mercredi 23 septembre 2009

Le jour des poubelles, chapitre 9


Je reconnus vite le Doc Chassé, que Jean, qui était déjà traversé du côté boutique, courtisait comme une chatte en manque d’amour. Il faisait son beau et parlait doux, dans un surprenant mélange d’écoute et d’étalage de connaissances. Il s’en mordait les doigts. C’est que s’il y avait une chose de claire avec le Doc, c’est qu’il était à moi. Je l’avais recruté et par le fait même, il était devenu un des clients les plus fréquents de l’atelier. Pas que le Doc soit si rude avec ses instruments, mais plutôt qu’il possédait une impressionnante collection. Et Doc avait du goût. Vous voyez, Doc est notre médecin de famille. Avant même que la trinité Camacho ne voie le jour, le Doc et mon père se sont connus, «dans leur vieille jeunesse», comme ils se plaisent à dire. Doc nous a vu grandir tous les trois, et même qu’il a vu en moi du potentiel, rendu à l’adolescence, en me confiant l’une de ses guitares, histoire de voir si ça allait me plaire. Je n’aurais qu’à m’en acheter une quand j’aurais les sous. Tu parles. J’ai remis la guitare à Doc seulement après mon troisième achat. Mes deux premières guitares avaient beau m’appartenir, jamais elles n’équivalaient le plaisir de la Taylor que Doc m’avait refilée. Je la lui avais remise en piteux état, ce qui l’avait fait beaucoup rire. «Tu devrais apprendre à les réparer aussi, tant qu’à y être.»
Il ne m’en fallait pas plus.

Doc sourit en me voyant sortir de l’atelier. Il était poli avec Jean. Sa classe contrastait avec les brusqueries de mon patron. C’était un doux. Et moi aussi. Nous avions pris l’habitude de jaser guitare à bas volume. Ce qui n’était pas loin d’effrayer Jean.
Mais le sourire de Doc se rétracta lorsqu’il me vit de près. Il me fit signe de passer de l’autre côté du comptoir, pour m’inspecter. «Mais là, Manu, c’est quand la dernière fois que t’as désinfecté ça?
⎯ Bah, hier soir, là…
⎯ Je peux quasiment dire la couleur de tes draps, merde.»
Jean la trouva drôle, celle-là.
«Bouge pas, je reviens.»
Il était déjà dehors. Jean retourna à son travail. «T’es chanceux, heille, te faire traiter sur tes heures de job.»
Doc revint avec une mallette, comme on voit dans les films lorsqu’un docteur débarque à la maison.
«Jean, je te le prends deux-trois minutes. Je vais te le remettre à neuf, tu vas voir, y va être swell au boutte!»
Il me fit asseoir sur la toilette et entreprît de désinfecter ma blessure, sous les coups d’œil furtifs de mon patron. «Qu’est-ce qui s’est passé, Manu, coudonc?»
Le Doc Chassé respecta mes explications vagues. Mais s’il avait l’habitude d’avoir le regard fuyant et timide – il regardait toujours par terre lorsqu’il serrait la main – cette fois-ci, il me fixait dans les yeux et essayait d’y comprendre quelque chose. J’avais la tête qui tournait, mes yeux collaient et devait être gorgés de sang, mes gestes étaient vagues, mes dents serrées, mes justifications pâteuses. Le Doc prit ma pression, m’appliqua une compresse d’eau froide sur le front et l’oeil et décréta que j’étais inapte au travail. «Veux-tu que je te fasse un papier?
⎯ Ben non, là, chus ben correct, Doc.
⎯ T’es pas correct pantoute, Manu. T’as les yeux tout rouges, dans’ graisse de bine, pis tu dis n’importe quoi, en plus.» Il me donna une tape sur l’épaule et je grimaçai de douleur. «Hein? C’est quoi ça?
⎯ Ma côte…»
Il entreprît de me tâter et je ne pus réprimer un cri alors qu’il mît le doigt où il ne fallait pas. «Je te ramène chez vous.
⎯ Euh, je suis pas certain…
⎯ Jean! lança-t-il en se retournant. Manu file pas pantoute. Je vais le ramener chez lui. Il te sera pas d’une grande aide aujourd’hui, de toute façon.»
Jean soupira. «Tu m’enlèves mon helper, pis tu m’apporte de la job en plus?
⎯ Je vais la rapporter, ma mandoline, ça presse pas, je repasserai la semaine prochaine.
⎯ Ben non, Doc, c’t’une joke. Tu peux la laisser, ta mando, j’vas m’en occuper. C’est pas comme si on avait trop de job…»

Doc n’en tint pas compte et restait debout, sa mallette et sa mandoline dans la main gauche alors qu’il serrait celle de Jean de la droite. «C’est mieux de même, Jean. Je sais pas ce qu’il a eu, mais une chose est sûre, Manu a besoin de repos.»
Je ramassais mes affaires alors que le Doc validait mon départ, puis je le suivis jusqu’à sa Volvo sans me retourner vers Jean.



