vendredi 28 août 2009

Le jour des poubelles, chapitre 5


La plus belle histoire de Paré, la veille, avait été celle de l’épicerie. Alors qu’il faisait quelques emplettes au Provigo près de chez un ami avant d’aller y souper, il s’était senti suivi dans les allées. Rien de trop acharné, mais assez pour avoir des soupçons. Une femme dans la soixantaine, l’air étrange, qui le suivait et le regardait sans arrêt. Il avait tenté de la semer en brisant son parcours, sans suivre la logique des allées. Mais elle était toujours un peu là, sur ses traces. Puis elle l’avait rejoint à la caisse, se plaçant tout juste devant lui. Puis il avait figé à ses premières paroles. «Excuse-moi, dit-elle, mais c’est que tu ressembles tellement à mon fils…»

Soulagé, Paré s’était senti soudainement à l’aise, assez pour faire un trait d’esprit. «Ça doit être un beau garçon!
- Oh oui, c’était vraiment un beau garçon.»
Il avait analysé un temps.
«C’était? Il a arrêté d’être beau?»
Elle avait détourné le regard, retenant un rire gêné.
« Il s’est suicidé. Y’a deux mois.»
Son sourire persistait néanmoins
« Oh… Je… je suis désolé, madame. Vraiment désolé…
- C’est rien, voyons donc. Tu peux pas y être pour grand chose. Vois-tu, c’est que j’en suis encore à le voir partout, comme s’il était pas mort. Paraît que c’est normal.»

Paré s’était rappelé un ami du secondaire décédé dans un accident d’auto. Il s’était mis à le voir surgir de partout, comme s’il y avait toujours quelqu’un pour lui ressembler. Ça avait duré quelques mois. Il comprenait très bien ce que voulait dire la dame.

«Mais là, avait-elle repris, on dirait que ça me fait du bien. De te parler comme ça, à toi qui a l’air si gentil, c’est un peu comme si j’avais soudainement accès à lui. Ah, faut pas trop t’en faire avec les folies d’une vieille femme. Je suis vraiment désolée de te faire subir tout ça…
- Oh non, madame, voyons-donc, si ça peut vous faire du bien… Je, je sais pas… Je peux faire d’autre chose pour vous qui soit dans la mesure du possible?»
Le regard de la femme s’était illuminé. «T’es tellement gentil… Ben oui, si tu veux, tu pourrais faire quelque chose pour moi.» Paré, attentionné, était prêt à tout. «Tu pourrais juste me dire, quand je vais avoir passé la caisse, tu pourrais me dire «Salut m’man». Il m’appelait toujours comme ça, m’man.»

Ravi de pouvoir procurer du bonheur pour si peu, il avait assuré la dame qu’elle pouvait compter sur lui. Tout chose, il s’était retiré dans ses pensées alors qu’elle passait à la caisse. C’était fou comme la destinée pouvait se faire rencontrer deux personnes qui, au départ, n’avaient rien en commun. Une personne qu’il avait pourtant trouvée antipathique d’entrée de jeu. Pour preuve qu’on ne sait jamais ce qui nous attend.

Puis le moment était venu. Paré était prêt. Fier et tête première. «Salut m’man, à bientôt!
- Salut mon beau. Merci encore.
- Y’a rien là, m’man, voyons donc.»

Elle avait quitté et Paré, heureux d’avoir assuré au point de se permettre quelques libertés, avait sur le visage le doux sourire de la réussite. Il avait déposé ses emplettes en restant légèrement dans les vapes alors que la caissière scannait les produits. Voilà une belle action de faite. Il avait hâte de raconter ça aux autres. «Ça va faire 72,85$, s’il vous plaît.»

Surpris, Paré avait jeté un œil sur ses achats. Une caisse de douze bières, deux sacs de chips, une barre Mars et un gros sac de fromage en grain. Impossible. «T’es-tu certaine que t’as bien scanné tes affaires? Ça peut pas me coûter soixante-douze piasses certain…
- Ben, juste vos affaires, non, c’est sûr, mais votre mère m’a dit que vous alliez payer sa commande…
- Ma mère?
- Ben oui, votre mère, qui était juste là…
- TABARNAK!»

Il avait fait sursauter la caissière en tapant des deux mains sur le tapis roulant, avant de partir à la course pour rattraper la vieille. En chemin, il accrocha deux client, un panier et il arriva trop tard au stationnement, où il resta seul debout durant plusieurs minutes à se maudire.

«Pis là après, je suis retourné dans l’épicerie pour ramasser ma commande pis y’a fallu que je m’énerve avec l’hostie de gérant qui voulait pas me laisser partir sans que j’aie payé les affaires de la vieille.
-Pis?
- Je lui ai dit de se la mettre dans le cul, la commande de la vieille. Y’a dit qu’il allait appeler la police. Je lui ai dit «appelle-là, la police, maudit cave.»
- Pis là?
- Ben il l’a appelée, le cave. Pis j’ai payé la commande de la vieille, sinon ils me faisaient un dossier. Je me clencherai pas un dossier pour une commande de soixante douze piasses certain.»

Lou et moi riions à en perdre le souffle. Paré restait placide, frustré, tout en étant conscient du spectacle qu’il venait de donner.

Et depuis ce temps, deux semaines environ, Paré retournait régulièrement à l’épicerie, où il écumait les rangées à la recherche de la vieille, tout en se cachant du gérant. Et ce matin, il m’embarquait avec lui dans sa traque.

«Vas-y, toi.
- C’est quoi que tu veux que je fasse, Paré? Je la connais pas, moi, je pourrai pas te dire si elle est là.
- Juste faire un tour de reconnaissance.
- Je veux ben, mais crisse, pour reconnaître quoi?»
- Chicken. Va au moins acheter de la bière, moi chu barré.»
Il me tendit un billet de vingt dollars.

