mardi 29 mars 2011

Le jour des poubelles, chapitre 32


Paré est débarqué deux heures plus tard les bras chargés, suivi d’une pauvre éclopée qui tentait au possible de se cacher derrière lui. Lou et moi avions mangé notre steak sans passion, bouleversés devant la violence qui nous tournait autour. Devant la merde qui rattrapait Paré. Puis nous avions fait de la place dans l’appartement. Dans la mesure du possible. «Maude, Lou, Manu, je pense que vous vous êtes déjà vus…»

Elle regardait par terre, embarassée autant par son état général que par le souvenir plutôt abrupt de notre première rencontre. Nous nous sommes assis au salon après avoir jeté au plancher tout ce qui embarassait les fauteuils. Lou lui a apporté un verre de vin. Paré s’affairait dans le bureau. «C’est quoi qu’y t’ont dit?
⎯ Je sais pas. Je comprends pas l’anglais. …ouch... Mais bon, ça avait clairement pas rapport avec moi, je les avais jamais vus, ces gars-là. Mettons que j’ai vite fait un lien…
⎯ Ouin, dit Lou, moi non plus je les ai jamais vus…
⎯ Quoi? Tu sais c’est qui?
⎯ Eeeehhh, ben là, pas vraiment, là… C’est malgré moi, un peu…»

La porte arrière claqua, des bruits de chaîne se firent entendre en même temps que les pas de Paré. «Je reviens dans pas long.
⎯ Paré! Attends! Va pas là, crisse!»

Il se retourna vivement vers moi. «S’cuse-moi ti-gars, mais rendu là, t’as pas à me dire quoi faire.
⎯ C’est juste pas une bonne idée.
⎯ Pas grave. Ça sera pas la première fois.
⎯ Ouin mais t’as dit que t’arrêtais de faire des conneries…
⎯ M’en vas en réparer une, justement. Occupez-vous de Maude.»

Puis il claqua la porte. Je me retournai vers les filles, bouche bée. «Non mais crisse! Dites de quoi!
⎯ Ben, je sais pas, Manu… J’le comprends, à quek’part… Tu réagirais pas si y’avait quelqu’un qui m’avait battu? C’est carrément affreux ce qu’ils ont fait là!»

Je soupirai, puis claquai la porte à mon tour. «Manu!!!! Non!!!!!»



J’ai pas vu le bébé. Quand je suis sorti de chez nous, le vacarme de la Jetta se faisait déjà entendre à l’autre bout de la rue. Pas eu le choix d’enfourcher mon vélo. Je pédalais à fond de train, me disant qu’avec les raccourcis et les feux rouges brûlés que peuvent se permettre les cyclistes, j’arriverais peut-être à traverser la ville plus vite que lui. J’y allais au maximum de mes capacités, je sentais mes cuisses gonfler, mes mollets s’étirer et mes yeux s’embuer, à cause de l’air frais de soirée. Je l’ai pas vu, le bébé dans sa poussette, comme un éclaireur au coin de la rue pour son père et sa mère. Je l’ai fauché, violemment, avant d’être projeté au milieu de la rue, où une voiture s’est arrêtée en fracas. J’entendais un bébé hurler, une mère paniquer. Une porte de voiture claquer. Puis on m’a ramassé. Pas très doucement, mais j’aurais eu beaucoup de peine à me lever moi-même, alors j’étais reconnaissant du geste. On m’a traîné et j’ai retrouvé mes esprits alors qu’on me bousculait contre un mur de briques. Ils devaient être au moins deux. Peut-être plus. Chose certaine, moi, j’étais moins qu’un. Plus les coups rentraient, plus les cris du bébé se faisaient distants.

Je serais incapable de dire combien de temps l’assaut a pu durer. Au même titre que je n’ai aucune idée du temps que j’ai pu passer seul dans un racoin de la ruelle, assis dans une flaque d’eau avec le cadre de mon vélo me ceinturant les épaules. Tout était silence autour. Il m’a fallu relever d’astuces pour me retrouver debout. Le mal m’envahissait sous une panoplie de formes. Le plus douloureux, ça restait le bébé. Ça prend rien, pour tuer un bébé, non?

Je suis parti de là lentement, en traînant mon vélo. J’étais à quelques coins de rues de chez Lou. Rendu-là, je me foutais pas mal de ce qui advenait de Paré. J’avais toujours les yeux embués mais ce coup-ci, c’étaient des larmes. À la vitesse où j’allais, aucun danger de blesser qui que ce soit.



Comme c’était le jour des poubelles, j’en ai profité pour me trouver quelque chose qui ferait office d’arme. Un vieux tuyau de métal un peu rouillé qui devait bien déjà avoir eu une utilité et une santé. J’ai trouvé la porte d’en bas débarrée. Forcée, en fait. J’ai monté doucement les marches. Plus par incapacité que par réelle précaution. Il y avait clairement du carnage à l’étage du dessus. Je suis arrêté un instant devant la porte de chez Lou et Annabelle. J’ai eu une pensée pour Anna, puis je me suis dit que si Lou avait déserté, sa coloc devait l’avoir fait aussi depuis longtemps.

Tout s’est passé très vite. Chaque marche que je gravissais me rapprochait de Paré qui se faisait clairement dérouiller. Je pensais au bébé et à l’imbécile qui avait failli le tuer. Je n’aurais pu être plus en accord avec le père. Je n’en dirai pas autant de celui ou ceux qui l’ont accompagné. Arrivé à la porte, j’ai reconnu Paré qui toussait et constaté qu’il était à proximité de l’entrée, à gauche. J’ai défoncé puis aussitôt frappé au bas du dos, puis au genou le premier homme à ma portée. La pièce, qui sombrait dans l’obscurité, n’était éclairée que par une lampe de table à proximité de Paré. Alors que l’autre s’effondrait de douleur, j’ai ramassé Paré par le collet, détruit la lampe d’un coup de barre et sur le retour, frappé aux côtes un autre des Ontariens qui s’en venait vers nous. Nous avons dévalé les marches en vitesse en faisant fi de nos douleurs respectives.

