papa, c'est pas du vrai Heavy Metal.
-- Olivier, commence pas, du heavy metal, c'est du heavy metal.
-- Oui mais papa..
-- Y'a pas de Oui mais, Olivier. C'est non, c'est tout.
-- ...
-- Choisis-en une autre.
Le disquaire répondit à ma demande larmoyante et mit devant moi la cassette de Glass Tiger et assura mon père d'un simple regard que « Oui, ça c'est correct. »

De la belle musique de fifi, oui.

Michel-Olivier Gasse © 2006

Le Fucking, les Français pis la marde qui sort pas

Encore un après-midi de lassitude à la librairie. Le boulot qui devait être fait a été fait, les étalages sont relativement en ordre (y'a toujours des limites au ménage) et je termine dans une heure. Aussi bien dire que pour le temps qui reste, je ne sortirai de derrière le comptoir que pour servir un client.

Or, de client, il n'y en a pas.

Mon visage se déforme dans son appui sur la paume de ma main, j'ai faim et je suis à bout de grignoter, je n'en peux plus, ces putains de galettes de riz - que je croyais être le petit lunch de plancher parfait entre les repas - me donnent de violentes constipations. De temps à autre, je fais un petit détour dans le fond, près des biographies, histoire d'y péter en paix, mais j'en reviens toujours bredouille. Même si je me penche pour forcer et feins d'attacher mon soulier, y'a rien qui se passe. Ça bloque. Il est vraiment temps que ça finisse. Il y a peut-être du psycho-sommatique là-dedans, parce que je sais qu'une fois arrivé chez nous, je vais arrêter de penser à mon cul. De temps en temps, Thériault - qui travaille dans le jeunesse au premier - me lâche un coup de fil.

- Crisse man, tu te le pognes-tu autant que moi?

- C'est dolle en hostie, fucking T.

Fucking T, pour « Fucking Thériault ». On peut aussi dire L'T ou L'fucking tout court, il se retourne quand même.

- Être payés de même à se pogner le cul, faut le faire, pareil.

- Me semble que mon cul mérite un meilleur salaire que ça.

Il part à rire.

- Heille man! j'ai quand même été nommé troisième dans le palmarès des gays du magasin. Côté cul, ça doit ben valoir une augmentation..

- Grosse pute sale.

- Yep, I dee-de-lee am!

Je raccroche, satisfait d'avoir le fucking pour briser la monotonie. Je donne un petit coup - toujours rien qui sort - puis il y a ce raz-de-marée français qui arrive. Ils sont tous blonds. Le père, la mère, et trois enfants. Je les vois arriver de loin, et les enfants se confondent en un nuage de poussière qui évolue aux pas des parents. Je vois deux têtes et un tourbillon. Et soudain, je les ...entend.

C'est une fois arrivés près de mon comptoir que je me mets à penser à ce qu'il ne faut pas, à savoir, les imaginer en train de baiser. Je sais qu'il ne faut pas se lancer là-dedans, mais je regarde leur trois chiards, et je ne peux m'enlever de la tête qu'il a fallu que ces deux-là baisent au moins trois fois. Ouache.

Au moment où me vient cette pensée qu'accompagne une nouvelle poussée d'intestins, le père est tout près de moi, devant le palmarès des ventes et il est absolument ravi de découvrir le nouveau Lucky Luke qui se passe dans la Belle-Province. Il a les yeux d'un gamin et la bouche grande ouverte. Il est content et oublie les tourments de sa femme qui suit le tourbillon de ses enfants et ramasse les dégats.

- Doriane! Doriane! Regarde, un nouveau Lucky! Et qui se passe au Canada en plus!

Mais Doriane, elle est trop occupée, moi, j'ai le visage crispé par mes problèmes personnels et y'a un des petits qui met un livre dans sa bouche.