Malgré tout, voilà que j’entrais dans l’épicerie avec l’impression d’être sur une mission. Je me rajustai à la normale quand je constatai que je tentais d’avancer à pas de loup dans les allées. Comme de fait, la place offrait un parfait décor de ce à quoi devait ressembler une épicerie un matin de semaine. Un employé habillé avec une cravate – peut-être le gérant – me dévisagea. Un éclopé dans le frigidaire à bières un matin de semaine. J’achetai quatre cannettes de Kilkenny, payai et retournai à la Jetta. «Pis?
- Shit, ça a pas été facile, mon gars. Y’ont pas voulu me laisser me rendre au frigidaire. Y’a fallu que je me batte.
- Ta gueule.»

Sur quoi Paré démarra pour se diriger vers le sud. Une fois sur le pont Champlain, sa grande main vint fouiller entre mes jambes. Pour ne pas provoquer mon mal de côtes, je tentais d’éviter les gestes brusques causés par la surprise ou toute autre réaction vive. Mais là, je travaillais fort. «C’est quoi que tu fais, Paré?
- T’as mis où les cannettes?
- Calvaire, demande-le, à la place, j’ai rien que ça faire, moi, pas toi, tu conduis.
- T’es ben guidoune…
- Tiens, ta bière.»

Il la décapsula d’une seule main et en prit une grande lampée. Je fis de même. Ça me changera du vieux goût de café que j’avais en bouche.

mardi 25 août 2009

Le jour des poubelles, chapitre 4


Je travaille pour Jean Lemieux, un luthier - le mot est gros, disons plutôt un technicien en réparation - spécialiste en guitares et autres instruments de la même famille, mais trop orgueilleux pour référer, disons, un violoniste à la bonne personne, par pur bon sens. Ça nous a valu quelques plaintes, ces histoires, mais Jean est du genre plutôt intimidant et il finit souvent par avoir gain de cause, même s’il n’a aucun argument.

Nous oeuvrons tous deux dans un petit atelier exigü rempli de machines, à peine le double de la pièce où l’on reçoit les clients. Je ne suis pas claustrophobe ou rien du genre, mais précisons que mes journées, je les passe entassé dans l’atelier avec un patron criant d’obésité, raciste, intolérant, bavard et ex-militaire par-dessus le marché. Alors que nous nous appliquons à un travail délicat et minutieux, Jean me balance ses fadaises sur les sujets du jour. Un genre de Gilles Proulx qui n’aurait jamais fait le tour du monde. Je suis passé maître dans l’art du «hu-hum» et du «ah ouin» à force de l’entendre parler des maudits arabes, des sales Pakis, des nègres et de leur crisse de Hip-Hop, des punks qui quêtent tout le temps du change ou des étudiants fatigants qui savent juste faire la grève.

Et quand il ne parle pas, il respire fort.

Si je n’ai que peu d’opinions ou de causes dignes d’implication, c’est peut-être en partie la faute à mon patron. Ses prises de position et ses préjugés sont si extrêmes, tellement vulgaires et non fondés qu’on croirait à la blague. Il est préférable de l’ignorer. Mes moments de grâce, je les trouve dans mes trop nombreuses pauses cigarette, ou bien après le dîner alors qu’avachi dans son énorme fauteuil thérapeutique, il se tape un petit somme pour digérer son repas.

J’aime tout de la guitare. J’aime en entendre, j’aime en jouer, j’aime en voir et plus que tout, j’aime m’en occuper. Des ajustements de base aux tâches plus complexes, recoller un manche, changer les frettes, l’électronique, refaire la finition, n’importe quoi, je m’en occupe. Vous pourrez échapper votre Guild 1963 en bas des escaliers ⎯ ça me briserait le cœur, bien entendu ⎯ mais je serais ravi au plus haut point de m’en occuper.
Seulement, je ne peux pas. Du moins, pas dans le cadre de mon travail. Certaines tâches exigent un technicien certifié et Jean refuse de faire mes évaluations officielles nécessaire, les reporte à chaque fois, prétextant qu’on a trop de retard sur les réparations. Il a une chienne pas possible de se faire surpasser, de ne plus être le meilleur dans ce petit monde où il s’est couronné roi. Plutôt qu’être fier, il serait défait de voir que j’arrive autant que lui à faire un travail de précision. Pas qu’il soit mauvais, au contraire, Jean travaille comme un moine et se complaît dans l’infiniment petit. Alors, même si je suis loin d’être mauvais aussi, je m’occupe à réparer les marques mineures, les Seagull, les Kramer, les Takamine de bas étage alors que Jean prend les gros dossiers, les guitares de collection ou les instruments que certains artistes connus viennent nous confier. Et on prend inévitablement du retard sur les dits gros dossiers et Jean fait tout lui-même avec détail et attention, «pour garder la bonne réputation», clâme-t-il.

Un jour, j’aurai mon propre atelier. «Camacho guitare shop», ou quelque chose de plus original que je trouverai bien en temps et lieu.



Dans la vie normale, ç’aurait été un matin comme les autres. Je me serais levé à une heure raisonnable, j’aurais parti le café, pris une douche, allumé la radio. Je me serais habillé en écoutant les informations et j’aurais bu trop de café en lisant mon livre et en fumant une cigarette, assis à la table de la cuisine. J’aurais ensuite déjeuné deux rôties en vitesse, debout au comptoir, après m’être rendu compte que temps avait filé plus vite que prévu. J’aurais mis mes verres de contact sans les rincer. J’aurais enfilé mon casque et mes gants pour enfourcher mon vélo et me rendre à l’atelier dans un temps qui tournait généralement autour des dix minutes, en tenant compte du trafic dense du matin. Et en revenant, le soir, j’aurais fait comme à l’habitude un léger détour vers le Lézard, où je m’arrête certains soirs de semaine pour lire mon livre en buvant une ou deux bières, dépendant du livre.

Mais ce matin-là relevait plus ou moins de cette vie dite normale. J’eus toutes les difficultés du monde à me sortir du lit. D’abord à cause de la cuite monumentale que nous nous étions tapée la veille, Lou, Paré et moi, comme pour fêter notre nouvelle amitié et mon passage à tabac. Mais un simple mal de tête, aussi vicieux soit-il, aurait été comme une récompense, s’il n’y avait eu que ça. Aussitôt les yeux ouverts, la vive douleur à mes côtes me revint, ne laissant même aucune chance de laisser croire, ne serait-ce qu’un instant, qu’elle était partie. Sans compter que j’avais finalement flanché et fumé quelques cigarettes malgré la douleur que ça impliquait et voilà que je toussais ce matin et que chaque coup me cognait à la tête et m’étirait les côtes.

