mardi 23 novembre 2010

Le Jour des poubelles, chapitre 30


Vers la fin de l’après-midi, j’enfourchai mon vélo pour me rendre à l’atelier avant la fermeture. Malgré toute ma réticence, Doc avait piqué ma curiosité.

Entré par l’arrière après avoir deviné de l’activité chez Sandra, je regardai Jean, qui travaillait seul et lentement. Il prit un temps avant de parler, après m’avoir vu. «Je pensais pas que tu reviendrais si vite…
⎯ Je pensais pas revenir, en fait.
⎯ Eeeehh…
⎯ Mon père est mort.
⎯ Quoi? Augusto?
⎯ J’ai rien qu’un père, Jean. J’avais.
⎯ Ben crisse… Mort de quoi?
⎯ Le cœur.»

Jean mis la main sur le sien, comme pour en vérifier le bon fonctionnement. Sa respiration se fit haletante, la sueur commença à lui perler le front. Sa main passa du cœur à l’établi. «Stie qu’on tient à rien, Manu… Y font ben c’qu’y veulent avec nous autres…
⎯ …De qui tu parles?
⎯ Les autres, le gouvernement, les compagnies, la famille, tout le monde… Chu désolé, Manu. Vraiment désolé.
⎯ Tu y es pour rien. Y’était pas en grande forme, le vieux.
⎯ Pour t’avoir tiré dessus, je parle. Je… je voulais pas te tirer dessus.
⎯ Comment va Sandra?
⎯ À’ passe tous les jours. Une crisse de chance qu’est’ là. Sinon, tu serais tombé sur un corps mort en rentrant icitte, j’te jure.
⎯ Tu fais tout c’qu’à te dit, hein?
⎯ Wa-ouin, là…
⎯ Jean… Pis toi, tu vas comment?
⎯ Ben correct.»

Je me suis allumé une cigarette en le regardant dans les yeux. «Stu fais là? Va fumer dehors.
⎯ Pas tant que tu me parles pas pour de vrai.»

Il soupira, toujours appuyé à l’établi. Respira plusieurs bon coups. «Ben… c’est… c’est clair que tu seul, j’y arrive pas.» Il voulut attraper un crayon et s’y prit par trois fois avant d’abandonner. Un sanglot me prit à la gorge. J’éteignis ma clope et je vis qu’il pleurait. Aucun doute qu’il pleurait sur sa condition autant que sur le fait qu’il était en train de pleurer devant quelqu’un. C’est a ce moment-là que Sandra est arrivée avec un pâté chinois qui sortait du four. Elle avait des mitaines blanches tachées noires, personnifiant une vache. Avec la bouche au bout et des petites oreilles. «Manu? Mais t’étais où, coudonc?»

Mais elle posa le plat, mais se dirigea aussitôt vers Jean qui ne filait clairement pas. «Ok Jean… Assis toi, là… Ok… respire lentement, inspiiiiiire, expiiiiiiiire. Manu, veux aller chercher un verre d’eau pis une débarbouillette humide si-te-plaît?»

Je suis monté vers l’appartement. J’avais toujours limité au strict minimum mes visites à l’étage du dessus. Mes peurs furent amoindrie quand je constatai que, dans la mesure du possible, ça sentait le propre. Sandra s’était occupée de lui sur tous les plans.

Je suis redescendu avec ce qu’il fallait et Sandra a fait ce qu’il fallait. Épongé le front, caressée le dos ⎯ toujours avec la mitaine ⎯ même qu’elle lui a donné des baiser sur la tempe. Je me sentais comme si j’étais parti cinq ans.




«Y’a de la misère en maudit Manu, j’te jure… Y’est plus capable de se concentrer, y shake souvent, y’a tout le temps chaud… J’me sens tellement mal… C’est de ma faute, tout ça. C’qui m’a pris de pitcher une roche, tabarnak…
⎯ Ben là, j’imagine que t’as déjà fait des meilleurs moves dans ta vie, mais c’est fait, kess-tu veux…
⎯ MANU, CRISSE, T’AURAIS PU LA RECEVOIR EN PLEINE FACE, LA BALLE!!!
⎯ Je sais ben. J’aime mieux pas y penser.
⎯ Ouin ben, moi j’y pense tout le temps.» Jean s’était endormi et nous fumions dans la cour arrière. Sandra manquait visiblement de sommeil. Elle fumait vite et secouait la cendre même quand il n’y en avait pas. Un éclair passa dans ses yeux. «Hey, pis t’étais où pendant la dernière semaine, merde?»

Je lui racontai, pour mon père, pour Niagara, pour mes nouveaux locataires, pour le fait que revenir au travail le lendemain que ton boss t’aie tiré dessus avec un pistolet était tout simplement malsain. Que j’avais besoin de décoller, de faire des conneries. J’ai tout dit. J’ai parlé, parlé, ragé, pleuré puis j’ai commencé à avoir froid. Et faim.



«J’ai jamais vu quelqu’un dormir solide de même.
⎯ Imagine quand y’est en forme.» Nous mangions le pâté chinois maintenant froid directement dans le plat, sur l’établi, en regardant Jean dans son fauteuil. «T’as-tu conté ça à ta blonde?
⎯ T’es tu fou… Anyway, elle est tout le temps partie. Me rappelle pas c’est quand la dernière fois qu’on fait de quoi ensemble. Pis là-dedans, je rentre le fait de baiser.
⎯ oh…»

Sur quoi Jean se réveilla. «Y’en reste-tu, de ça?» Il mangea, puis se rendormit. Nous sommes sortis, soulagés.




Le lendemain matin, je me levai tôt pour aller travailler. Lou était déjà partie, Paré se faisait un café en sifflant. «Stu fais-là?
⎯ Ben, m’en vas travailler.
⎯ Où ça?
⎯ Pour ta mère, nono.
⎯ Fuck, tu niaisais pas?
⎯ Ben non. On a tout finalisé ça hier soir, quand t’étais parti.
⎯ Mais ton char est tout décrissé!
⎯ Marcelle a dit que ça lui dérangeait pas. Tant que je le fasse réparer ben vite. Avec une des premières payes, genre.
⎯ Pis ma mère à recommence à travailler, là, vite de même?
⎯ Ben oui, elle a dit que ça lui ferait du bien, tant qu’elle était pas toute seule.
⎯ J’ai mon voyage…
⎯ M’en vas toujours ben rien que livrer des fleurs, crisse!
⎯ M’en fout des fleurs, Paré. C’est de ma mère, que j’te parle. Tsé, je t’aime au boutte, je te trouve drôle pis toute, mais j’ai pas tant confiance en toi, mon gars. Quoi que t’en dises, t’attires trop la marde pour que je te voie aller avec ma mère. Ma veuve de mère!»

Paré serra les lèvres, fronça les sourcils. «J’te l’ai dit que j’en avais assez, de la marde. Vas-tu m’empêcher de faire de quoi de correct, pour une fois? Pis ta mère, à m’aime ben, au cas où t’aurais rien vu de ça.
⎯ À te connais pas ma mère, Paré.
⎯ Justement. M’en vas repartir ça sur du neuf. Anyway, faut que j’y aille, je veux pas être en retard mon premier jour de job.» Sur quoi il quitta, sans me dire un mot.

lundi 25 octobre 2010

Le jour des poubelles, chapitre 29


La cour arrière était pleine, le temps était doux, le poulet que mon oncle Fernando faisait griller sur le barbecue occupait tout l’espace. Il y avait du vin, beaucoup de vin, dans des cruchons de terre cuite, que nous buvions au verre. Y’a pas à dire, mon père aurait tout donné pour être là. Mais je reste convaincu que d’être le point de départ de cette fête, à quelque part, ça devait lui faire un velour. Oh, qu’il se serait mis chaud.