Une fois rentré du travail, Carlos m’avait rejoint sur la galerie en se payant ma gueule déconfite, une bière à la main et un joint entre les lèvres. Je lui ai tout raconté. Il m’écouta avec attention et ne manqua pas de me demander de lui présenter Paré. «Les parents sont supposés venir à soir, savais-tu?
⎯ Les parents? Shit, en quel honneur?
⎯ Papa vient tchecker le panneau électrique, voir si y’a besoin de faire venir un électricien. Pis y voulaient qu’on soupe toute la gang chez Eddie, en bas. Je pense qu’y veulent faire des grillades. On va luncher comme des cochons.
⎯ Merde.»

Mes parents, malgré tout, se plaisaient à croire que j’étais un genre d’enfant modèle. Eddie était un exemple de réussite, Carlos un exemple de laisser-aller et comme je me plaçais quelque part entre ces deux pôles, les vieux m’avaient catalogué par défaut de bon garçon et s’efforçaient de garder cette image vivante en ignorant mes écarts de conduite. J’avais beau prendre l’habitude de mettre à l’abri le matériel compromettant, il n’en reste pas moins que j’étais chez moi et qu’il m’arrivait de traîner. Si les vieux débarquaient à l’improviste et que j’avais par mégarde laissé sur la table du salon des bouteilles de bière ou un reste de joint, ma mère se contentait de me rappeler poliment que ça devait faire longtemps que je n’avais pas fait le ménage du salon. Dans ces cas-là, je me levais aussitôt pour aller ramasser et je revenais m’asseoir à la cuisine. Et ma mère me souriait et mon père, occupé à réparer une porte d’armoire ou une fuite de la tuyauterie, n’en saurait jamais rien.

Mais de me taper une réunion familiale ce soir était au-dessus de mes capacités. Je pourrais bien jaser de mon accident, ça ferait de la discussion, mais j’avais une sale gueule de cuite et l’effet de la coke semblait ne jamais vouloir partir. Il était probablement terminé depuis longtemps déjà, mais ce maudit sentiment de culpabilité me gardait allumé. Je devais sentir le remord à des kilomètres. Je quittai Carlos pour aller me plonger dans le bain.

Le Doc Chassé avait été bon. Dans la voiture, j’en étais venu à lui raconter ma journée, ainsi que la veille. Il avait ri. Définitivement intrigué par Paré, puis outré par la conduite du chauffard, il avait fini par me confier qu’il ne pouvait pas grand chose pour moi. Que le mieux serait de me coucher et de boire beaucoup d’eau. Et pour la côte, il n’y avait qu’à attendre. À ce moment-là, son téléphone avait sonné et il avait répondu qu’il y serait dans peu de temps en appuyant sur l’accélérateur. La puissance de cette voiture était impressionnante. Plus on allait vite et plus on se sentait en confiance. Et alors que dans la voiture de Paré ce matin, chaque joint du pont Champlain ravivait ma douleur, dans la Volvo du Doc Chassé, les trop nombreux nid-de-poule ressemblaient à un léger traitement thérapeutique. Comme dans un cocon protecteur, j’avais envie de m’assoupir, confiant que j’étais en sécurité. Puis il avait raccroché. «Bon, je suis un peu pressé, j’vais te laisser au coin de ta rue, ok?
⎯ Pas de trouble, Doc, c’est déjà fin en maudit de m’avoir conduit jusqu’ici.»

Puis il inspira un coup, regarda sa montre et me confia qu’il m’apporterait de la codéine ce soir, pour la douleur. Il me jeta un regard que je lui rendis. C’était comme ça, avec le Doc. Pas besoin de rien spécifier, Je ne dirais rien et lui non plus. «Pis ça, ça va être pour avaler, pas pour sniffer, me dit-il en riant. Allez, à plus tard.»

Le téléphone sonna alors que je sortais du bain. Je courus tout mouillé pour aller répondre. C’était Lou. «Saluuut. Kess-tu fais?
⎯ Je dégoutte.
⎯ Sur qui?
⎯ Ta mère.
⎯ Crisse t’es con!
⎯ Pis t’aimes ça. Viens-tu souper à’ maison?
⎯ Oui. Je t’appelais pour ça, justement.
⎯ Cool. Ça va être avec les parents pis toutte. Ma mère va être contente.
⎯ Yééé, ta mère! J’avais justement besoin d’amour.»

Ma mère adorait Lou et ne pouvait s’empêcher de nous en faire part, tant à elle qu’à moi. Elle s’asseyait toujours à ses côtés, riait de ses blagues avec éclat, lui caressait les cheveux (elle s’était presque effondrée quand elle les avait fait couper) et ne me l’avait jamais communiqué avec des paroles concrètes, mais elle brûlait d’envie que je me déniaise enfin pour que Lou fasse partie de la famille. De la vraie famille.

Nous avons raccroché après que Lou m’ait fait part de ses différentes options vestimentaires pour la soirée. Elle avait somme toute une approche simple et efficace de l’habillement. Les premiers morceaux du bord et ça faisait généralement l’affaire. Mais lorsqu’il y avait une occasion, elle raffolait de chercher la combinaison parfaite. J’ai déjà assisté au manège. Elle arriverait ce soir, j’en étais certain, avec un kit qui n’aurait rien de flamboyant au premier abord, mais qui viendrait vous saisir par derrière alors que vous ne vous y attendez pas. Un décolleté funambule, en équilibre sur la mince ligne entre le chic et l’aguicheur, par exemple. Elle savait y faire. Et le clan Camacho savait apprécier.