Dans une série de mouvements d’une lenteur inouïe, je m’étais mis au lit la veille en grimaçant, me trouvant ridicule et pépère. Et voilà qu’au matin, je me devais d’opérer cette même routine en sens contraire. Me retrouver debout à côté de mon lit serait ma première réussite de la journée. Vaste programme.

Une fois douché – mon sang se glaça alors que je faillis glisser en sortant du bain – je fis passer avec un grand verre d’eau une poignée d’aspirines. Je constatai avec écoeurement que le pansement que Lou m’avait fait occupait une bonne partie de mon front. Je l’avais complètement oublié. Son état était plus qu’instable, si bien que je le retirai. La blessure avait séché et des morceaux de tissu y étaient restés imprégnés. Sous mon œil droit, une ecchymose avait fait son nid durant la nuit. Je me rappelai vaguement les moqueries des deux autres alors qu’au cours de la soirée, mon oeil avait commencé à enfler. Mais ce matin, l’enflure rapetissait mon œil et rejoignait mon nez. Je palpai du bout du doigt. Merde. Je versai une rasade de Cheminaud dans chacune de mes tasses de café et à la place de la cigarette, je roulai un joint. Tant qu’à faire. C’est pas tous les jours qu’on peut se réveiller aussi amoché. Aussi bien en profiter.
Et peu m’importait, parce que ce matin, je n’étais pas dans la vie normale.
Juste un peu à côté.

Mes lunettes de soleil cachaient le bleu en bonne partie. Par réflexe, j’allais prendre mon casque quand je me rappelai mon vélo tout tordu que Paré avait descendu pour moi à la cave. Je me résignai à appeler un taxi.

J’allais monter dans la voiture quand arriva juste derrière une Jetta grise clinquante et décousue qui se plaça avec fracas – comme à la télé dans une série policière – de biais devant le taxi. Paré ouvrit la porte passager ⎯ car la fenêtre ne baissait plus ⎯ envoya la main au taxi et me cria «Tu vas-tu tripper là tu seul encore longtemps? Enwèye, monte!»

Paré m’offrit l’un des deux cafés qu’il était arrêté prendre près de chez lui au coin de la rue. Il conduisait d’une seule main et de l’autre tenait son verre de carton. De temps à autre, ses cuisses montaient pour contrôler le volant alors que, de sa main devenue libre, il pigeait dans un sac de Cheetos qu’il gardait ouvert près du bras de vitesse. Après s’en être balancé une poignée en bouche, il me tendit le sac sous le nez, par pure bonté. Je refusai avec un dégoût que je ne pus cacher qu’en partie. «Je me suis dit qu’avec pus de bécyk, t’aurais besoin d’un lift…
- T’es à l’affût, mon homme… C’est fin. Mais, euh, tu travailles pas aujourd’hui?
- Non, chu off.
- Pis ça te tentait pas de rester couché?
- La question, c’est pas que ça me tente ou non, dit-il en sirotant une gorgée tout en prenant un virage. Je sais pas comment ça se fait, mais je suis toujours debout avant huit heures. Ça peut-être pratique des fois, mais sinon, ça me fait des maudites longues journées, je me couche jamais avant deux heures, les soirs tranquilles.
- Mais hier, t’as ben dû te coucher pas trop tard, on était saoûls raide à huit heures du soir.
- Bah, chu allé prendre une bière au Verre Bouteille après. J’ai vu des chums. J’en ai fait rire une coup’ avec ton histoire, mon gars. On a fini ça assez tard.
-Pis à matin, t’es là.
- Top-shape.
- T’as dormi combien d’heures, pour le fun?»
Son éclat de rire me fît sursauter. Ma côte.

Tout au long de la soirée, Paré s’était occupé de l’aspect divertisement. Lou et moi n’avions fait qu’écouter et être crampés. Je constatai bien malgré moi que fou rire et côte fêlée ne faisaient pas bon ménage. À plusieurs reprise, j’avais dû changer de pièce, aller faire un tour, oublier les conneries de Paré et me calmer avec de grandes respirations.

Un vrai livre ouvert, qu’il était. Peut-être qu’il n’avait pas eu un auditoire vierge de ses histoires depuis longtemps. Je m’imaginai facilement ses amis de longue date entendre encore et encore les mêmes conneries. Mais pour nous, c’était du nouveau et Paré avait saisi l’occasion au vol.

Il cumulait les petits emplois, sans vraiment se donner de direction officielle de carrière. Facteur à temps partiel, enseignant occasionnel au secondaire pour des remplacements, assitant-technicien sur des plateaux de tournage, il butinait d’un emploi à l’autre comme ça se présentait ou comme ça lui tentait.
Paré continuait son histoire éparpillée en reprenant où ça lui chantait, bien souvent sans aucune mise en contexte. L’hiver, il jouait au hockey, l’été, il faisait du kayak, même qu’il avait passé près de faire de la compétition. Il était né à Saint-Eustache, était encore en relation avec ses amis d’enfance, avait vendu de l’acide au secondaire, ses parents étaient séparés mais en bon terme, il avait deux plus jeunes frères jumeaux non-identiques et ils avaient la particularité de pouvoir réciter un texte très vite les trois en même temps, sans aucune bavure. Il nous racontait sa vie en fumant de nombreuses cigarettes, souvent en allumant une nouvelle sur celle qui terminait. Tantôt étendu de tout son long sur le divan, tantôt debout à mimer l’action de son histoire, Paré était lâché lousse.

«Tu conduis, là, mais tu sais-tu où on s’en va?
- Non, j’attends que tu me le dises.
- Pis en attendant, tu roules vers n’importe où…
- Tranquille.»