Toutes les larmes avaient été versées aux funérailles, maintenant, c’était le vin qui coulait. J’ai bien averti Paré de rester tranquille, sur le vin. Et de garder profil bas. Mais le gros salaud était en mode charme, faisait ricaner mes tantes, jouait des tours à mes petites cousines et trinquait avec mes oncles. Moi, je fumais des clopes sur la galerie et j’accusais le coup de la notice «Incomplet» à mon dossier. Peut-être que j’en mets trop, mais il me semblait que ma famille me regardait de façon étrange. Peut-être aussi que la gueule que j’avais imposait tout ça. Un baiser sur ma tête. Une main sur mon épaule. Maman. «Tu vas me faire le plaisir de pas te mettre ça sur le dos, mon grand.» C’est moi, son grand. Y’a que moi qu’elle appelle comme ça. Et je suis même pas le plus grand. « Je sais ben, m’man…
⎯ Non, tu sais pas, Manu. Tu réfléchis tout croche, t’es pas toi-même, t’es tout poqué, tout cerné. Ton père voulait rien savoir de jouer au mort avant le temps avec du monde triste autour de lui quand il est cloué au lit. Même pour moi! Y’a fallu que je lui fasse des gros yeux, t’imagines? Fait que rendu là, que tu sois en ville, à Niagara ou à Lisbonne, ça change rien pantoute. Fais-moi plaisir, pis prend un coup pour ton père, ok? Mais un coup de bonheur, par exemple. Si je te pogne avec le vin triste, j’te botte les fesses.
⎯ Maman.»


Je me suis levé jusqu’au premier cruchon. J’ai commencé à verser mais le verre du Doc Chassé a devancé le mien. On a trinqué. «Comment va ta côte, Manu? m’a-t-il demandé en posant une main sur mon épaule. Mon geste de recul l’a intrigué. C’est quoi ça Manu, a-t-il dit en retouchant, un bandage?
⎯ Wa, euh… ouin. Un bandage…
⎯ En quel honneur?»

Pas eu le choix de raconter. Dans les détails, parce que je ne pouvais quand même pas faire le coup à Doc de tourner les coins ronds. «Ça explique ben des affaires, ça…
⎯ Comme?
⎯ Jean a pas l’air de filer, Manu. Même qu’on dirait qu’il a maigri.
⎯ Ben voyons…
⎯ J’te jure. Tellement que je suis retourné une couple de fois, pour voir. Il sue à grosses gouttes tout le temps, pis j’vais être franc avec toi, il a pas mal botché la job sur une de mes guitares. Ça ressemble à un choc post-traumatique. La Sandra dont tu m’as parlé, c’est la belle grande rousse aux cheveux courts?
⎯ Tu l’as vue?
⎯ Oui. Deux fois que j’ai été là, elle est entrée par la porte d’en arrière. C’est une chance qu’elle soit là, Manu. Elle a l’air de s’en occuper.»

Doc me ramenait des choses qui semblaient faire partie d’une autre vie. Il faudrait bien que je retourne à l’atelier un jour ou l’autre. Je n’en avais aucune envie. Mais je n’avais pas le choix non plus. Revoir Sandra, ça, j’en avais envie.

J’ai fouillé comme j’ai pu, mais il m’a semblé voir le mot «triste» gravé sur chacun des cruchons de vin. J’en ai viré toute une.




Je me suis réveillé avec peine, le lendemain. Lou n’était pas dans mon lit. Avait-elle seulement passé la nuit avec moi? J’allai à la cuisine avec l’idée de boire 8 verres d’eau. Le futon était libre. Personne chez nous. Dans ma perception encore vague des choses, tout ça me semblait impossible. Je profitai du moment en me disant que ça ne se reproduirait pas de si tôt.

Je calais un deuxième verre d’eau quand tout s’est éclairci. Des rires provenant d’en-bas me rappelèrent le brunch. Le brunch. Je me suis traîné jusqu’à la douche.

Je suis arrivé en bas les cheveux encore mouillés. J’ai ressenti un frisson en voyant ma famille rapprochée et mes meilleurs amis dans le bonheur du rayon de soleil, dans la couleur des fruits. Puis j’ai vu ma mère éclater de rire et poser sa main sur celle de Paré. Avec ce petit regard qui lui dit «grand fou!». Danger. «Bon matin Manu!
⎯ Bon matin, groupe.
⎯ On dirait que tu l’as échappé, han?
⎯ Viens ici, mon grand.»

Maman.

Son étreinte valait tous les remèdes de lendemains de veille. «Tu m’as pas écoutée, mon beau…
⎯ Je l’sais. M’excuse.
⎯ Assis-toi, je vais te faire à déjeuner.
⎯ Ben non, maman…
⎯ C’était pas une proposition, Manu. Assis-toi.»


Ma mère était en feu. Aucun doute que ce brunch était ce qu’elle désirait le plus à ce moment. On sentait bien son fond de tristesse, mais elle remplissait tout de même la cuisine d’une aura de bonheur, posait des baisers sur toutes le têtes, appelait Lou «ma chérie» et nourrissait Paré comme s’il revenait de la guerre. «Hey Marcelle, vous vous êtes connus comment, toi pis Augusto?»

Les yeux de mon frère derrière sa tasse de café exprimaient clairement son dérangement, rapport à la familiarité de Paré envers notre mère. J’interceptai son regard. Il baissa les yeux. Je ne crois pas qu’une telle situation ne soit déjà arrivée plus tôt dans notre vie.


«Oh, ça… Ma mère souriait en regardant le plafond. C’était à la fin des années soixante. Je devais avoir dix-huit ans. C’était dans le temps que la boutique était encore à papa, je travaillais là les fins de semaine. Je pense que c’était dans le temps de la fête des mères, il était venu acheter un bouquet. Je l’avais conseillé, je le trouvais mignon. Même dans sa jeune vingtaine, Augusto avait déjà l’air toxon. Comme un snoreau en formation… Il était très charmant. Je me rappelle qu’on a ri beaucoup. Au moment de passer à la caisse, je lui ai demandé si c’était tout, s’il voulait avoir autre chose. Il a dit «Oui, un moment» puis il s’est mis à regarder autour de lui. Il y avait un seau de roses à côté de la caisse, il en a pris une. Il m’a payé, puis avant de partir, il m’a donné la rose.
⎯ Oh…. Mais c’est donc ben mignon! a dit Lou, devenue émotive.
⎯ Mignon, tu dis… La fin de semaine d’après, c’est du chocolat qu’il m’a apporté. J’étais toute rouge. J’ai fait comme si j’aimais le chocolat. C’est papa qui est tombé dedans le soir même. Puis une fin de semaine plus tard, pendant l’avant-midi, papa me demande de venir le voir dans l’atelier. Augusto était avec lui. «Marcelle, je te présente Augusto. Il va faire des jobines puis s’occuper des livraisons à ma place, maintenant.» On a fait comme si on se connaissait pas. Il avait tout qu’un sourire, quand on s’est «présentés». Quand je vous dit qu’il était déjà snoreau… Papa s’était mis à l’aimer comme son fils. Fait que, vous vous imaginez qu’il était ben content, quand il m’a demandée en mariage…
⎯ Mais c’est donc ben beau!!!! Lou pleurait un peu.
⎯ Fait que c’est pas mal ça… Ça s’est passé comme ça devait. On a repris la boutique quand mon père a voulu prendre sa retraite. Il était en confiance. On a fait ça toute notre vie. Rien de palpitant… Mais on a été heureux, on s’est jamais emmerdés… Pis on a eu trois beaux garçons… dont on a toujours été ben fiers…
⎯ Maman…»