Le repas et les esprits étaient déjà avancés lorsque le Doc Chassé arriva dans la cour. Il avait pris la liberté de traverser mon appartement pour se retrouver sur le balcon arrière. Mon père l’aperçut le premier et s’exclama, suivi d’autres cris de joie, même que ma mère applaudissait. Timide, le Doc leva une main pour nous saluer. «Mes chers amis…» entonna-t-il comme un début de discour, avant de rire sobrement et descendre nous rejoindre dans la cour.

Il déposa mallette et mandoline avant de recevoir l’accolade virile de mon père. Il m’était difficile de comprendre comment, au début, mon père et le Doc avaient pu se trouver des affinités. L’un timide et réservé, l’autre bourru et haut en couleurs, ils cultivaient néanmoins une amitié qui durait depuis presque trente ans.

Mon père prépara une poitrine et remis les patates à chauffer pour le Doc tout en parlant par-dessus son épaule. «T’as été mis au courant des exploits de mon fils du milieu, j’imagine?
⎯ Oui oui, je suis passé à l’atelier, cet après-midi.
⎯ Je lui avais dit que c’était dangereux, ce machin à deux roues.
⎯ Je veux pas te contredire, Augusto, mais dans ce cas-là, je pense que c’est plus les chauffeurs de vieille Taurus qui sont dangereux.»

Mon père bloqua un instant puis retourna à la viande sur la grille. Pour nous Camacho qui connaissons bien le père Augusto, c’était un pur régal de le voir réagir en compagnie de son meilleur ami. Même pour des broutilles, il était pratiquement impossible d’avoir le dessus, avec lui. Sauf pour le Doc Chassé, qui ne se faisait jamais prier pour le reprendre. Tout en douceur.

Après que le Doc eut mangé, que Lou, Carlos et moi sommes revenus d’un tour dans la ruelle et que le père eût trouvé le fond de la quatrième bouteille de vin maison, je montai à l’appartement avec le Doc, qui prétextait vouloir me montrer une clé brisée sur sa mandoline.

Il ouvrit devant moi le petit étui, souleva l’instrument et me donna un contenant vierge de toute étiquette. «Deux aux six heures, pas plus que six par jour. On avisera quand t’auras terminé cette quantité-là, mais je pense que tu devrais être correct. Ta côte est juste fêlée, pas cassée.» Je le remerciai sobrement. «Mais tu prends pas ça avec de l’alcool, par exemple.
⎯ Ah non? Kess ça fait?»
Il me fixa un moment. «Je te le dis pas.»
Je souris.
«Euh, Manu…?
⎯ Oui, Doc?
⎯ Tu sais, eeh, si jamais tu, eeh… Prend pas ton stock n’importe où, ok?
⎯ Quel stock, Doc?
⎯ Manu, tu sais que j’approuve pas ça, pis que je suis loin de t’encourager, mais des fois, la première chose qu’on sait…»
Il regardait par terre et jouait avec un pic qu’il avait ramassé dans son étui. «La première chose qu’on sait, c’est que tu reste accroché. Pis dans ce temps-là, t’es mieux d’avoir du stock fiable, sinon, ça fait des dommages…»

Je laissai le Doc parler, plutôt que de me justifier. Ça n’aurait servi à rien, de toute façon. «Fait que, si jamais ça te dit, je connais un gars fiable, un gars avec qui je vais au jam, le lundi soir, à Longueuil. Je dis qu’il est fiable, tu sais, c’est un médecin lui aussi…»
Je remerciai le Doc en riant. Mais je lui laissai quand même savoir qu’il y avait peu de chance que j’use de son service. Il m’aida à me lever et nous sommes retournés au jardin où mon père parlait fort à Lou en lui tapant sur les cuisses. Il était temps que j’arrive. Mais je m’endormis à table quinze minutes plus tard.

vendredi 18 septembre 2009

Le jour des poubelles, chapitre 8


Quand je suis arrivé, Jean plaçait une commande d’accessoires dans le comptoir vitré et je n’étais encore qu’à quelques pas de l’entrée qu’il me fixait, bouche bée et sourcils arqués. Je regardai l’horloge Fender au mur, j’étais à l’heure, j’avais même le temps de me fumer une clope avant de commencer. C’est en plissant le front que je me rappelai mes blessures. J’étais plutôt engourdi.

«Coudonc, kessé que t’as eu dans face, maudit?»
Je n’avais aucune envie de lui faire part de mes aventures de la veille. Dans la mesure du possible, j’essayais d’éviter d’aborder avec lui ma vie personnelle. Évidemment, je m’échappais de temps en temps, mais en général, je restais assez strict. Et Jean, trop occupé par sa personne, ne devait même pas se rendre compte qu’il ne savait rien de moi. Je m’en acquittais à merveille.
«Je suis tombé en bike, hier. Je suis allé faire de la montagne pis…
⎯ Je me suis déjà fendu le front de même, tchecke, j’ai une cicatrice, une fois pendant un entraînement, le gars y’avait…»
Je m’allumai une cigarette.
«… heille, va fumer ça dehors!»
Pas plus compliqué.