À bien y penser, je ne voyais pas pourquoi je m’étais ainsi pressé à me lever à la même heure qu’à l’habitude, comme si ça avait été une journée normale. D’un certain point, j’étais invalide, non? Je serais sans aucun doute une nuisance à l’atelier. Le joint du matin me tapait au fond de la tête mais minimisait néanmoins la douleur de ma côte. Je ne pouvais m’imaginer passer tout la journée au boulot alors que j’avais du mal à m’endurer. «Je suis pas si pressé que ça, en fait. Faudrait juste que je fasse un téléphone.» Paré s’arrêta aussitôt près d’une cabine, satisfait. «Ça adonne bien, j’ai des projets.»
Je m’extirpai comme je pus de la Jetta, entrai dans la cabine, glissai une pièce dans le téléphone et composai le numéro de l’atelier. J’en ressortis deux minutes plus tard avec une autorisation en bonne et due forme jusqu’à l’après-midi. Paré était content. «Ok. C’est quoi, tes projets?
- On va commencer par aller à l’épicerie.
- Quoi faire?
- On a toujours à faire à l’épicerie.»

Il s’engagea sur le chemin, et c’est après que nous ayons passé devant deux épiceries que je commençai à me poser des questions. «C’est où qu’on va, Paré?
- À l’épicerie, je te l’ai dit tantôt.
- Mais on vient d’en passer deux.
- Ah, s’cuse, j’ai pas pensé, on va à une épicerie en particulier.
- Veux-tu me lâcher avec ton mystère, crisse, c’est où qu’on va?»
Il leva un doigt et prononça, en italique avec un L majuscule: «À L’épicerie.
- Ah, come on, Paré, à matin, de même, là?
- Toutes les heures peuvent être bonnes. Faut varier. Pas se laisser deviner. Pis j’ai besoin de toi.
- Meeerde….
- On va juste aller voir, là….»




image: www.ravirajcoomar.com

vendredi 21 août 2009

Le jour des poubelles, chapitre 3


«Pis là, ça, ça te fait mal?
- Pas pire, ouin.»

Assis sur la toilette, je plantais mes ongles dans mes cuisses pour faire diversion de la douleur alors que Lou désinfectait mes blessures. La tête ailleurs, je la laissais aller, lui donnant ma totale confiance. Je ne l’écoutais pas me faire l’analyse de mon état, dénombrer mes blessures. Ses petits doigts agiles s’affairaient à me remettre en ordre et la seule façon que je trouvai pour penser à autre chose fut de me concentrer sur ses deux seins, criants de relief sous son polo bleu marine, et de me laisser embaumer par le doux parfum sucré qui se dégageait de sa peau laiteuse et constellée de grains de beauté. Je posai une main sur sa hanche menue alors qu’elle s’employa à nettoyer cette coupure sur mon front qui, selon ses dires, permettait presque de voir ce que j’avais dans la tête. «Pis là, me dit-elle, on dirait que tu penses pas à la bonne affaire. Y se passe des choses plus importantes, Manu…». Je glissai un doigt dans un passant de ses jeans sans ceinture et l’attirai vers moi. J’enfouis rapidement mon nez au creux de son décolleté. «Attention, Manu, je suis en train de te désinfecter, là!
- C’est correct, Lou, juste deux secondes…»

Mes épaules tendues s’affaissèrent soudainement, comme si un poids imposant me quittait. Comme si je me rendais finalement compte de ce qui venait de se passer, j’eus presque envie de chiâler. N’eût-été de Paré qui sifflait dans l’autre pièce, je l’aurais probablement fait, mais je m’acharnai plutôt à creuser avec mon nez pour couvrir de baisers chaque centimètre de peau de Lou disponible. Légèrement embarassée, elle tenta de faire diversion. «Tu fais comme chez vous, hein Paré?
- Si je faisais comme chez nous, tu serais pas fière. Pis peut-être même que je serais là à côté en train de vous mater. Fais que je vas faire comme de la visite, si ça te dérange pas trop.»

Elle m’envoya un regard qui me demandait «D’où c’qu’y sort, c’te clown-là?»
Je haussai les épaules.

La salle de bains donnait vue sur le salon et la cuisine, deux pièces ouvertes. Paré flânait, fouinait dans la biliothèque de Lou, majoritairement constituée de bandes dessinées. Mon bienfaiteur m’était absolument inconnu et pourtant, il était là comme s’il avait toujours fait partie de ma vie. Je me demandais s’il lui arrivait de ne pas se sentir à sa place. «Tu veux-tu une bière? lui cria Lou en essuyant le sang que je venais d’imprimer sur son torse, y’en a dans le frigo.» Paré répondit comme s’il n’attendait que ça et puis, perplexe, souleva un point. «C’est parce qu’y en a deux, des frigos…
- Dans le premier! cria Lou
- Ben voyons-donc, toé, deux frigos, c’est quoi le rapport?
- Regarde dans l’autre, tu vas avoir ta réponse!»
On entendit la porte s’ouvrir.
«Oh yeah! De la lasagne!
- Tu touches pas! C’est pas pour toi, pis pas plus pour moi!»

Il revint rapidement dans la salle de bains avec trois bouteilles débouchées. «Pourquoi d’abord, deux frigos?
- Tu comprends rien, voyons? C’est à ma coloc.
- Pourquoi vous prenez pas le même?
- T’as-tu vu de la place, toi, dans l’autre frigo?
- Ben non, y’est pacté ben full.
- Ben c’est ça.
- Vous partagez pas?
- Des fois, mais pas vraiment.
- Est-tu belle, ta coloc?
- Pas pire, oui. Manu?»
J’acquiescai sans hésiter.
« Pis elle est-tu grosse?
- Non. Elle est à son affaire, c’est tout.
- Tu veux dire qu’à jette pas de bouffe?
- Rien.
- Pis toi, à part quequ’bières, tu mets quoi dans le tien?»
Il s’assit sur le bord du bain et prit une longue gorgée. «Ah, vous avez un problème de rideau de douche…»
Lou, intriguée, se pencha et inspecta. «Ah oui? Quoi donc?
- Y’est laid. On peut-tu fumer, en dedans?
- Moi, c’est Lou, en passant.
- Je le sais, tu me l’as dit tantôt.
- Ah bon? Je pensais qu’on se connaissait pas.
- Non non, j’te jure. Quand je suis rentré tantôt.»
Elle soupira. «Dans la salle de bain, c’est une drôle de place pour fumer, non?
- J’irais ben fumer ailleurs, mais j’ai comme envie d’être avec vous autres.»
Lou me regarda avec un air faussement exaspéré pendant que Paré s’allumait.
«J’te dis que t’es choisis, tes amis…
- Je l’ai pas choisi, en fait. Pis pour l’instant, c’est plus un gars ben d’adon que mon ami. Le reste, ça dépend de lui, là…»
Paré expira sa fumée vers le haut. «Y’en a qui deviennent amis pour ben moins que ça, mon gars.»