On s’est approchés les trois pour la prendre dans nos bras. On a pleuré en famille. Ce qui en restait. C’est à ce moment qu’Eddie lui a chuchoté au creux de l’oreille: «Tu vas tellement être une belle grand-mère… Prépare-toi, maman, y te reste juste six mois à attendre…»

Elle s’est reculée pour regarder Eddie dans les yeux. Puis elle nous a regardé, Carlos et moi, puis Karine, Lou et Paré qui observaient la scène en souriant. Un fou-rire se mélangeait à ses pleurs alors qu’elle étreignait Eddie, le traînant jusqu’à sa blonde pour les prendre les deux et les serrer, longtemps.

Du moment que tout s’est stabilisé et que nous nous sommes remis à manger, Paré prit la parole. «Fait que là… si je comprends bien, Augusto s’occupait toujours des livraisons?
⎯ Oh oui. Il aimait tellement ça. Ça lui faisait ses petits moments à lui. Puis, même après plusieurs années, il me revenait encore souvent avec des surprises. Un peu sa façon de se faire pardonner d’étirer ses runs.
⎯ Fait que, vous avez plus personne, pour les livraisons.
⎯ Ben non. Je vais suspendre le service jusqu’à ce que je trouve quelqu’un, je pense.
⎯ Je dis ça de même, là… Mais moi j’ai un char. Pis j’ai ben du temps.»

Les yeux d’Eddie étaient en voie de sortir de leur orbite. «Mon Dieu Paré! dit maman. Mais t’es sérieux?
⎯ Chu pas mal tout le temps sérieux, moi. Pis j’aime ben ça, les fleurs.»

Ma mère se remit à pleurer. «Mais t’es le bienvenu, voyons donc! Mautadine! Mais c’est donc ben une belle journée, ça!»

mercredi 20 octobre 2010

La tête hors de l'eau, de Dan Fante


(Mooch, 1988)
Christian Bourgois, 10/18, 2001, 222 p.

Je n’ai d’autre choix que de tomber ici dans le piège malheureux mais inévitable de la comparaison. Car jamais je ne me serais arrêté sur Dan Fante s’il n’avait été le fils de John Fante, qui compte parmi mes écrivains favoris. Même si, lorsqu’on parle de Dan Fante, on réfère à Bukowski et à Selby. Un moment donné, ça fera, les comparaisons avec Bukowski. Chaque personnage alcoolique dans un roman amène maintenant la référence à Bukowski. Il y a longtemps que j’ai arrêté de m’exciter pour des choses comme ça.

La comparaison, donc. J’aimerais bien savoir le nombre de personnes qui ont pu lire Fante fils sans connaître le père. L’alter-ego du père s’appelait Arturo Bandini, celui du fils, Bruno Dante. D’un côté comme de l’autre, le caractère autobiographique transpire de chaque mot écrit. La misère, l’alcool, l’errance, les femmes tout sauf faciles et, quelque part derrière tout ça, de grandes espérances d’écrivain. Dans « Demande à la poussière », le plus grand titre du père (le livre qui donna à Bukowski l’envie d’écrire), Arturo Bandini a écrit une nouvelle, « Le petit chien qui riait » et compte sur son texte pour se faire révéler au monde. Ici, pour Bruno Dante, c’est sa nouvelle « Comptabilité » qui est l’assise de toutes ses espérances. Les deux personnages s’acharnent sur ce qui est déjà écrit, et jamais, au cours du roman, les verrons-nous s’asseoir à la machine et peaufiner leur art. Faut dire qu’un roman sur un gars qui est en train d’écrire, ça peut vite tomber déprimant.

Dans ses aventures précédentes, « Les anges n’ont rien dans les poches » et « En crachant du haut des buildings », Bruno Dante fout la merde, comme Dan Fante l’a probablement fait avant d’arrêter l’alcool. « La tête hors de l’eau » est le troisième roman de la série, le premier que je lis. Ici, Dante devient sobre et se trouve un boulot dans une boîte de télémarketing qui n’engage que des ex-alcooliques et drogués. Tout ce qui se passe à l’intérieur de ces murs est particulièrement lassant, exception faite de sa rencontre avec Jimmi Valente, une ex-crack addict, prostituée, plus vulgaire que le Doc Mailloux, plus imprévisible que Carey Price. Mais la sobriété va et vient au rythme des histoires impossibles qui se chevauchent. Et c’est l’amour que Bruno porte à Jimmi qui parviendra à le remettre en quelque sorte sur le droit chemin, malgré tous les coups bas qu’elle lui porte.

J’ai lu ce livre davantage pour ma culture personnelle que pour mon divertissement. Autrement, je n’aurais pas mis un mois à traverser 222 pages. La fin m’a plu, oui. En fait, une autre fin aurait été fort décevante. C’est plate mon Dan, mais tu passes en deuxième. Si je veux lire du Fante, je vais relire ton père. Si je veux lire du Bukowski, je vais relire Bukowski. Et si je veux lire Selby… bah, j’ai pas envie de lire Selby.

mardi 21 septembre 2010

Le jour des poubelles, chapitre 28


« Mais là, Manu, j’ai rien à me mettre…
⎯ Come on, Lou, là, t’as juste à t’habiller en noir. Je t’ai déjà vue avec du linge noir…
⎯ En noir sport, oui. Mais j’ai pas de linge chic…
⎯ Ben là, ta petite robe en coton, avec un motif de fleurs dans le bas, là…
⎯ Mais c’est sport, ça!
⎯ T’es pas dans un catalogue Sears, Lou, du linge sport dans’ vraie vie c’est des joggings pis des snicks! Lâche-moi avec ça, t’as juste à pas venir, d’abord…
⎯ …Tu le penses-tu vraiment?
⎯ Mets-toi du linge noir pis sois chez nous dans une heure, ok?
⎯ Oui. Ok… Mais j’ai pas de souliers…
⎯ Lou! Crisse!
⎯ Ok, s’cuse. J’arrive.»