Le sujet, aujourd’hui, c’était les Arabes. Encore. Un client était venu porter un oud en réparation. Un client Tunisien. Avec son ouverture légendaire, Jean avait tendance à tous les mettre dans le même bateau, n’hésitant pas à y aller d’expressions telles que «toutte c’te gang-là», ou encore «dans c’tes pays-là».
«J’te jure en tout cas que moi, y’avaient pas besoin de détourner des avions pis les faire rentrer dans des buildings pour que j’aie un problème avec eux-autres. J’les haïssait ben avant ça!»
Il rit. Il trouve ça drôle.
«Dans l’armée, y’avait un gars qui disait qu’une chance qu’y en a, des arabes, sinon qu’on aurait pas de job!» Il tenait l’oud dans ses mains et sur sa dernière réplique, il avait placé naturellement ses doigts sur le manche pour faire ce qui s’apparentait à un ré majeur. Je dus me retenir de rire à la vue de son visage surpris quand il plaqua nonchalamment l’accord. «Ça s’accorde pas pareil, c’t’instrument-là, Jean.»
«Bon voyons, crisse, je le sais ben. Rien qu’à entendre leur musique, eux-autres, on le sait ben que leurs guitares sont pas tunées pareil.»
Je sortis fumer.
«Tu te laveras les mains en rentrant. Ça sent la cigarette quand tu reviens de fumer.»
«Ça sent un peu plus que d’habitude, là, s’cuse, c’est des indiennes.
⎯ Hostie, les indiens, donnez-moi un gun quelqu’un…»

La cour, qui donnait sur la ruelle, aussi étroite soit-elle, me faisait une impression d’immensité à chaque fois que je m’y rendais. À cause de son effet salvateur, j’imagine. À tout coup, les efforts jardiniers de la voisine d’en face (d’en face en arrière, si ça se dit) ne manquaient pas de m’envoûter. La variété des couleurs et l’audace des agencements me touchaient d’une façon à laquelle j’ignorais être sensible. Le parfum des lilas parvenait jusqu’à notre atelier quand nous laissions la porte et les fenêtres ouvertes. Mais plus beau encore que les lilas et les agencements, c’était la voisine elle-même. Je ne la voyais pas souvent, une fois ou deux par semaine. Je n’avais pas encore établi de contact avec elle, mais au fond, ça m’importait peu. De la savoir dans la cour à s’occuper de ses plantes me suffisait largement. Quand je l’apercevais, par la fenêtre de l’atelier, ses courts cheveux roux s’agençant au décor peu importe la saison, c’était comme un cadeau et je sortais fumer, empressé et serein à la fois.

Elle est étrange, cette relation de voisins de ruelle. Toute cette intimité gratuite qui s’offre par en arrière au voyeur. Comme une jaquette d’hôpital. Et si on s’adonne à passer sur la rue voisine, on ne remarquera la façade de notre voisin de ruelle que si on y fait vraiment attention. Le voisin de ruelle, on ne le voit jamais partir travailler, déneiger sa voiture, recevoir de la visite, chercher son courrier. On ne sait de lui que ce qu’il n’affiche pas. La vie privée par en arrière.

Et si je devenais jardinier? Ça doit avoir quoi, six mois de chômage, un jardinier? J’avais mal à la tête et j’essayais tant bien que mal d’ignorer ce rêve de moi bloquant tous les coups de mon assaillant et me défaisant de lui en riant, le laissant croupir dans une flaque honteuse. À la limite, ça ne me servait à rien de me choquer. Me choquer contre quelqu’un que je ne reverrais jamais. J’aime mieux mettre mon énergie ailleurs. Et Dieu sait que cet atelier m’en demande, de l’énergie.


Quand un client entre dans la boutique, sa venue est marquée par le tintement de la cloche accrochée au cadre de la porte. Et elle continue à sonner sur un rallantendo étiré, même après que les procédures d’introduction soient terminées. Ce qui finit inévitablement par créer une situation où le client passe un commentaire sur la dite cloche. Tout le temps que j’ai pu mettre pour en venir à ignorer ce bruit, les clients me le balaient d’un seul coup avec leurs remarques. Mais c’est là un bien mince problème qui ne m’arrive qu’à moi. Jean parle beaucoup trop fort pour qu’on tienne compte de la cloche.
Quoi qu’il en soit, aussitôt que se fait entendre le bruit de la porte, Jean laisse tomber toute activité en cours pour jeter un coup d’œil non par le passage entre l’atelier et la boutique, mais plutôt par la vitre teintée qu’il a fait installer juste à côté de son poste de travail. Il n’a ainsi qu’un simple mouvement du cou à opérer. Simple, faut le dire vite. Même cette manœuvre parvient à le faire transpirer. Lorsque je lui ai demandé pourquoi il avait fait installer une vitre teintée, il m’a répondu, sur un air étrangement dramatique, qu’on n’était jamais trop prudent. Je préférais croire que ce n’était que pour combler ses instincts voyeurs, ou bien pour m’épier lorsque je servais des clients. Ses clients.