Assis plus tard à la table de la cuisine, Lou et moi attendions Paré, qui, sitôt sa bière terminée, était parti au dépanneur et revenait maintenant avec une caisse de 15Tremblay. «C’est pas un peu ambitieux, une 15? dit Lou
- C’est le choix le plus judicieux, reprit Paré. Tant qu’à en acheter 6, j’en achète tout le temps 12. Pis je serais con de prendre une 12 quand y’a des 15 pour le même prix, non?
- C’est vrai que tu serais con.
- Mais là, je le suis pas!
- Ça reste à voir…»

Paré s’exclaffa en retirant ses chaussures. Il prit la caisse, qui avait l’air toute petite dans ses bras et l’ouvrit en s’avançant vers la table. Il la posa, nous prit chacun une bière qu’il décapsula lui-même, puis disposa des autres bouteilles dans le réfrigérateur. En revenant, il me flanqua une claque sur l’épaule. «Pis man, t’es-tu top shape?» Le choc léger retentit jusqu’à mes côtes comme un coup de poing avec un élan. Je criai. Lou se leva brusquement de sa chaise pour engeuler Paré. «À quoi tu penses, grand tata? T’as pas vu le temps que ça a pris juste de l’emmener ici pis de l’asseoir?»

Je fis signe à Lou de laisser tomber. Sans dire un mot, je levai ma bouteille et la tint ainsi jusqu’à ce qu’ils viennent tous deux entrechoquer les leurs. Pour le reste, Paré s’occupa de nous divertir en nous racontant sa vie et la première chose que nous constatâmes, c’est que la caisse était vide et que l’heure du souper approchait à grand pas.

mercredi 19 août 2009

Le jour des poubelles, chapitre 2


Je m’appelle Manuel Camacho, mais y’a que ma famille et le courrier pour m’appeler comme ça. Manouel, quand mon père veut être sérieux et se faire entendre, mais c’est Manu le reste du temps pour pas mal tout le monde. Et inconsciemment, on m’appelle Man, ou man, je ne sais jamais. Je suis un peu pris avec ça. J’ai presque trente ans et j’habite seul dans un appartement au premier étage d’un triplex. Mon voisin d’à côté, c’est Carlos, mon frère aîné. En bas, mon plus jeune frère Edouardo habite avec sa blonde-à-long-terme un appartement qui fait la superficie du mien et de celui de Carlos. Normal, ils font clairement plus d’argent. Carlos et moi, on survit, on arrive. Eddie et Karine, eux, ils font des projets. Pas que je sois jaloux de leur vie, non. Seulement des résultats. En fait, des résultats matériels, c’est tout, parce que la vie d’Eddie, c’est loin de ma conception du bonheur. Depuis qu’il a décidé de miser sur sa réussite professionnelle, notre dynamique entre frères n’est plus la même. Qu’Eddie arrête si promptement de fumer des joints, un classique Camacho de longue date, au moment même où il est déménagé ici avec Karine, ça nous a fait beaucoup rire, Carlos et moi. Et quand il nous a juré que sa blonde n’avait rien à voir avec cette décision, il ne devait même plus s’entendre parler tellement on riait. Alors je fais mes affaires pas mal comme je veux et quand je veux, et je me dis que je suis pas si mal parti.

J’attends seulement que ça parte pour vrai.


Cet édifice que nous occupons comme s’il s’agissait d’une vague combine mafieuse n’est en fait que l’investissement de nos parents, qui ont cru bon se débarrasser tout de suite des histoires de testament en nous faisant profiter tout de suite de ce qu’ils auraient à nous offrir. En fait, tout n’est pas si simple ⎯ je passerai sur les lassantes formalités financières qui nous relient à nos parents. Tout ça pour dire que l’intention est magnifique, mais j’ai souvent l’impression qu’ils l’ont fait davantage pour eux que pour nous. Nous voilà les trois frères sous le même toit, et les parents qui n’ont qu’à faire dix minutes en voiture à partir de la boutique pour voir la famille à nouveau réunie. Si être propriétaire à l’aube de la trentaine est un sérieux coup de pied vers la vie adulte et les responsabilités, le fait de voir ses parents débarquer à tout moment de la semaine vous fait reculer d’au moins une dizaine de cases à chaque fois.