Je ne voulais pas m’emporter contre Lou. Je savais bien qu’elle n’était pas superficielle à ce point. C’était un peu sa façon de gérer ses troubles émotifs. Elle était nerveuse, ça se sentait dans sa voix. Aucun doute que son idée première n’était pas de m’imposer ses problèmes vestimentaires le matin de l’enterrement de mon père. On se connaissait assez pour ne pas en faire un cas. «T’es sûr que tu veux pas que j’y aille?
⎯ Paré, coudonc. Veux-tu ben me dire c’que tu ferais-là? Arrête avec ça, merde. Tu le connaissais même pas, mon père.
⎯ Ouin, mais toi, j’te connais.
⎯ Ben justement, chu pas mort encore.
⎯ Je veux juste t’aider, moi.
⎯ Ben si tu veux m’aider, ramasse tes traîneries pis fais un ménage. Genre laver le plancher. Y’a des bonnes chances qu’y se ramasse pas mal de monde icitte après.
⎯ On serait mieux d’attendre, d’abord.
⎯ Attendre quoi?
⎯ Le plancher. Si y’a plein de monde qui viennent le salir…
⎯ Gros lâche…»

Il filait doux depuis notre retour. Nous avions appris la mort de mon père alors que nous montions le deuxième voyage de ses affaires à mon appartement. Nos pas lourds dans l’escalier avaient aussitôt fait sortir Carlos de chez lui. «Crisse, bro, t’étais où? On t’a cherché comme des hostie de malades!
⎯ J’étais pas là, man, juste pas là.
⎯ Ben c’parce qu’y est arrivé une grosse marde, pendant que t’étais pas là. Une hostie de grosse marde…»

J’avais les bras pleins et il me restait encore deux ou trois marches à monter. J’avais senti mes genoux fléchir. Mon père me revenait en pleine face. Quelle autre grosse marde aurait-il pu arriver? Carlos n’avait eu besoin de rien me dire. Mais quand même, à l’amorce de sa phrase «Le père est mort hier», mes bras avaient lâché tout ce qu’ils tenaient et j’étais tombé vers l’arrière. Si Paré n’avait pas été quelques pas plus bas, peut-être le restant du clan Camacho aurait-il célébré des funérailles doubles. Nous avons déboulé quelques marches, mais Paré a bien géré l’incident. Eddie, qui sortait sur la galerie à ce moment, a bien failli recevoir un coffre à outils par la tête. Funérailles triples.


J’ai repris connaissance dans le salon, chez Eddie. Mes deux frères, ma belle-sœur et Paré m’observaient avec curiosité alors que mes yeux s’ouvraient. Ma perception des choses était peut-être encore un peu vague, mais il m’a semblé les voir se féliciter.

Plus tard, autour de la table avec un thé fait de fleurs qui rendait Paré perplexe, les frères nous ont raconté les évènements du jour d’avant. Peu d’évènements, en fait, plutôt un constat. Le père avait rendu l’âme comme il avait vécu sa vie, cinglant et sournois, alors que ma mère avait quitté son poste de veille pour aller aux toilettes. «Salut Augusto, vieux fou, lui avait-elle chuchoté à son retour. On pourra pas dire qu’on s’est emmerdés, ni qu’on a manqué notre coup… T’as le bonjour de tes gars, en tout cas. On se voit bientôt, ok? Mais bon, attends-moi pas trop. Fais tes affaires, je m’occupe des miennes, pis on se voit plus tard. Je t’embrasse, mon beau grincheux.»

«Pis la mère, elle est où, elle va comment?
⎯ Elle est avec ses sœurs, là, dit Eddie. Mais tsé, va falloir s’en occuper, Manu.» Il regarda Paré qui, avec son gros doigt, jouait dans son thé. « J’imagine ben que c’est nous autres qui vont la garder à coucher…
⎯ Pas moé en tout cas, crut bon de spécifier Carlos.
⎯ Ben là, fait pas de l’attitude, Eddie, t’es toujours ben le seul de nous autres qui a une chambre d’invités pour de vrai…
⎯ Ben c’est ça, l’affaire… Il prit une pause pour regarder Karine qui hocha la tête, de façon presque imperceptible. Ça sera pus une chambre d’invités dans pas long…
⎯ Coudonc, kess vous allez faire avec? dit Carlos. Une chambre pour ceux qui sont pas invités?» Il éclata de rire en donnant un coup à Paré.

Ce n’était pas une surprise, on savait bien que ce n’était qu’une question de temps avant qu’Eddie et Karine ne deviennent des parents. Mais la situation était drôlement choisie. Parfaitement choisie, en fait. Comme si le vieux venait de donner le relai. «Vous êtes sérieux? Ben voyons! Chu donc ben content!» Je me levai pour les prendre tous deux dans mes bras. On a pleuré, de joie, de tristesse, de n’importe quoi. «C’est juste plate de penser que lui pis son grand-père vont s’être manqués d’une coupe’ de mois…
⎯ Han? Qui ça, le grand-père? De quoi vous parlez, coudonc?
⎯ Je pense que ton frère pis sa blonde vont avoir un enfant, mon Carlos.
⎯ De quoi, Paré, t’as tout’ catché ça, toi là?
⎯ Drette bang de même, mon homme. Facile.
⎯ C’tu vrai, bro, tu vas avoir un flot?
⎯ On dirait ben, oui.
⎯ Tu l’as-tu dit à’ mère?
⎯ Pas encore, non.
⎯ Ben kess t’attends?
⎯ Le moment opportun, Carlos.
⎯ Moment opportun, moment opportun, les nerfs avec tes mots à dix piasses.
⎯ Moi, j’vas pouvoir le garder, le p’tit. Ça va me faire plaisir.»

Nous nous sommes tous retournés vers Paré, qui nous regardait maintenant les yeux arqués derrière sa tasse de thé. Notre interrogation collective tenait autant au concept plutôt dérangeant de le voir s’occuper d’un nouveau-né qu’à celui de le savoir encore parmi nous neuf mois plus tard. «Ben quoi?
⎯ Rien, dit Karine. Merci Paré, on va regarder ça. On a toujours besoin de gardiennes, j’imagine.
⎯ Une gardienne! dit Carlos. Un coup ben mal pris…
⎯ Tant qu’à être dans les nouvelles, dis-je, j’aurais de quoi à vous proposer… J’eus l’attention assez rapidement. Paré viendrait habiter dans le bachelor… si c’est correct avec vous autres.
⎯ Le bachelor? Mais c’est pas habitable encore…
⎯ J’vas m’arranger pour, dit Paré. J’ai déjà fait de la réno, je suis capable de faire une coupe’ d’affaires, pareil.»

Je voyais Eddie qui ruminait. Si mon plus jeune frère brillait souvent par son caractère irréprochable, quand il était irrité, il ne tournait jamais autour du pot. Je le sentais venir.
«J’vas être ben franc mon Paré, je te connais pas ben ben, mais je peux pas dire que je trippe sur ton cas, à date. De ce que je sais, tout ce que t’as amené à mon frère, c’est de la marde, pis je me demande ben pourquoi y s’est pas encore débarrassé de toi.»
Paré me regarda avec des yeux de bébé chat. Je n’avais encore jamais envisagé cette possibilité. Je n’en avais aucune idée. «Tsé, je reste poli parce que je respecte mon frère. Pis j’vas te dire, avec le flot qu’y s’en vient, je suis pas convaincu de tripper sur le fait que t’habites juste en-dessous de chez nous.
⎯ Je te jure Eddie que j’en ai eu ma claque, des problèmes. J’ai pus envie de rien de tout ça, j’veux me virer de bord, j’ai pus envie de faire de conneries, j’vas être clean.»

Alors que je perçevais la déception de Carlos face à cette possibilité de fournisseur à domicile qui s’envolait en fumée, je me gardai de préciser que les problèmes risqueraient bien de ressurgir par eux-mêmes, comme de la moisissure sous la peinture. Qu’il le veuille ou non. «Regarde, Eddie, c’est pour aider, tout ça, là. On va… on va… on va s’arranger pour que tout aille bien, ok?»

Ce que je devais être convaincant. La conversation fut coupée par Paré, qui s’étouffait avec sa fleur de thé.