Après qu’il eut jeté son coup d’œil sur le nouvel arrivant, soit il se dirigeait vers la boutique tout de go, affichant cet air décontracté de gros, ou bien il affectait être particulièrement imprégné de son travail, ce qui signifiait que je devais aller au comptoir. Jean faisait son tri de façon instinctive, gardait d’abord pour lui les personnalités connues, les clients de longue date et ceux qui ont simplement l’air de transporter un instrument de valeur. Ses nombreux préjugés n’aidant en rien, Jean se retrouvait souvent face à des surprises, comme un homme d’affaire très soigné qui vient porter la guitare électrique de son fils de onze ans (dans ces cas-là, c’était quand même à moi qu’échouait le contrat) ou bien encore cette fois où il m’avait laissé m’occuper d’un jeune adolescent débraillé (Jean ne servait personne en bas de 25 ans, à moins qu’il n’aie pas le choix) qui venait nous porter une vieille Gretsch acoustique que son oncle venait de lui léguer. Dans ces cas-là, j’avais gagné la responsabilité de l’instrument, mais je devais endurer Jean par-dessus mon épaule durant une bonne partie du travail.

«Y’a un check-up à faire sur la Strat à Gaumond. Changer les cordes, twister la rod, limer les frets, pis la faire shiner, comme d’habitude. Pis y’a un gars du quartier que j’avais jamais vu, un Pelletier, y’a apporté deux acoustiques, une Taylor pis une Yamaha noire. La Taylor a l’a un trou dedans, tu vas l’voir. T’as déjà fait des jobs de même, ça ressemble à la Takamine à Leclerc que t’as faite v’là six mois. Pis sa Yamaha, tant qu’à moi, on pourrait ben la crisser aux vidanges, mais y voulait la mettre en shape pour sa fille. Fait qu’y sont toutes dans le coin, pis ce que j’te dis là, c’est juste les rush. Pas besoin de te dire qu’on a pas le temps de se pogner le cul, pis que tu m’en dois une pour ton p’tit congé d’à matin. On se comprend?»

Le ciel s’était couvert. Ce n’était pas un beau temps pour les plantes. J’aurais quand même bien été jardinier, aujourd’hui. Je n’aurais pas été d’une grande aide, mais un compagnon paisible. Les doigts dans la terre, les yeux sur la voisine. «Manu, on se comprend? Active-toi, hostie, j’ai une pile de cv dans mon bureau qui demandent juste à servir.»
Même pas vrai.

Je retirai mon pansement devenu inutile et empoignai nonchalamment le premier outil qui se présenta sous ma main.
Un pinceau.
Merde.
Je le déposai et me rendis dans le coin où m’attendaient trois étuis de guitare. J’en pris un au hasard et la cloche d’entrée tinta. Longtemps.

mercredi 16 septembre 2009

Le jour des poubelles, chapitre 7



Je n’arrivais pas à y croire. Moi qui, contrairement à mes frères, avais toujours évité cette drogue, moi qui avait toujours été dans le clan des poteux à clâmer haut et fort la beauté d’un drogue douce et naturelle, voilà que j’étais attablé et fasciné devant cette montagne de poudre blanche. C’était plus fort que moi, l’envie me prenait de faire… de faire… c’était si abondant, si pur et si blanc que j’en restais sans mot. Plus fort que l’intention de m’en servir de façon conventionnelle, c’était le désir de la prendre, la pétrir, la sentir glisser entre mes doigts, en mettre sur le bout de ma langue et même de souffler dans le tas. Mais j’avais vu assez de films pour savoir que je ne me ferais aucun ami de cette façon.

«T’en veux-tu une shot avant d’aller à’job?»
Paré arrivait avec sa balance et un paquet de petits Ziplocs.
«Voyons-donc, toé, je suis déjà assez scrap de même. Va falloir que je demande à Jean pour balayer la cour, à la place de faire des jobs de réparation. Encore que je pense que j’aie trop mal pour réussir à balayer comme du monde.
⎯ Ça peut pas te faire de tort, man, avec ta côte pis toutte. Au pire ça va te donner un peu de tork pour passer ta journée.»
Je le regardai avec un air de novice. «Enwèye, juste une p’tite clé, pour goûter.»
Sur quoi il se servit à même la montagne une généreuse part sur le bout d’une clé.

«Tsé, va pas penser que je suis addict ou rien du genre, là. J’en prend ben une fois de temps en temps, mais je suis capable de m’en passer. Pis c’est pas mal pareil pour mes chums à qui je vends. Des p’tites provisions pour les grosses soirées, c’est toute.
⎯ Pis le monde sur ta run de courrier?»
Il aspira sa portion, écarquilla les yeux et activa les muscles de son visage.
«Bah, eux-autres, c’t’une autre affaire. Ma run est dans Hochelaga, fait que tsé…»

Il me tendit la clé. Que je gardai dans la main. «De toute manière, la première fois, ça lève pas tout le temps. Ça se peut ben que tu sentes rien, ou presque rien. Pis tchecke ben ça si tu files pas mieux après... Pis c’est de la bonne, en plus, t’as mon approbation.» Il donnait maintenant, en me parlant, des coups de poings dans le vide.