Camacho, c’est portugais. Pas mal tout ce que je peux avoir d’exotique. En soi, j’aurais pu m’appeler Steve Hamel et tout le monde n’y aurait vu que du feu. Mais les parent ne voient pas la chose de la même façon. Mon père, Augusto, a sa patrie dans le sang et bien qu’il ait marié une québécoise, il s’est toujours dépensé à répandre le Portugal autour de lui. Comme s’il voulait compenser d’être le seul de ses frères et sœurs à ne pas s’être marié à l’intérieur de la communauté portugaise. Ma mère a dû apprendre à cuisiner portugais et s’y est consacrée avec un tel aplomb qu’il y eut un temps où mes tantes Camacho lui firent la vie dure. Au départ, ses douteuses combinaisons hybrides québéco-portugaises firent jaser, puis à la longue, elle en vint à maîtriser la cuisine familiale aussi bien que n’importe quelle femme du clan Camacho, en plus de voir ses audaces culinaires finalement respectées. En ce qui me concerne, la cuisine de ma mère m’a toujours semblée excellente, qu’elle respecte ou non la tradition. Et là se trouve probablement une bonne partie du problème. Mon père pouvait bien semer son pays partout où il passe, mais une femme assimilée, des petits drapeaux ça et là, et une implication plus que totale durant la coupe du monde ne règleront jamais le fait que les deux-tiers de sa progéniture n’ont, mis à part le nom, absolument rien de portugais. C’est plus fort que lui, il n’y peut rien, mais mon père préfère Eddie. Eddie, pratiquement une copie d’Augusto, l’accent et l’attitude en moins. La même chevelure noire, dense et lustrée, les mêmes yeux, aussi mystérieux qu’un puits dont on ne peut qu’imaginer le fond, les mêmes mains, robustes, travaillantes et expressives. Et la même femme. La même québécoise, dévouée et forte de caractère, prête à tenir maison et en faire son royaume, jusqu’à ce que le roi revienne du travail. (C’est là que mon père se trompe et oublie d’adapter son idée à l’époque; Karine est gynécologue et fait beaucoup plus d’argent qu’Eddie. Bien sûr, mon père feint la surdité et fait dévier la conversation aussitôt qu’on le lui rappelle.)

Eddie et Karine prévoient se marier dans deux ans et mon père est déjà sur le cas. Il m’arrive souvent de me demander si nos conditions incertaines à Carlos et moi ne sont qu’une réaction face à la réussite d’Eddie. Toutes ces théories sur la délinquance, les cris du cœur, les gestes désespérés pour attirer l’attention, des fois, je me dis que tout ça, c’est un peu nous deux. En même temps, ça me tue de me mettre dans le même bateau que mon frère aîné. Nous sommes loin de naviguer sur les mêmes eaux, mais le soir, quand je le rejoins sur la galerie commune en arrière pour fumer un joint, quand on regarde la ruelle sans rien dire et qu’on laisse Neil Young dans le salon parler à notre place, je me dis qu’au moins, à ce moment-là, on a quelque chose à voir ensemble. Alors que les futurs époux, juste en-dessous, se préparent à se coucher pour être en forme le lendemain. Et si c’était Carlos et moi qui avions raison?

Demandez ça au père, pour voir.

dimanche 16 août 2009

Le jour des poubelles, chapitre 1


C’est bon, je vous l’accorde d’emblée, je suis casse-cou et j’ai un peu couru après. Mais c’est qu’il y a différentes approche au vélo. La balade, c’est pas mon fort. Je roule. J’ai en tête un point A, un point B, et ce qui se passe entre les deux, bien souvent, je ne le constate qu’après-coup en vérifiant mon compteur. Près de 300 kilomètres à date, et le mois de mai n’est pas encore terminé. Je roule. Faudrait pas dire pour autant que je suis un imbécile sur deux roues. Je suis responsable, et même plutôt fiable. Je fais souvent le chauffeur pour mes amis, et de sentir un poids comme ça, sur le banc derrière moi, d’avoir des mains posées sur ma taille, on dirait que ça me donne encore plus de contenance. Vous demanderez à Lou, ce qu’elle en pense, de mes lifts. «Oh, oui Manu, ramène-moi chez nous à vélo! Siteplaît siteplaît siteplaît!!!!» Difficile de dire non. Surtout quand, en roulant, elle glisse un peu du siège et me demande de la redresser. D’un coup de fesses, je la remets en place, et elle est contente. Je déteste pas trop moi non plus. Même qu’une fois, ses règles se sont déclenchées en roulant, à cause des bosses, et tout. Il avait fallu trouver un plan B parce qu’on était encore loin de chez elle. J’avais bifurqué vers chez notre amie la plus proche, Aurélie. Un demi-tour en plein trafic sur De Lorimier, j’étais en contrôle. Une minute et demi plus tard, je lui tenais le vélo pour qu’elle en descende et m’allumais une clope alors qu’elle entrait sans frapper chez Aurélie. Je veux pas me vanter, mais j’assure, je pense.

Oui, je prends des libertés, des fois. Je suis pas con pour autant. Mais un moment donné, si on veut se rendre, faut rouler. Et comme les trottoirs sont pour les piétons et la rue pour les voitures, ben moi je roule entre les deux.

Les pistes cyclables? Y’a que les piétons ou les automobilistes, pour parler des pistes cyclables. Presqu’aussi dangereux. Au moins, sur la route, ça prend un permis. Sur la piste cyclable, n’importe quel con qui se trouve un vélo peut s’y lancer, rouler croche, arrêter n’importe quand, dépasser comme ça lui chante, et ralentir. Y’a pas encore la voie rapide, sur les pistes cyclables. Prenez-la donc à l’heure de pointe, la piste, et sans couper par le parc ou une ruelle, juste pour voir. Vous allez vous ennuyer de votre auto. Alors oui, je prends des libertés.

Mais cette fois-là, au départ, je n’y étais pas pour grand chose. Je ne roulais même pas si vite, en plus. Une vieille Taurus genre 93 s’est approchée de moi et me collait de façon plutôt audacieuse sur les voitures stationnées. Des portières qui s’ouvrent, j’en ai reçu quelques unes en pleine gueule, alors je sais qu’il faut se tenir à distance. Mais le chauffeur restait là et s’en tenait à ma vitesse, me rattrapait quand j’accélérais. Pris dans le flot de la circulation, je ne pouvais m’arrêter, alors voyant qu’une intersection accessible approchait, je me tournai vers mon assaillant pour lui demander s’il me trouvait beau avant de lui envoyer un doigt d’honneur ganté puis d’enfoncer les pédales et de monter sur St-Timothée, contraire au sens unique. Arrivé sur Sherbrooke, je m’engageai vers l’est en prenant le temps de souffler un peu. Les pentes ne me causent pas tant de problèmes habituellement, mais là, le stress de la Taurus me la fit gravir deux fois plus vite qu’à l’habitude. Je tentai de reprendre mon souffle à un feu rouge.