***********


Somme toute, j’avais de la gueule, avec mon habit noir, chemise noire et cravate noire. Je me disais que je pourrais bien m’habiller plus souvent ainsi quand la futilité de mes réflexions fut balayée par tout ce qui s’en venait. La famille complète, voir ma mère (je ne lui avais encore parlée qu’au téléphone) et la forte possibilité d’avoir à justifier mon absence le jour du décès de mon père. Je connais ma famille. Et je sais à quel point elle a le potin facile.

Paré avait entrepris le ménage du plancher presque aussitôt après que je lui en ait parlé. Voilà qu’il sifflait en passant le balai. Je le laissai faire, le pauvre, son estime personnelle devait être au plus bas. J’entendis des pas dans l’escalier. Ça devait être Lou qui arrivait. J’allai directement à la porte et je l’aperçus montant les dernières marches, le visage exaspéré, les bras chargés de deux gros sacs. Néanmoins plutôt élégante. J’ouvris. «Hey. Ça va? Kess tu fais avec tout ça? Elle me regarda, incertaine, et des larmes commencèrent à couler.
⎯ Je peux pas vivre chez nous, Manu, ça a pus de bon sens, je me retiens aux dix minutes de pas monter chez les voisins pour tout’ décrisser à coups de batte de baseball…
⎯ Ha! Tu y as pris goût, hein?
(Lou et moi en chœur) ⎯ PARÉ, TABARNAK!
⎯ ok ok ok…
⎯ Fait que… tu t’en viens vivre… ici?
⎯ Si ça te dérange pas…?
⎯ Ben, eh, ouf, eh, ben non, Lou, on va juste être serrés…
⎯ On va se coller, Manu.
⎯ Oui, ben ok. Mais on flye, là, Eddie va nous attendre.
⎯ Ok Manu.
⎯ C’est bon Lou, mais arrête de me regarder de même, s’il te plaît.
⎯ Merci Manu.
⎯ OUI OUI! Ok, de rien, mais GO!
⎯ Je l’aimais ton père, Manu.
⎯ … Oui, moi aussi. Merci.
⎯ T’as-tu pleuré, à date?
⎯ J’ai pas eu le temps.
⎯ Ça serait peut-être bon, avant de partir, non?»

Les larmes se bousculèrent aussitôt, mais en même temps que le klaxon d’Eddie qui commençait à s’impatienter. Je retins tout ça et ça me fît l’effet d’un hoquet en même temps qu’un éternuement.

Nous sommes sortis et refermant la porte, j’espérais très fort qu’à mon retour, Paré n’ait pas décidé d’adopter un chat qui traînait dans la ruelle.

lundi 20 septembre 2010

When You are Engulfed in Flames, de David Sedaris



Back Bay Books, 2008, 323 p.

C’est tout à fait au hasard que je suis tombé sur David Sedaris, d’abord par ce même livre, mais en version audio, lu par l’auteur. Après trois minutes, je savais que je m’y plairais. Et pourtant, rien au départ ne nous prédispose à bien nous entendre, lui et moi. On constatera rapidement que Sedaris est un homosexuel plutôt princesse, snob confirmé et assumé en plus de n’avoir pratiquement aucun désir d’interaction avec son prochain (du genre, habiter longtemps une maison en Normandie et se refuser catégoriquement à apprendre le français).

Cependant, ces traits plutôt maniérés et drastiques confèrent à Sedaris un talent évident d’observateur et de conteur. Les textes qui composent ce recueil nous viennent de rien et de tout. Dans la majeure partie des cas, le texte part sur une note anecdotique, souvent banale, dérape de façon impromptue vers un sujet de fond et se termine sur un retour à l’anecdote (qu’on avait oubliée) qui donne au texte un tout nouveau sens, une toute nouvelle profondeur. Et pendant ce temps-là, on aura beaucoup ri et on se sera même senti intelligent. Habile auteur.

Sedaris raconte tout sur le ton de la confidence, n’hésite pas une seconde à se mouiller, à dresser de lui un portrait peu favorable, pour le plaisir du lecteur. Même chose pour Hugh, son amoureux, qui fait partie intégrante du projet. Doit pas toujours tripper.

La dernière partie du livre s’intitule « the smoking section » et fait la chronique des tentatives de Sedaris pour arrêter de fumer, puis pour assumer le fait d’être non-fumeur, et le rester. Un bonne partie de cette section se déroule au Japon. Parallèlement à ses déboires de fumeur se déroule son apprentissageardu de la langue japonaise. Oui, vous avez bien lu, le dude refuse d’apprendre le français, mais se lance dans le japonais. Quoiqu’il en soit, un soir, au Japon, survient un petit tremblement de terre. La réflexion de Sedaris sur le coup : Ça serait vraiment fâcheux de mourir deux semaines après avoir arrêté de fumer. Avoir su, merde.

Puis, dans son apprentissage du français, il raconte qu’après un certain temps, il a compris que la plupart des conversations avec des français étaient superficielles et qu’il pouvait s’en sortir en disant simplement « d’accord! » C’est un grave plaisir de lire ensuite toutes les situations embarassantes dans lesquelles ce « d’accord! » a pu le mener.

J’ai passé mon été avec Sedaris, à petites doses, et je constate qu’il y a cinq autres livres. Je ferme les yeux, pige dans le tas et me relance, en toute confiance.

dimanche 5 septembre 2010

Le jour des poubelles, chapitre 27


Paré avait attendu, pour s’arrêter, de trouver une halte routière qui ne serait pas trop occupée, ce qui arriva après une heure de route. Sans rien nous dire, il était sorti de la voiture pour défaire son pantalon, face à la portière ouverte. «Kess-tu fais là, coudonc?
⎯ De la magie!»

Et Paré, les doigts coincés dans sa ceinture, qui sortait un sachet en souriant. Fier de son coup, il me le lança, avant de reprendre place «C’est mon emergency kit.
⎯ Tchecke l’autre qui parle en anglais! dit Lou.
⎯ Me semble que je ferais une belle ligne, là, tu me prépares-tu ça, mon Manu?
⎯ Eeh, ben, oui. Ben oui.»

J’ai détaché ma ceinture de sécurité pour ensuite chercher une plateforme quelconque. Je pris le cd de Sam Cooke, pour me raviser, Neil Young ferait mieux l’affaire. Après avoir consulté Lou d’un regard, j’ai préparé trois lignes, deux petites et une grosse. Je n’ai aucune idée sur comment j’ai pu faire mon compte, mais au moment de présenter à Paré sa collation, j’eus un genre de spasme qui me fit tout renverser entre les deux sièges, dans le coin du frein à main. «Voyons donc maudit hostie! Kess-t’as fait là?
⎯ S’cuse-moi Paré, j’ai merdé.
⎯ Je pourrais toute sacrer par la fenêtre aussi, ça éviterait de faire le ménage! Maudit crisse!»

Nous sommes parvenus à en ramasser une bonne partie, mais il en restait quand même pas mal dans les racoins, inatteignables avec les outils de fortunes que nous avions trouvés. «On laissera pas ça aller, calvaire.»

Paré travaillait fort à trouver un moyen, se tordait dans tous les sens, essayait de se pencher pour porter son nez entre les deux sièges. Le moyen le plus pertinent que nous avons trouvé fut d’ouvrir les portes, de nous étendre à plat ventre, les jambes dans le vide et d’aller jouer à l’aspirateur. D’où la beauté de la halte routière peu fréquentée. «C’t’un beau ménage, ça les boys! Les tapis auraient besoin d’une job aussi, je pense…»
Il était clair que nous avions ramassé au passage quelques débris de tout acabit. Quoiqu’il en soit, nous avions ensuite repris la route à fière allure avec notre maison comme principal objectif.
La mienne, dans le cas de Paré.