On ne pourrait dire que j’étais dans les meilleures conditions, pour une première expérience. Après avoir déterminé que la narine droite serait plus commode, je grimaçai en appuyant sur la gauche et renversai ma portion. «Vas-y doucement, Man. Fais juste mettre ton doigt devant le trou, à la place. Ça va boucher pareil.» J’aurais été incapable de dire si, en effet, c’en était de la bonne. Mais ce qui était plutôt mauvais, par contre, c’est ce goût étrange qui restait au fond de la gorge, une fois franchie l’étape du nez. Je n’avais jamais réfléchi à la direction que ça pouvait prendre, ensuite. De l’eau, et vite.

Ça faisait près d’une heure que nous préparions avec grands soins la coke en portions individuelles. Paré m’avait montré à me servir de la balance. Je lui faisais des portions d’un demi-gramme et lui s’occupait de la mise en sac. Rendu à un certain point, nous avions complètement arrêté de parler, tout concentrés que nous étions sur notre travail. L’effet était étrangement plaisant. Une fois que j’eus calé trois grands verres d’eau, fait quelques exercices d’étirement, puis dansé dans le salon sur Led Zeppelin III que Paré avait inséré dans le lecteur, je me sentais parfaitement lucide et concentré. Je constatai que je ne pensais plus à ma côte, ce qui me fit penser à ma côte.

«C’est beau chez vous, pareil.»
Bien sûr, je ne pensais pas un mot de ce que je disais.
«Ah, merci. Il se concentra un temps à sa tâche avant de reprendre. Mais c’est pas chez nous, par exemple.
⎯ Han? On est où, d’abord?
⎯ Bah, chez un de mes chums, là…
⎯ Pis y’est où?
⎯ Ben… y’est dans l’bois de ce temps-là… Je viens arroser ses plantes.»

Il fit dévier la conversation en me parlant de Lou. Il semblait l’avoir bien aimée. «C’est sûr que c’t’un p’tit cul, d’habitude, j’aime mieux les grandes filles, mais, je l’sais pas, elle a du guts. Ouin. Elle a crissement quelque chose. Mais je suis pas certain qu’à m’a aimé, par exemple.
⎯ Pourquoi tu dis ça?
⎯ Ben là, de la manière qu’elle me parlait.
⎯ Tu t’es-tu entendu lui parler, toi?
⎯ Quoi, j’tais ben correct.
⎯ Moooon dieu.»

Puis vint l’inévitable. Comme si nous venions tout juste de passer le stade nécessaire de connaissance de l’autre. Paré sauta sur l’occasion aussitôt qu’il pût.
«C’est pas ta blonde?
⎯ Tu m’en aurais entendu parler, si j’avais eu une blonde, que ce soit Lou ou une autre.
⎯ C’t’encore drôle… Mais tsé, c’est-tu, genre, ton amante?
⎯ C’est ma meilleure amie. Avec tout ce que ça peut impliquer. Arrange tes fantasmes autour de ça.»

Paré me fit une moue et redirigea son attention sur le travail d’emballage. «Ouin, mais genre, avez-vous un deal?
⎯ Quoi, un deal? Deux pour le prix d’un? Un sac à dos avec tout achat de 20$ et plus? Kess-tu veux dire, avec ton deal?
⎯ Ben, pour baiser, pis toutte, comment vous vous arrangez?
⎯ D’habitude, on s’allonge dans le lit. Le reste, ça dépend du contexte.
⎯ Come on là… Je veux dire…
⎯ On fait chacun nos affaires de notre bord, des fois on se pogne, pis d’habitude, on se raconte pas mal toutte.»

À ce dernier énoncé, Paré eut un air surpris. Je venais peut-être de réduire quelque peu ses ardeurs.

«Va falloir que tu viennes me reconduire, si ça te dérange pas trop. Je suis supposé rentrer dans vingt minutes.»

jeudi 3 septembre 2009

Le jour des poubelles, chapitre 6


«Moi, chu un gars de Volks, kess-tu veux. Je me sens pas chez nous dans un autre char. P’têt ben une Volvo, mais avant que je me pogne une Volvo… Mais tsé, c’est pas que j’ai pas essayé de me trouver d’autre chose, mais je reviens tout le temps aux Volks.»

Je hochai la tête sans trop savoir pourquoi. Paré n’avait pas besoin d’une réelle confirmation pour continuer à parler. «Pis j’ai eu un deal sur celle-là – non mais tsé, un deal – pis j’ai continué mon trip de Volks. J’en ai eu une, juste avant, une Jetta 88, mon homme, je l’ai usée à’ corde ben raide. Pis pour m’en débarasser, personne en voulait, crisse. Personne. À part un garage Volks à l’autre bout de la ville, qui disait qu’y pourrait me donner cent piasses. Cent piasses, mon homme! J’avais essayé de la vendre 800 dans les petites annonces, jusqu’à ce qu’un gars me demande si j’étais au courant que si mon char tenait en un boutte, c’était à cause de la pôle de métal soudée en d’sous… J’avais jamais vu ça, moi. Le gars est parti sans dire un mot. J’ai couru après. «200 piasses», j’ai dit. Y m’a à peine regardé.»
Je roulais un joint en riant et en regardant Paré raconter. Le fait qu’il conduise ne changeait en rien sa façon se présenter une histoire. Les mains qui vont dans tous les sens, toujours une cigarette entre les doigts, les yeux qui cherchent l’approbation, les tapes sur l’épaule, même que l’expérience, en voiture, était encore plus physique, à cause de la proximité.