J’avais repris mon rythme. 35 Km/h dans la circulation fluide de la rue Sherbrooke en maudissant les automobilistes du monde entier. Quand un klaxon nerveux retentit derrière moi, je sursautai en jetant un œil rapide par-dessus mon épaule gauche. La Taurus me talonnait et je me trouvai con d’avoir osé penser pouvoir planter-là un fou furieux aussi facilement. Ce gars-là avait des comptes à régler et moi, tout ce que je pouvais faire, c’était de pédaler. Je revins droit devant et évitai de justesse une voiture qui s’engageait sans trop regarder. Un coup de guidon sec vers la gauche et la Taurus était maintenant juste là, à mes côtés. Je n’avais pas le temps d’observer le conducteur et ne voyais que son poing gesticuler au-dessus du siège passager. Je coupai à droite sur Champlain. Erreur. J’aurais encore dû prendre un sens unique à l’envers, Champlain roule des deux côtés. La Taurus emprunta mon chemin avec un crissement de pneus. J’avais beau dévaler la pente à toute vitesse, la Taurus me talonnait toujours, comme pour me narguer. Je coupai agilement dans le stationnement de l’hôpital Notre-Dame en me disant «bien joué, mon gars», mais ma victoire fut brève. Je bifurquai aussitôt sur Alexandre-de-Sève que je descendis à toute allure, sans aucune intention de ralentir aux intersections. La Taurus me rejoignait, presque à se coller à mon pneu arrière, ou bien venait m’accoster pour me couper. Le conducteur avait maintenant ouvert sa fenêtre du côté passager et me balançait des insultes par dessus une cassette de Metallica qui crachait Master of Puppets. Débarassé du reflet de la vitre qui m’empêchait de l’entrevoir plus tôt, je décelais maintenant plus clairement des parties d’anatomie de mon agresseur au milieu de phrases comme «p’tit crisse de cyclisse», «m’en vas te montrer à être poli, moé» ou «ton hostie de doigt j’vas te le crisser dans le cul».

Je ne suis pas du genre à crier. Encore moins en pédalant pour se sauver d’un désaxé, ça serait mal gérer mon énergie. Alors je tentai quelques coups de pied sur la portière et lui resservis le doigt en question avant de repartir en trombe, comme poussé par une énergie que je devais garder en réserve pour mes vieux jours. Arrivé sur Sainte-Catherine, je pris vers la gauche, maintenant convaincu qu’il était préférable de me fondre dans la masse plutôt que d’emprunter d’obscurs raccourcis et qui plus est, sur un territoire qui me devenait de plus en plus inconnu. Une fois dépassé De Lorimier, je roulais dans la voie de gauche, et profitant d’une accalmie de circulation, la Taurus vint me couper brusquement. Je fis mon possible pour éviter la collision mais lui rentrai dedans le guidon tourné à 90 degrés. Je me rappelle avoir pensé qu’avec ce mouvement, ma roue risquait moins d’être crochie. C’est fou ce qui peut nous venir en tête, même en situation de survie. Je culbutai sur le capot de la Taurus pour retomber par terre à la droite du véhicule. J’accusai le coup et me relevai le plus vite possible alors que le conducteur venait à ma rencontre, m’agrippant par le collet et m’entraînant en retrait entre le magasin de plein-air La Cordée et le bâtiment adjacent. Il me jeta par-terre et me rua de coups de pieds avant de s’accroupir sur moi, un genou enfoncé dans le ventre. J’avais le souffle coupé. Sans compter qu’à part quelques chamaillages avec les Grecs à l’école secondaire, je ne m’étais jamais vraiment battu. Ce qui faisait de moi à ce moment, je suppose, une proie plutôt facile.

Son premier coup de poing fit sauter mon casque et éclater mes lunettes de soleil. Je gardai comme mince consolation que le coup avait bien dû lui faire aussi mal qu’à moi. Il continua à me frapper en me criant des insanités et je ne sais où tout ça nous aurait mené si n’était sorti du magasin, à ce moment-là, un client qui sifflait, une pagaie toute neuve entre les mains. Il n’eut qu’à lancer un «HEILLE!» bien franc pour que mon agresseur se retourne et, voyant l’arme blanche prête à lui trancher la tête, décampe à la course et réintègre la Taurus toujours en marche.

Après s’être enquit de mon état, il resta avec moi, le temps de me ressaisir un peu. Il alla chercher mon vélo. « Je t’embarque avec ton bike pis je t’emmène où tu veux. Genre à l’urgence, je pense que ça serait une bonne idée.» Je le remerciai en grommelant quelque chose qu’il dût avoir de la difficulté à comprendre. Nous restâmes ainsi dans le racoin un bon quart d’heure avant que je n’arrive à bien me tenir debout. Il a fumé trois cigarettes. La simple idée de prendre une touche me semblait impossible. «C’est bad, ta roue est toute crochie» fit-il en revenant avec mon vélo.

Je m’installai dans sa voiture, une vieille Jetta grise transformée en mini-dépotoir roulant. Mon bienfaiteur se présenta avant de démarrer. «Je m’appelle Fred mais tsé, le monde y m’appellent Paré. C’est mon nom de famille.
- Moi c’est Manu, répondis-je avec une voix qui me surprit par sa minceur. Tu sais tu c’est quoi le buzz d’une côte fêlée?»
Il réfléchit un temps en sifflotant et répondit par la négative. «Toi, tu le sais-tu?
- Sais pas. C’est peut-être ça, peut-être juste un gros bleu, aussi.
- Veux-tu que je touche, pour voir?»
J’eus un geste brusque de refus qui me fît grimacer. Et je vis Paré – dont la grandeur se révélait à moi pour la première fois depuis le début de notre rencontre – affalé dans son siège, le bras gauche passé nonchalamment sur le volant où ses genoux venaient s’appuyer, à ricaner comme un imbécile.