Comme si la frontière avait été la source de tous nos problèmes, nous avons soupiré de soulagement en nous faisant souhaiter la bienvenue au Québec. Rendu là, Paré et moi, on avait pas mal de jasette, on chantait les chansons à la radio, on criait par les fenêtres ouvertes. Lou dormait à l’arrière. «Mais là, l’gros, tu vas faire quoi avec ça, là?
⎯ Avec quoi?
⎯ Ben, la mafia de Niagara, là… Tu vas-tu aller les voir?
⎯ Je sais pas trop…
⎯ T’es mieux de t’assurer que Lou soit pas dans le coin, si jamais tu fais ça. Pas sûr qu’à te laisse monter les marches, moi…
⎯ J’vas passer par-dessus.
⎯ Non mais ça t’arrive-tu des fois de répondre sérieux quand on te dit quelque chose de sérieux?
⎯ Chu sérieux, Man. Je passe par dessus le bout de cul. Facile.
⎯ Mais kessé qu’y t’avait pris d’aller sacrer la marde là-bas, l’autre jour?
⎯ Ben simple. C’est lui pis ses boys qui m’ont sacré une volée à grands coups de chaînes en arrière de l’épicerie. Du moment que j’ai été correct, je les ai trouvés pis je les ai suivis. Je voulais yinque leur donner la preuve qu’ils m’avaient pas achevé.
⎯ Pis t’as jamais catché que c’était juste en haut de chez Lou…
⎯ Ben non. Je pensais à d’autres choses. Pis y faisait noir. Pis crisse, chu juste allé une fois à part de ça, les nerfs!
⎯ Pis y va se passer quoi tu penses, si tu vas les voir?
⎯ J’vas sonner. Y va demander c’est qui. J’vas dire mon nom, y va s’en rappeler. Y va ouvrir. J’vas sourire pis j’vas y passer une chaîne autour du cou, j’vas le faire mettre à genoux, j’vas fermer la porte, pis après ça on va rire.»

Lou était réveillée, maintenant appuyée entre les deux sièges. «Je te garantis, grand innocent de crisse, que si jamais tu remets les pieds là-bas, mon voisin y peut compter sa voisine dans sa gang. Pis le monde qui essaient de me passer par-dessus, je les laisse croire que tout va ben, pis à la dernière minute, TCHACK! je mords. Fort. Tu t’essaieras, on va rire.»

Puis elle est retournée s’étendre.

***********

«Tu tourneras icitte, Paré.
⎯ Pour?
⎯ Ben, pour me reconduire chez nous. Après ça tu droppes Lou pis après ça tu t’en vas chez v… oh, fuck. Oublie-ça.
⎯ On va juste passer chez nous pareil.
⎯ Pourquoi, ça?»

Arrêté à un coin de rue, il a pris son temps pour me dire, me regardant dans les yeux avec un sérieux que je ne lui connaissait pas: «Pour ramasser ma brosse à dents. C’tu correct?»

Sa brosse à dents, à Paré, elle devait être au beau milieu du monticule que formaient ses affaires au coin de la rue. Monticule qui, cependant, baissait à vue d’œil avec l’aide des éboueurs. «MAUDIT CÂLISSE DE CRISSE!!!!!!»

Je peux comprendre qu’il soit sorti de sa voiture toujours en marche pour courir et faire le coup de la corde à linge à l’éboueur, qui lançait sans considérations sa guitare dans le gouffre du camion. Seulement, nous tenir au courant, ne serait-ce qu’un minimum, de son idée de ne pas arrêter la voiture aurait aiguisé mon réflexe pour l’empêcher de dévier dans une autre stationnée en bord de route. J’embrayai au neutre en faisant grincer la transmission, coupai le contact, puis nous sortîmes en trombe de la Jetta. Je désignai Lou pour s’occuper du propriétaire de la voiture accidentée qui descendait ses marches en vociférant des phrases qui ne m’atteignaient pas. Puis je me précipitai vers le camion à déchets, où Paré devait composer avec deux éboueurs qui lui donnaient la réplique. Je ne pouvais quand même pas le laisser se faire dérouiller deux fois en deux jours.

Je sautai au cou de celui qui venait en aide à l’autre, plus par désir de l’écarter que de lui faire du mal. Il m’envoya aussitôt valser contre un pare-choc et le chauffeur du camion vint m’y maintenir. Paré était pris d’un accès de rage, je ne l’avais encore jamais vu ainsi. Il luttait en corps à corps avec les éboueurs en criant, presque au bord des larmes. Des gens apparaissaient aux fenêtres, Lou élevait le ton et essayait d’empêcher son homme de se jeter dans la mêlée. Alors que je me débattais, mon éboueur me mit hors de portée en m’assénant un sale coup de poing au ventre. Puis Paré parvint à se défaire de la double emprise des gars de la ville et se rua vers son amas de biens personnels pour attraper sa pagaie puis s’avancer en balayant l’air de mouvements latéraux. Son arme sifflait et accompagnait sa plainte de désespéré. Les éboueurs reculèrent en levant les mains. « On fait notre job, nous autres, on a rien contre toé…
⎯ BEN ALLEZ LA FAIRE AILLEURS, VOT’ CRISSE DE JOB SALE PIS LAISSEZ-MOI MES AFFAIRES, C’TU CLAIR???
⎯ Cool, mon gars. Mais pose ça, ok?
⎯DÉCRISSEZ D’ICITTE!!! TU SUIIIIIITE!!!»


Il s’assit sur son coffre à outils et se mit à pleurer. J’allai rejoindre Lou et l’homme de la voiture accidentée. Nous avons redoublé de délicatesse pour le convaincre de ne pas en rajouter. Je lui donnai mon numéro de téléphone et lui demandai d’attendre au moins un jour et qu’il pourrait rejoindre Paré et s’arranger à tête reposée. Il n’y avait qu’à jeter un œil du côté de mon ami pour constater que visiblement, quelque chose ne tournait pas rond. De loin, Paré était presque attendrissant.

Lou alla le voir alors que je déplaçais la voiture du lieu de l’accident. Je me stationnai le mieux possible, tout près. Dans le vacarme décroissant des éboueurs, nous avons fait un tri dans les affaires de Paré pour remplir la Jetta avant d’aller porter le reste dans son ancien appartement. J’ai dû déployer un maximum d’efforts pour convaincre son ancienne blonde, qui ne m’a même pas dit son nom, de reprendre le reste du matériel. Elle est allée se terrer dans une chambre alors que Lou et moi faisions des allers-retours jusqu’à avoir tout rentré. Paré, maintenant tout petit, nous attendait dans l’auto.

Nous avons quitté lentement l’ancien quartier de Paré et c’était moi au volant, assis sur le bout du banc. Le front appuyé dans la paume de la main, il sifflait à voix basse des injures envers la responsable de tous ses malheurs, selon ses dires. Me vint en tête de lui demander s’il aurait préféré qu’elle fasse une vente de garage, mais j’ai eu la décence de me retenir. Nous déposâmes Lou chez elle à contre-cœur – son au-revoir à Paré fut long et intense – puis nous avons repris le chemin vers chez moi. Que dis-je, vers chez nous.