«Fait que finalement, quand j’ai décidé d’aller la porter, à partait pus. Jusqu’à ce que ma blonde dans l’temps à se couche sur le capot pour faire un câlin au char. Une affaire de fille, je la laissais faire, mais crisse, ça l’a marché, man!» Sur quoi il me donna une tape sur le bras et me fît renverser ma préparation sur le tapis tout sale.
«Fuck. S’cuse. Anyway, on s’est rendus jusqu’au garage, le gars y’a regardé mon char, y’était ben fin, pareil, pis m’a regardé comme si y me confirmait que ma mère avait un cancer, y m’a dit «Fait que, comme je t’ai dit. Cent piasses. Je peux pas faire plus. À moins que la tank à soit pleine.» Y’était quasiment désolé pour moi. Fait que j’ai dit ok. On est passé au bureau, y m’a donné cent piasses, plus trente pour le gaz, j’y ai donné les clés, j’ai donné cent piasses à ma blonde que j’y devais anyway pour les brakes, pis on est parti en lui disant salut. «Vous vous en allez à pied?» qu’y a dit. «Ben oui, j’ai dit, je viens de vendre mon char cent trente piasses.» Je pense vraiment qu’y était triste pour moi.»


«Tu sais ce que tu devrais faire?» demandais-je à Paré après avoir récupéré un maximum du dégat sur le tapis. Je terminais ma bière et je tanguais déjà, assis sur le siège passager. Paré ne semblait pas trop affecté. Mais lui, il en était à son premier alcool de la journée.
⎯ Me déboucher une autre bière?
⎯ Non, je veux dire, pour la vieille, pour pas te faire pogner.
⎯ Donne-moi une bière pareil. C’est quoi tu veux je fasse?
⎯ Un moyen d’être là n’importe quand, sans qu’on s’en rende compte…
⎯ Accouche!»
Je le regardais avec de grands yeux ronds. Je me trouvais très drôle.
«Tu te déguises en intinérant. Pis tu niaises à l’entrée de l’épicerie. Tu vas ben tomber dessus un moment donné, pis en plus, elle te reconnaîtra pas.»
Il se grattait la tempe. Je rajoutai la cerise sur le sundae, l’insulte finale. «Sans compter que ça te ferais un petit sideline…»

Je n’obtins pas l’effet voulu. Alors que j’essayais de le faire exaspérer, voilà que Paré y pensait. «Pas fou, Man, pas fou pantoute…
⎯ Voyons-donc, Paré, je te niaisais ben raide, là, come on…
⎯ Non non, j’te jure, je trouve que c’t’une pas pire idée. J’ai plein de vieux linge à’maison, en plus…»
Je soupirai un bon coup et m’enfonçai par le fait même l’équivalent un couteau brûlant dans les côtes. C’est fou comme ce mal pouvait être sournois et comme Paré pouvait être con.

Passé le pont, il continuait à rouler sur la 10. Un disque de Manu Chao jouait depuis qu’on était parti. «Ça te dérange, si je change la musique?
⎯ Non vas-y, les disques sont juste là.»
Il me passa la pochette. Je fouillai et tombai sur une compilation de Johnny Cash. Ça ferait amplement l’affaire.
«C’est où qu’on va, Paré?» dis-je en allumant le joint.
Il fumait sa quatrième Peter Jackson et prit le temps de rejeter la fumée avant de me répondre. «On va chez un de mes chums.
⎯ Pis c’est où, chez ton chum?
⎯ Pas trop loin, là, je pourrais pas te dire exactement.
⎯ Mais tu sais c’est où?
⎯ Ouais, mais je pourrais pas te dire, je sais comment me rendre, c’est toute.
⎯ Ah. Pis on va faire quoi, là?
⎯ On va rendre visite. Un de mes chums du secondaire.»