Arrivé sur le trottoir, j’ai demandé d’urgence à Paré où était la Jetta. «Eeehhh, eehhh, attends, là…
⎯ Paré Tabarnak, déconne pas!»

Je ne l’avais jamais vu aussi affaibli. Mais je n’avais aucune envie de m’attendrir. «Trouve tes clés, ton char, pis on décrisse, c’tu clair?»
⎯ Oui oui Manu… Eeehhh, Manu?
⎯ QUOI?
⎯ Ben, merci. Merci en crisse.
⎯ J’AI PEUT-ÊTRE TUÉ UN BÉBÉ À CAUSE DE TOI, CRISSE!!!!
⎯ Han?
⎯ Trouve ton char. Tu suite.»

mardi 8 mars 2011

Un pays à l'aube, de Dennis Lehane


(The Given Day, 2008)
Rivages/Noir, 2009, 857 p.

Lehane, ou bien vous le connaissez, ou ben vous le savez simplement pas. Mystic River et Shutter Island sont deux de ses grands romans adaptés au cinéma. Voilà, vous le connaissez, maintenant. Pour ma part, j’ai découvert Lehane par sa superbe série avec les détectives Patrick Kenzie et Angela Gennaro (dont je suis toujours éperdument amoureux). Tiens, le quatrième tome de la série, Gone, Baby, Gone a été adapté au cinéma par Ben Affleck.

Maintenant que c’est dit, parlons de livres.

L’ambition de Lehane n’a fait que grandir depuis son premier roman (un dernier verre avant la guerre) qu’il avait écrit faute d’argent à mettre dans ses divertissements. Son talent aussi, il a grandi. Et ça nous mène à ce livre gigantesque de 857 pages. Et ça nous fait regretter, un coup passé la moitié, de voir le nombre de pages restantes s’envoler.

C’était mon cadeau de noël de la part de Vallières, qui m’a fait promettre de le lire au plus vite. Ce que j’ai fait, après avoir terminé mon livre précédent que j’ai lu pendant un nombre de mois qui n’existe même pas. Ici, un mois. Et j’ai même pas lu si souvent. Je ne me rappelle pas les dernières fois où je me suis tapé des rush de lecture. C’était bon d’y revenir. Merci, Denis.

Si je me lance pour de vrai dans l’histoire, je ne finirai jamais, j’entrecouperai mon récit d’anecdotes, pis là… pis là…

Je tenterai d’être bref. On verra rendu à la fin.

Nous sommes en 1918, à la fin de la première guerre et nous suivons deux personnages qui n’ont au départ absolument rien à voir. Luther Lawrence, un jeune noir de l’Ohio, excellent joueur de baseball, mais aussi ouvrier noir comme tant d’autres qui doit laisser son travail aux soldats blancs qui reviennent de la guerre. Avec sa femme, il quittera Tulsa pour Greenwood, où il sera surpris de constater que des noirs y mènent une vie prospère. Ça ne l’empêchera pas de tomber dans les activités peu recommandables et de devoir quitter la ville par train de marchandise après avoir été un peu trop loin, laissant-là sa femme en attente de leur premier enfant.

Danny Coughlin est un policier irlandais dont le père, Thomas Coughlin, est arrivé clandestinement au pays dans son jeune âge pour en arriver à devenir Capitaine de la police de Boston. Alors que la ville devient infestée de Bolcheviks et d’associations syndicales, Danny se voit offrir la mission d’infiltrer diverses organisations afin de fournir des listes de noms à la police. Cependant, Coughlin découvrira sa fibre syndicale et ses qualités de leader le mèneront à la tête de l’association des policiers.

Bien sûr, les deux personnages se rencontreront, mais tout ça est beaucoup trop beau pour que je vous dise comment et pourquoi.

Le roman touche un nombre impresionnant d’évènements et de situations en l’espace d’une année. La réalité des immigrants, le racisme sauvage envers les noirs (des scènes choquantes, des malaises renversants), la peste qui ravage la ville, la peur constante du communisme, la formations des associations de travailleurs, le soulèvement des noirs, l’explosion d’un réservoir à mélasse qui innonde une partie de la ville, les affrontements du 1er mai, l’arrivée imminente de la prohibition, la grève de la police, les émeutes qui ravagent la ville au grand complet, mais aussi la pauvreté extrême, l’honneur familial, les relations père-fils tordues ainsi qu’une grande histoire d’amour qui est loin de détonner avec le reste.

Avec une minutie historique rigoureuse et des personnages d’une grande humanité, Lehane nous offre un roman d’envergure et des scènes qui colleront longtemps en tête.

En prime, chaque partie débute avec un chapitre où Babe Ruth est le personnage principal. Babe, l’incarnation du rêve américain, la gloire au bout des gros bras. Babe, le citoyen moyen qui ne lit les articles de journaux qu’à moitié et qui n’a aucune idée de quoi faire durant l’hiver. Babe, l’athlète le mieux payé de l’histoire qui n’a rien à voir avec les policiers de sa ville, qui travaillent au même salaire que dix ans avant la guerre. Le tout premier chapitre, qui s’ouvre sur la grève des joueurs durant la série mondiale de 1918 et qui met en scène une partie de baseball improvisée entre des noirs et des blanc est tout simplement un grand moment de littérature. Et un grand, grand moment de racisme.

Des images qui collent et qui ne sont pas près de partir.