mardi 23 novembre 2010

Le Jour des poubelles, chapitre 30


Vers la fin de l’après-midi, j’enfourchai mon vélo pour me rendre à l’atelier avant la fermeture. Malgré toute ma réticence, Doc avait piqué ma curiosité.

Entré par l’arrière après avoir deviné de l’activité chez Sandra, je regardai Jean, qui travaillait seul et lentement. Il prit un temps avant de parler, après m’avoir vu. «Je pensais pas que tu reviendrais si vite…
⎯ Je pensais pas revenir, en fait.
⎯ Eeeehh…
⎯ Mon père est mort.
⎯ Quoi? Augusto?
⎯ J’ai rien qu’un père, Jean. J’avais.
⎯ Ben crisse… Mort de quoi?
⎯ Le cœur.»

Jean mis la main sur le sien, comme pour en vérifier le bon fonctionnement. Sa respiration se fit haletante, la sueur commença à lui perler le front. Sa main passa du cœur à l’établi. «Stie qu’on tient à rien, Manu… Y font ben c’qu’y veulent avec nous autres…
⎯ …De qui tu parles?
⎯ Les autres, le gouvernement, les compagnies, la famille, tout le monde… Chu désolé, Manu. Vraiment désolé.
⎯ Tu y es pour rien. Y’était pas en grande forme, le vieux.
⎯ Pour t’avoir tiré dessus, je parle. Je… je voulais pas te tirer dessus.
⎯ Comment va Sandra?
⎯ À’ passe tous les jours. Une crisse de chance qu’est’ là. Sinon, tu serais tombé sur un corps mort en rentrant icitte, j’te jure.
⎯ Tu fais tout c’qu’à te dit, hein?
⎯ Wa-ouin, là…
⎯ Jean… Pis toi, tu vas comment?
⎯ Ben correct.»

Je me suis allumé une cigarette en le regardant dans les yeux. «Stu fais là? Va fumer dehors.
⎯ Pas tant que tu me parles pas pour de vrai.»

Il soupira, toujours appuyé à l’établi. Respira plusieurs bon coups. «Ben… c’est… c’est clair que tu seul, j’y arrive pas.» Il voulut attraper un crayon et s’y prit par trois fois avant d’abandonner. Un sanglot me prit à la gorge. J’éteignis ma clope et je vis qu’il pleurait. Aucun doute qu’il pleurait sur sa condition autant que sur le fait qu’il était en train de pleurer devant quelqu’un. C’est a ce moment-là que Sandra est arrivée avec un pâté chinois qui sortait du four. Elle avait des mitaines blanches tachées noires, personnifiant une vache. Avec la bouche au bout et des petites oreilles. «Manu? Mais t’étais où, coudonc?»

Mais elle posa le plat, mais se dirigea aussitôt vers Jean qui ne filait clairement pas. «Ok Jean… Assis toi, là… Ok… respire lentement, inspiiiiiire, expiiiiiiiire. Manu, veux aller chercher un verre d’eau pis une débarbouillette humide si-te-plaît?»

Je suis monté vers l’appartement. J’avais toujours limité au strict minimum mes visites à l’étage du dessus. Mes peurs furent amoindrie quand je constatai que, dans la mesure du possible, ça sentait le propre. Sandra s’était occupée de lui sur tous les plans.

Je suis redescendu avec ce qu’il fallait et Sandra a fait ce qu’il fallait. Épongé le front, caressée le dos ⎯ toujours avec la mitaine ⎯ même qu’elle lui a donné des baiser sur la tempe. Je me sentais comme si j’étais parti cinq ans.




«Y’a de la misère en maudit Manu, j’te jure… Y’est plus capable de se concentrer, y shake souvent, y’a tout le temps chaud… J’me sens tellement mal… C’est de ma faute, tout ça. C’qui m’a pris de pitcher une roche, tabarnak…
⎯ Ben là, j’imagine que t’as déjà fait des meilleurs moves dans ta vie, mais c’est fait, kess-tu veux…
⎯ MANU, CRISSE, T’AURAIS PU LA RECEVOIR EN PLEINE FACE, LA BALLE!!!
⎯ Je sais ben. J’aime mieux pas y penser.
⎯ Ouin ben, moi j’y pense tout le temps.» Jean s’était endormi et nous fumions dans la cour arrière. Sandra manquait visiblement de sommeil. Elle fumait vite et secouait la cendre même quand il n’y en avait pas. Un éclair passa dans ses yeux. «Hey, pis t’étais où pendant la dernière semaine, merde?»

Je lui racontai, pour mon père, pour Niagara, pour mes nouveaux locataires, pour le fait que revenir au travail le lendemain que ton boss t’aie tiré dessus avec un pistolet était tout simplement malsain. Que j’avais besoin de décoller, de faire des conneries. J’ai tout dit. J’ai parlé, parlé, ragé, pleuré puis j’ai commencé à avoir froid. Et faim.



«J’ai jamais vu quelqu’un dormir solide de même.
⎯ Imagine quand y’est en forme.» Nous mangions le pâté chinois maintenant froid directement dans le plat, sur l’établi, en regardant Jean dans son fauteuil. «T’as-tu conté ça à ta blonde?
⎯ T’es tu fou… Anyway, elle est tout le temps partie. Me rappelle pas c’est quand la dernière fois qu’on fait de quoi ensemble. Pis là-dedans, je rentre le fait de baiser.
⎯ oh…»

Sur quoi Jean se réveilla. «Y’en reste-tu, de ça?» Il mangea, puis se rendormit. Nous sommes sortis, soulagés.




Le lendemain matin, je me levai tôt pour aller travailler. Lou était déjà partie, Paré se faisait un café en sifflant. «Stu fais-là?
⎯ Ben, m’en vas travailler.
⎯ Où ça?
⎯ Pour ta mère, nono.
⎯ Fuck, tu niaisais pas?
⎯ Ben non. On a tout finalisé ça hier soir, quand t’étais parti.
⎯ Mais ton char est tout décrissé!
⎯ Marcelle a dit que ça lui dérangeait pas. Tant que je le fasse réparer ben vite. Avec une des premières payes, genre.
⎯ Pis ma mère à recommence à travailler, là, vite de même?
⎯ Ben oui, elle a dit que ça lui ferait du bien, tant qu’elle était pas toute seule.
⎯ J’ai mon voyage…
⎯ M’en vas toujours ben rien que livrer des fleurs, crisse!
⎯ M’en fout des fleurs, Paré. C’est de ma mère, que j’te parle. Tsé, je t’aime au boutte, je te trouve drôle pis toute, mais j’ai pas tant confiance en toi, mon gars. Quoi que t’en dises, t’attires trop la marde pour que je te voie aller avec ma mère. Ma veuve de mère!»

Paré serra les lèvres, fronça les sourcils. «J’te l’ai dit que j’en avais assez, de la marde. Vas-tu m’empêcher de faire de quoi de correct, pour une fois? Pis ta mère, à m’aime ben, au cas où t’aurais rien vu de ça.
⎯ À te connais pas ma mère, Paré.
⎯ Justement. M’en vas repartir ça sur du neuf. Anyway, faut que j’y aille, je veux pas être en retard mon premier jour de job.» Sur quoi il quitta, sans me dire un mot.