Retenir les bêtes, de Magnus Mills


(The restraint of beasts, 1998)
10/18, 2000, 214 p.

Ce livre-là, il a été lu en grande partie sur la terrasse du café O’soleil à St-Gédéon.durant une journée de vacances pluvieuse qui a balayé tout espoir de camping sur la plage. Magnus Mills, c’est un écrivain anglais que vous ne connaissez probablement pas. La seule longueur d’avance que je peux avoir sur vous, c’est d’avoir lu ce livre, trouvé au hasard sur une table de liquidations il y a quelques années. Je ferai pas semblant de savoir c’est qui, pas plus que je me lancerai à faire des recherches. D’accord?

Retenir les bêtes, si ce n’est pas un grand livre, c’est au moins un divertissement fort efficace. L’histoire nous est contée par un écossais dont on ne sait pas le nom. À sa grande surprise, il est nommé contremaître et devra diriger une équipe de deux gars, Tam et Richie, deux rednecks lambineux qui ne peuvent fonctionner l’un sans l’autre. Le travail à accomplir : poser des clôtures.

Avec un peu moins du minimum de leadership requis pour accomplir sa nouvelle tâche, notre contremaître part avec ses deux impertinents pour réparer une clôture qui se serait détendue, avec un client qui suit les activités d’un peu trop près. Un accident est si vite arrivé. Ce qui est bien, quand on pose des clôtures, c’est qu’on a déjà tout le matériel pour creuser le sol.

L’équipe est ensuite envoyée en Angleterre dans une caravane délâbrée pour construire une clôture à moutons. Trois ouvriers écossais qui débarquent dans un petit bled anglais, c’est loin de passer inaperçu. Surtout quand, le soir au pub, ils insistent pour boire leur bière dans un verre standard plutôt que dans l’habituelle chope.


Si les personnages et leurs conneries font en sorte que l’on tourne les pages en vitesse et avec le sourire, la monotonie de leur travail alourdit un peu le texte. Ça creuse des trous, ça enfonces des pieux avec une mailloche, ça tire des fils des fer. Et des fois, ça tue des gens. Et ça fume des clopes, surtout.

J’imagine que la version originale fait mieux état des différences entre anglais et écossais. Probablement des blagues que je n’aurais pas comprises de toute façon.

Tout ça pour dire que ce roman a fait en sorte qu’au retour de mes vacances, en traversant le parc, j’ai été rempli d’admiration pour les gars qui ont posé les clôtures à orignaux. Mes respects, les boys.

jeudi 5 août 2010

Le jour des poubelles, chapitre 26


Je me suis réveillé le premier, sans aucune idée de l’heure qu’il pouvait être. Chose certaine, le soleil avait eu le temps de se coucher puis de se lever avant que l’un de nous trois n’ouvre les yeux. J’allai à la salle de bain me rincer le visage. Le soleil entrait par la petite fenêtre qui s’ouvrait sur le champ. Je bus une gorgée d’eau et sortis aussitôt.

«Mornin’!
⎯ Ah! Euh, oh, good morning to you…» La tenancière qui préparait la chambre d’à côté. «Euh, would you know if there’s a place where we can eat something?
⎯ Not here for sure, but there’s a Tim Horton’s about ten minutes down the road. People usually come here just to stop by and have a rest… Then, they get up and hit the road within the minute!
⎯ Yeah. Sure. Crisse j’ai faim.
⎯ Sorry?
⎯ Oh, I said I slept good…
⎯ Oh! Lovely.
⎯ Have a good day.
⎯ You too, thank you.»

Je continuai vers la droite et contournai le bâtiment pour aller vers l’arrière. «Oh! You won’t find anything over there, honey!
⎯ I know, I know…» répondis-je pour moi-même en avançant dans les herbes déjà hautes. Lou avait raison. On était bien. On était tranquilles. La petite vie, avec son lot de joies et de déceptions. Mais bon, standard, là. Pas de feux d’artifices ni de coup d’état. Juste la vie. Des fois tout seul, de la visite de temps en temps. La paye, les comptes. Des longs trajets en vélo, une grippe au milieu de l’hiver. Du ménage à faire, des shows à aller voir. Un joint sur la galerie avec mon frère. Standard, tranquille. Je suis tempéré, moi. Les grosses émotions, j’y suis pas habitué. La dernière fois que j’avais pleuré, merde, c’était en regardant Ghost qui repassait à la télé, il y a deux ans. Faut dire que j’étais un peu saoûl. Le champ était plus beau par la fenêtre que de près. Je m’enfonçais dans les herbes, mes pieds étaient maintenant dans l’eau, dans la boue, mais je continuais quand même, comme pour fuir une situation qui me restait collée au cul. Mon père. Ses défauts m’apparaissaient maintenant comme autant de points attachants. Il s’en était déjà sorti à trois reprises, je ne voyais pas pourquoi cette fois-ci serait la bonne. Ou la mauvaise, c’est selon. Je pensai au pire et un haut le cœur me prit à l’idée de ma famille qui me cherche en temps de crise. C’était Carlos qui disparaissait sans avertir, pas moi. Moi, j’étais le gars du milieu, standard, tranquille. Pas de surprises. Je me laissai tomber dans les herbes, puis me retournai pour vomir un coup. Pas facile de vomir en pleurant.


Quand j’ouvris les yeux, j’étais allongé sur la banquette arrière de la Jetta. Humide et seul. Non, Lou fumait une cigarette à l’extérieur. Je me redressai et ouvris la portière en donnant un coup d’épaule. Ma bonne épaule. «Bon, te v’là, toi…
⎯ Passe-moi une poffe…
⎯ Manu, crisse, à quoi tu pensais?
⎯ À être tranquille, je sais pas…
⎯ Non mais, imagines-tu si la bonne femme du motel t’avais pas vu? De comment qu’on t’aurait cherché? Merde! Tu m’as foutu une chienne pas possible…
⎯ Bon, toé! Le mort qui se réveille!»

Paré revenait avec des cafés et une boîte de beignes. «Pas encore de l’hostie de Tim Horton’s…
⎯ Ben là, j’aimerais ça t’entendre dire d’autre chose, comme premières paroles de résurrection, mon homme.
⎯ Ouin… Eeh, m’avez-vous cherché longtemps?
⎯ Je t’aurais dit oui si la bonne femme nous avait pas averti de ton petit trip de Davy Crockett, là, mais sinon, t’étais genre à 200 pieds en ligne drette après le motel…»

Moi qui pensais avoir marché jusqu’au Manitoba. Paré distribua les cafés et ouvrit la boîte de beignes qui n’en comptait aucun au chocolat ⎯ je me l’imaginai les pointer un par un au lieu de les nommer⎯ la posa sur le capot de la Jetta et prit une grande respiration avant de dire «Ok, je pense qu’on est dûs pour un hostie de gros câlin. Tsé là, de quoi qui fait du bien?»
Lou et moi nous sommes regardés avec un sourire en coin. Paré avait les bras grands ouverts, les yeux fermés. Nous avons déposé nos cafés à côté de la boîte de beignes et avons rejoint son étreinte. C’était vrai, que ça faisait du bien. Mais après un temps, il s’est mis à nous serrer puis à nous lever de terre, comme pour nous prouver de quoi il était capable. «Paré, crisse, tu me fais mal, mon épaule…
⎯ Ah, s’cuse, man, je me suis laissé emporter par l’émôôôtion.
⎯ C’est ça, han, dit Lou, t’es un gars émotif, toi…
⎯ Moi? Émotion, c’est mon nom de baptême!
⎯ Heille, coudonc, Paré, c’est quoi ton prénom? A demandé Lou.
⎯ Shit c’est vrai, je m’en rappelle même pas. Tu me l’as-tu déjà dit?»
Paré sourit, satisfait de son mystère. «Bon, on trippe-tu icitte encore un boute ou ben on décrisse?»





photo: http://blog.athos99.com

mardi 27 juillet 2010

Petites Coupures



Paru dans la revue Alibis, numéro 30, printemps 2009.