Les deux parents et deux des enfants ont des lunettes et ils sont tous habillés selon les règles relatives au mauvais goût vestimentaire Français. Rien ne me plaît chez eux. Je suis même incapable de m'attendrir devant aucun des morveux. Ces cinq-là sont un chaos en vacances. Chacun des partis tire de son bord, la seule unité de ce groupe se trouve dans les cheveux. Et dans leurs voix insupportables de petites pies gossantes. Le vertige soudain me prend alors que j'imagine cette situation à chaque moment de leur vie. Le matin au réveil, au dîner, au souper, en week-end chez mamie, à l'épicerie, à la compétition de patinage artistique de la petite, dans l'auto, en vacances, au Québec, devant moi, dans mon magasin, il est impossible que cette famille soit calme des fois. Même pas un peu. Il est évident qu'il y en aura toujours au moin un qui parle. Et à voir l'allure du père, je me permets de douter de l'efficacité de la discipline qu'il impose.

- Excusez-moi, euhhh, c'est bien c'livre? Je veux dire, le Québec et tout, là, Lucky Luke, c'est crédible? C'est intéressant? V-Vous l'avez lu?

- C'est drôle. Très drôle.

- Hé dis papa! Je peux l'avoir ce livre? Hein papa?

- Non papa! Cédric il a toujours tout, c'est mon tour!

- Meuh c'est pô vrai!

- Si! C'est vrai!

- PAPA!

- Alors-là, Jules c'est assez. Tu me les casses. Tu laisses ton frère tranquille et tu arrêtes de m'embêter, hein? Je cause avec le monsieur. Alors tu t'asseois avec ta mère et tu la fermes. J'en ai marre à la fin.

- Jean, tu gères Jules.

- Meuh non.

- Si. Tu gères Jules. Rappelle-toi ce qu'on s'est dit, hein?

- Mais je gère pas Jules, chérie.

- Si, tu gères Jules et tu sais ce que j'en pense.

J'aimerais bien arriver à péter un coup. Juste un tout petit. Allez. Tout doux.

- Excusez-moi, me dit la mère comme si je n'avais pas été témoin de leur petite scène, vous avez des livres pour enfant?

- Oh! Oui madame. C'est au premier étage. Vous prenez les escaliers, juste ici.

C'est alors que je mets la main sur le combiné du téléphone, et aussitôt que Jean-tu-gères-Jules est assez loin, je compose le 412. Thériault répond à la deuxième sonnerie.

- Yap.

- T'es-tu occupé, man?

- Nope.

- Trouve-toi de quoi à faire, n'importe quoi, mais pas dans le jeunesse, ok? Vas-t'en, man.

- Tu parles des petits français blonds qui montent l'escalier, là?

- Oui oui.

- Ah, thanks du tuyau, dude.

Il a réglé ça facile, Thériault. Il est descendu me voir. En passant, il a souri à Jean-tu-gères-Jules qui se dirigeait vers le reste de sa famille. De loin, il me pose muettement la question si celui-là est avec le reste, je lui réponds que oui. Il arrive à mon comptoir.

- Crisse, mon gars, ça fait-tu longtemps que tu te clenches ça?

- Un petit boutte, ouins.

- Y'en aura pas de facile, hein?

- Crisse que non.

- Heille coudonc, ça sent ben donc la marde, icitte? T'as-tu chié?

- Hmmm. Sais pas, man, ça doit être un des petits Français.

Michel-Olivier Gasse © 2006

Cowgirl, I wanna see you ride, ride, ride

elle marchait devant moi et avançait d'un rythme constant
je l'ai regardée de haut en bas et après lui avoir donné un A
je suis resté les yeux pris à ses bottes de cowgirl, toutes noires avec des coeurs rouges aux mollets.

elle savait ce qu'elle faisait
elle m'a eu
j'ai à peine regardé son cul

mon coeur à moi était tout mou et flânait maintenant
à la hauteur de mes genoux pour rejoindre ses coeurs aux mollets
ses coeurs de cuir aux mollets -et puis deux plutôt qu'un-
un back-up pis un vrai

et elle marchait, elle marchait comme si personne la suivait
la tête haute
le cul balancé
et les bottes qui claquent ca-claquent
cowgirl, elle m'a touché, me v'là rendu son gibier

anyway

elle pressait le pas et m'a traîné sur deux coins de rues ou trois
je l'ai aimée
je l'aurais mariée dans son coat de cuir
je l'aurais suivie, me faisant courir toute notre vie
dans un pâté de maison

oh, Cowgirl, pas besoin d'autres raisons

Michel-Olivier Gasse © 2006

Ce que Backdoor m'a dit

On en a jasé toute la journée. Toute la gang qui était au show de Dylan hier, a fallu revenir sur la soirée, répéter les mêmes affaire qu'on avait dites hier, mais tsé, avec une journée de repos.