J’arrêtai mes questions et me laissai conduire. Paré emprunta la sortie St-Jean-sur-Richelieu. Puis une autre que je ne remarquai pas, j’étais occupé à me rappeler les paroles de Cocaine Blues. En peu de temps, nous étions engagés sur un petit chemin où les maisons se faisaient plus rares. La campagne. «Ah, c’est icitte.» Paré se gara à côté d’une Pontiak Vibe bleu foncé. Sur le balcon, déjà, nous attendait celui qui devait être son vieux copain d’école, une tasse de café à la main, un jeune de quatre ou cinq ans accroché à sa jambe. «P-O, l’gros!» cria Paré en sortant de la voiture. Je le suivis. Ils se saluèrent dans une accolade chaleureuse et Paré se pencha pour faire quelques grimaces à l’enfant. Il se releva et fit les présentations. «P-O, Manu, Manu, P-O.»
P-O était aussi grand que Paré, mais plus costaud. Son visage était rond et bon-enfant, malgré qu’il soit bronzé et marqué à la dure par le soleil. La main qu’il me tendit, sale et rugueuse, me confirma qu’il n’était pas un intellectuel. «Bienvenue chez nous, Manu.» Puis, se tournant vers Paré, «C’est prêt, on va passer au garage tu suite.» Je captai le regard interrogateur qu’il lança à Paré, puis la réponse affirmative de ce dernier. «Popâ va aller au garage deux minutes, tu reste ici, ok mon loup?» L’enfant acquiesca sans dire un mot et nous sommes entrés dans la maison pour passer au garage par l’intérieur. Curieux, je regardais partout autour alors que les deux autres échangeaient sur le chalet que P-O aidait à construire, pour son oncle. «Voulez-vous un café, les gars?»
Je répondis par la négative, mais Paré hésita. «T’aurais pas une p’tite bière?
⎯ Calvaire, les boys, vous êtes ben de bonne heure à matin!
⎯ On fait juste continuer ce qu’on a commencé hier soir.» dit Paré avant de s’enligner pour me donner une bonne tape sur l’épaule. Il se ravisa juste à temps. P-O partit d’un rire franc et sec avant de se diriger au frigo. «Vous vous connaissez d’où, au fait? J’ai jamais entendu parler de toi, me semble.»
Il nous tendit deux Labatt Bleue et Paré, après une gorgée, lui raconta notre histoire brève, mais déjà chargée. P-O écouta le récit les sourcils arqués et je confirmais par affirmations muettes. Je retirai mes lunettes pour la première fois, afin d’illustrer son propos. P-O émit un sifflement admiratif.
«Si t’as besoin de bras, finit-il par me dire, tu m’appelles, hein? Le gros Paré pis moé, quand on prend notre air malin, d’habitude, ça fait son effet.
⎯ Oui-mon-sieur.» fit Paré, plein de confiance.
Je les remerciai en précisant qu’il y avait peu de chances que je retrouve mon agresseur et qu’en général, je n’avais pas l’habitude de me mettre dans la merde. Quoiqu’il en soit, ce genre d’offre apportait son lot de réconfort.

Le garage contenait un imposant établi, des stocks de bois de chauffage, de bois de construction, un tracteur à gazon Kubota et une moto de course Yamaha, que je ne pus m’empêcher d’approcher pour laisser glisser ma main sur le siège et le réservoir. «Elle est à vendre, si ça te tente.» Je me retournai, un peu gêné, pour répondre que j’étais loin d’être le type à considérer ce genre d’offre, quand je vis P-O sortir d’un tiroir de l’établi un sac ziploc rempli de ce que j’imaginai être de la coke. «Toute belle, clean au boutte. Veux-tu que je la repèse devant toi?
⎯ Ben non, l’gros, voyons-donc. Si je me mets à penser que toi tu me crosses, je serai pas sorti du bois.»
P-O sourit. «Comme je te disais, si tu peux m’emmener le cash dans la semaine, ça serait ben trippant. Sinon, ben tsé, le plus vite possible.
⎯ C’est bon, l’gros. J’en ai déjà une coup’ qui attendent, je devrais en vendre une bonne partie dans’ semaine.»


«T’aurais pu m’en parler, calvaire
⎯Parler de quoi?
⎯ Crisse, Paré, fais pas l’innocent. On se connaît pas, pis tu m’emmènes avec toi faire un deal de dope.
⎯ Les nerfs, man, je viens pas de t’emmener chez les Hells, là, on vient juste de rendre visite à un de mes chums…
⎯ Pis on est dans un char, un peu saoûls, avec un gros bag de poudre dans le coffre.»
Paré essaya de se faire rassurant. «Ça fait des années que je fais ça, pis y m’est jamais rien arrivé. Je suis prudent.»
Je ne pus m’empêcher de rire à cette affirmation.
«Pourquoi tu ris?
⎯ Parce que t’es cave. Pourquoi tu fais ça?
⎯ Pour le fun, pour l’extra de cash. C’est juste pour une coupe de chums, c’est comme un service. Je fais pas de gros.
⎯ Pis pour combien de tes chums tu fais ça, encore?
⎯ Queques’uns, là… Il parut légèrement décontenancé, me jeta un regard et ajouta, Ben, pis c’t’un peu pour ça que je me suis pogné une job de facteur.
⎯ C’est pas vrai…
⎯ Ben oui, man, tu y penses-tu? Hop, une petite lettre icitte, une petite lettre par-là, ou ben je sonne à la porte pour livrer un colis… Je me fais pas écoeurer une hostie de seconde, pis tu vas pas douter qu’un facteur qui fait sa run en joggant est un dealer de poudre. J’ai pas l’air louche, pis je jase au boutte avec le monde, en plus. J’ai la cote, sur ma run. Pis c’est pas comme si je mettais de la poudre dans toutes les boîtes à malle, non plus.»
Il était satisfait. Satisfait et convaincu. Nous sommes revenus en ville en laissant chanter Johnny Cash.