Ravi, il démarra et, sans le savoir, emprunta à sens contraire l’itinéraire sur lequel je venais de risquer ma vie et voilà qu’il se stationnait sur la rue Champlain, à deux pas de l’hôpital. «Viens-t’en, man, on va aller te faire tchecker.» Sans dire un mot, je sortis du véhicule et entrepris de monter la côte à petits pas. Paré me suivait lentement dans un silence qu’il ne brisa que lorsque je lui demandai pourquoi il traînait sa pagaie. «Mon char se barre pas, dit-il, pis ça coûte cher, c’t’affaire-là.
- Pis mon bike ?
- Ben là, veux-tu vraiment traîner ton bike tout croche à l’urgence ?»
Je soupirai, et la douleur dans mes côtes me crispa. J’observai la pagaie et imaginai mon agresseur plié en deux et cherchant son souffle après un seul coup de cet instrument dans le flanc. «Merci encore, hein… Si c’était pas de toi, je serais vraiment pas beau à voir.
- Y’a rien-là, voyons donc. J’ai quasiment rien fait.
- J’aurais aimé ça voir ce que ça fait, juste un coup sur la gueule avec ça.
- T’es-tu fou man? Ça va dans l’eau pis c’est toutte, c’t’affaire-là. Je fesserais jamais quelqu’un avec, voyons-donc.
- Tu t’en serais pas servi?
- Sais-tu combien ça coûte?
- Laisse-faire.
- Dis un chiffre.
- Non.
- Enwèye! Dis un chiffre!
- Je sais pas… 400 piasses.»
Il prit un air contrarié.
«Ouin. Drette ça. Plus les taxes. Pas pire cher, pareil, hein?
- On parle-tu du prix de mon bike, pour le fun? Avant taxes?»
Je repris mon chemin, et mon nouvel ami m’emboîta le pas. Je m’arrêtai finalement devant une porte et sonnai, même si j’avais les clés. «Kess-tu fais là?
- C’est ici qu’on vient, lui dis-je.
- Pis c’est quoi qu’y a là?
- Au deuxième, y’a un dealer. Pis à l’étage d’en-dessous, y’a ma meilleure amie.»
Sur ce, un léger grondement retentit et j’ouvris la porte. En haut de l’escalier, la tête de Lou qui sortait du cadre en affichant ce bonheur intriguant causé par une visite surprise. Son expression ne tarda pas à changer du tout au tout en me voyant l’allure. Paré restait derrière avec sa pagaie. «Ben là, je fais quoi, moi-là? Je rentre-tu?»

dimanche 2 août 2009

Un amour fraternel, de Pete Dexter


(Brotherly Love, 1991)
De l’Olivier, 1996, 347 p.

Ouin ben, c’est l’été, comme on dit, et ma dernière entrée de livre date de plus d’un mois. Faut croire que les affaires vont bien et que je passe plus de temps à me faire de la corne sur les doigts qu’à écorner les pages d’un livre. Bien sûr, certains esprits allumés diront qu’avec le temps que je passe dans un camion Légaré, je pourrais bien tenir le cap d’un livre par semaine, comme à ma belle époque. Je répondrai à ces personnes, Avez-vous déjà passé douze heures dans un Légaré?

En principe, la conversation devrait s’arrêter là.

Mais peut-être aussi que ma lecture a été retardée par ce désir que ça ne finisse jamais, parce qu’il s’agit-là du dernier livre qui me restait à lire de mon auteur favori. Et qu’au rythme où il publie, j’aurai bien le temps de tout relire en anglais avant son prochain. Lazy Pete.

Je me demande si je vous ressert encore mon apologie de Dexter, ou bien si je vous invite à aller mes textes sur ses autres livres. Voyez-vous, ça me fait le coup avec tous mes auteurs favoris. Il me laissent sans mot. Tout ce que je pourrais vous dire de pertinent, ça serait « Lisez Dexter, n’importe quel livre, vous me remercierez de la façon de votre choix. » Je n’ai jamais échoué à date. Que ceux qui ont trouvé Dexter ennuyeux se manifestent, s’il-vous-plaît. On jasera.

En grec, Philadelphie signifie Amour Fraternel. Sympathique, si on connaît un peu la ville, ou bien, comme moi, les romans que Dexter a campé dans sa ville d’origine. De 1961 à 1986, Un Amour Fraternel raconte la vie de deux cousins, Peter et Michael, qui ont eu à grandir ensemble après que Peter ait assisté à la mort accidentelle de sa petite sœur, l’effondrement mental de sa mère, puis l’élimination de son père par la mafia.

Bien vite, les deux jeunes reprendront les activités syndicales dans lesquelles leurs pères respectifs baignaient depuis longtemps. Profondément différents, Pete et Michael passeront leur vie à ne pas s’entendre. Michael est excentrique et violent, Peter est réservé et ténébreux. Deux profils que Dexter sait maîtriser à merveille.

À ma grande surprise, j’ai eu beaucoup de difficulté à m’imprégner de l’histoire au départ. Je ne saurais trop à quoi attribuer tout ça. Peut-être à la narration au présent, il me semble bien que c’était la première fois que Dexter me faisait le coup. J’ai quand même persévéré dans mon départ lent, puis un moment donné, rendu quelque part au quart, force m’a été de constater que j’étais à nouveau en plein milieu d’un Dexter et qu’il n’y avait rien pour équivaloir la sensation. Dexter ne fait de romans policiers, mais des romans noirs. Ce qui veut dire qu’on est rarement pris dans une enquête, mais plutôt dans une fatalité, dans des vies à la dérive, remplies de moments incongrus et violents, sensuels et souvent inopportuns. Dexter c’est tout ça et encore plus, mais c’est surtout pas déprimant. Bon, faut s’entendre, si vous êtes habitués à vous faire flatter dans le dos par Paulo Coelho ou Eric-Emmanuel Schmidt, y’aura peut-être une certaine adaptation nécessaire, mais croyez-moi, ce sera pour le mieux. Dexter, il est prenant, il est vrai et il fait pas de quartiers. Assez vrai pour nous faire paraître normaux les excès de violence qu’il nous balance parfois.

Allez, j’en ai assez dit.
Lisez Dexter.
Je prend les témoignages.