Pis tantôt, chez nous, y'avait "Ain't talking", la dernière toune du dernier disque , qui jouait.
- "Crisse que c'est bon c'toune-là", que je dis.
Backdoor bouge un peu sur place, s'apprête à dire quelque chose.
- "Quand chus rentré chez nous hier, j'me suis dit que ça faisait partie de la game d'être pissed-off par Dylan. J'me suis dit aussi que c'était pas vrai que j'allais être en crisse après pendant longtemps. Là mon frère y m'a dit "Get back to the roots, dude" pis Je me suis installé avec les écouteurs pour me taper Blood On The Tracks comme du monde pis j'y ai pardonné."

Il raconte ça comme s'il se confessait d'une affaire hors de son contrôle. Prend une poffe de sa clope. Botche.

"J'me suis dit que t'étais pas un vrai fan tant que tu t'étais pas fait chier dessus par Dylan."

Y m'a bouché solide.

(Originalement publié le 9 novembre 2006)

Dylan, le rêve refusé

J'arrive de noyer ma peine post-show de Dylan et force m'est d'admettre la chose suivante: Il ne faut jamais trop espérer de nos idoles. Je veux bien croire que l'homme en est à un point de sa carrière où il peut se permettre de faire ce qu'il veut (en fait, il en a toujours été à ce point de sa carrière), mais y'a quand même des limites à se crisser du monde.

En ce qui me concerne, je me suis foutu volontairement dans une période monétairement trouble pour assister à ce spectacle. J'avais des maudites bonnes places. Qui m'ont permis, même, de voir Dylan de très près. Et de dos. Parce que Môsieur Dylan a préféré jouer de L'ORGUE tout le long du spectacle. De la fucking orgue, man. Et ses guitares étaient sur la scène tout le long, mais seulement comme visuel. Je répète, Bob Dylan a joué de l'orgue dans chacune des chansons de son spectacle. Et c'est pas comme si c'était un must, Bob Dylan à l'orgue. Le show aurait pu être juste mauvais, mais là, c'était à la fois mauvais ET avec de l'orgue dans le champ tout le long.

Tout ça, en plus qu'il ne parle pas, ne regarde pas le monde, et chante ses tounes de façon à être certain que personne ne pourra chanter avec lui. Certains me diront que quiconque va voir un show de Dylan sait d'avance ces choses-là, que d'aller voir Dylan, c'est une chance à prendre. Mais prendre des chances à ce prix-là, c'est trop pour moi.

Et là, je sais plus trop quoi faire avec mon idole. Mais le salaud, il sait que je vais revenir à lui, si c'est pas demain, ça sera un autre jour. Je le déteste autant que je l'admire, et je me sens minable.

Je vais aller me coucher, et demain, je vais écouter du Donovan et du Cohen en espérant que quelque part dans son tour-bus, Dylan file bizarre parce que ça lui cille dans les oreilles.

(originalement publié le 9 novembre 2006)

Re-par-tir à zéro

Ainsi donc, voici que je me pars un vrai blog après de nombreux textes laissés sur mon blog myspace (www.myspace.com/mogasse). Pour une raison que j'ignore, je ne suis plus capable d'y publier des textes, et comme ma personnalité et le réglage de problèmes informatiques sont deux notions distinctes, je préfère régler le problème en niant qu'il y en ait eu un au départ.

Je n'ai aucune idée de qui pourra en venir à lire ce qui suit, mais qui que vous soyez,  je vous souhaite la bienvenue. Si vous avez été un habitué de mon blogue précédent, ne vous méprenez pas,  il y aura quelques doublons, histoire de me faire un fond.

Je propose principalement des textes d'humeur, des textes de fiction, de la poésie, ainsi que mon journal de lecture, qui consiste en un retour sur mes lectures personnelles. Mes autres comptes-rendus de lecture sont publiés dans la revue Alibis, ainsi que sur www.revue-alibis.com.

Alors voilà, je peser sur play et si ça marche, je vais continuer. Sinon, je vais me câller une autre bière et on verra.