Pour que Paf frappe à ma porte de chambre avec cette ardeur, et surtout à cette heure, c’est forcément qu’il y avait un problème. Je mis un temps à ouvrir les yeux et je me levai nu - on s’est déjà vus - et entrebaillai la porte. Je le trouvai face à moi, sans mot et avec son air de défi. Ses yeux frondeurs et ses narines dilatées comme un animal qui se pompe avant de se jeter sur sa proie. Et dans ses mains, une grosse canne de café Folger’s vide.
«Sais-tu c’est quoi, ça?
— Ben là… Niaise-moi pas…
— Ce que je veux savoir, c’est où ce qu’est passé ce qu’il y avait dedans?
— Pis dedans, y’avait…
— Des huards pis des ours, mon gars. À ras bord. Depuis deux ans. Tchecke ça comme tu veux, on parle d’au moins six cent piasses. Y’avait du monde icitte hier, hein? »
Un frisson me parcourut. Impossible. Je me sentis tout à coup trahi, humilié. Et ridiculement nu. « Donne-moi deux minutes, j’te rejoins dans’ cuisine. » Je refermai la porte. La veille au soir, je fêtais mes vingt-huit ans. Plusieurs amis étaient passés à l’appartement avant de filer au Verre Bouteille jusqu’à ce que Seb et Brun’ nous jettent dehors passé l’heure légale. Paf n’avait pu être là, à cause d’un contrat, et il dormait quand je suis rentré. Je m’habillai et je le rejoignis à la cuisine en passant en revue mes invités de la veille. Tous de bons amis, pas de vague connaissance, et de toute façon, voler une si grande quantité de change nécessitait une certaine organisation, et nous étions partis tous ensemble vers le bar, j’avais barré derrière. « J’accuse personne encore, me dit-il, c’est mes amis à moi aussi, mais crisse, cet argent-là est pas sorti tout seul… » Il avait les yeux plantés dans les miens. Non par accusation, mais pour confirmer que l’affaire était sérieuse.
Je préparais le café en mettant en doute mes amitiés quand je me rappelai le gars du toit. Greg le propriétaire avait fini par engager un ouvrier afin d’entreprendre des réparations après mon dixième appel de plainte. Un pied carré de plafond pourri dans ma chambre, à cause des fuites les jours de grande pluie.
J’étais monté sur le toit et j’y avais trouvé un gars de mon âge qui faisait son possible pour réparer les failles. Dany, un jobbeur à bon prix, qui habitait l’un des autres immeubles du proprio un peu plus loin sur la rue, « juste au-dessus de la buanderie », m’avait-il dit. Nous avions parlé un peu puis étions descendus à l’appartement pour y boire une bière et fumer quelques cigarettes. L’entente était bonne, et même qu’après l’avoir informé de l’imminent départ de Patel, notre coloc-fantôme, nous avions évoqué la possibilité qu’il prenne sa chambre.
« Ça te dérange pas trop que j’aie à passer par ton appart pour aller sur le toit? » m’avait-il demandé. L’accès bien peu légal qui se trouvait dans le débarras était la seule façon de s’y rendre, à moins de sauter de l’immeuble voisin. Je lui avait signifié que je préférais de le voir passer par chez nous plutôt que de me faire mouiller dessus. Nous nous étions levés pour aller constater l’état de ma chambre puis nous étions revenus à la cuisine.

« Je te le jure, Paf, on est pas allé dans d’autres pièces que ça.
— Pis toi, y te manque rien?
— Je pense pas, non. Mon ordi est encore là pour sûr, le reste… »
J’allai à ma chambre pour y constater que j’avais peu d’objets dignes d’être volés. Paf, impatient, m’attendait à la porte. « Je pense ben qu’il est rentré dans l’appart une fois que je suis reparti…
— TABARNAK!» fit-il en pivotant sur 180 degrés pour enfoncer son poing dans le mur derrière. Paf vient de passer avec succès sa brune de karaté. Alors des petits écarts à la décoration comme il venait de faire là, il y en avait déjà deux ou trois répartis dans les six pièces et demi. Je l’entraînai à la cuisine.
Greg prit son air affecté lorsque je l’informai de la situation. « C’est OK, fit-il, j’appelle Dany cet afternoon pour qu’il bring back les clés. I’ll take care of it. » Je le remerciai, raccrochai et transmis l’information à Paf. « Passe-moi le téléphone. PASSE-MOI LE TÉLÉPHONE. » Je m’exécutai comme si mon père me chicanait. « Greg? C’est Philippe-Antoine Fiset au 2302. Oui, je sais, tu viens de lui parler. Écoute-moi ben : J’veux le téléphone pis l’adresse de ton gars, tu suite, pis j’veux pus que ce gars-là remette les pieds chez nous sous aucun crisse de prétexte. » Il sillonnait l’appartement de long en large avec le téléphone à l’oreille. « J’veux que tu me présentes personnellement les prochains ouvriers que tu vas engager pis qu’y viennent travailler à l’appartement uniquement quand y’en a un de nous autres qui est là. C’est clair? C’EST CLAIR? Sinon, l’argent que t’as sauvé en engageant un junkie, tu vas le perdre anyway en frais d’avocat, maudit hostie! » Paf prit le numéro en note, raccrocha et parvint à se contrôler grâce à un genre de respiration orientale. Puis nous sursautâmes tous les deux quand le boucan du réveil de Patel s’activa derrière la porte de sa chambre. Patel, qui essayait encore de nous faire croire qu’il arriverait à se lever à temps pour la distribution des places de musiciens dans le métro.

***

Retracer Dany fut somme toute assez facile. Paf lâchait un coup de fil aux vingt minutes. Après une heure sans réponse, nous nous décidâmes à aller faire une brassée, tant qu’à niaiser à l’appartement. Chargés chacun de notre poche de linge sale, nous sommes entrés dans la buanderie, avons balancé le linge, le savon et le change sans tenir compte de la tenancière qui cherchait la conversation en se plaignant de choses et d’autres. Nous fîmes une partie de Tetris, et après avoir tout bousillé au quatrième niveau, nous avons conclu d’un regard qu’il était temps d’y aller.
La cage d’escalier était étroite et légèrement moins entretenue que chez nous.
« C’est l’appart juste au-dessus, t’es sûr?
— C’est ça qu’y m’a dit. »
Paf frappa à la porte encore plus fermement que ce matin sur la mienne. Il mit un doigt sur le judas. Des pas se firent entendre et nous sentîmes clairement l’hésitation de l’autre côté de la porte. « J’te conseille d’ouvrir, mon gars, dit Paf, parce que j’suis capable de défoncer. Pis t’as pas envie que je me rende là. » La porte s’ouvrit doucement. Aussitôt que l’on pût distinguer un visage, Paf chercha ma confirmation et attaqua aussitôt. Il l’attrapa au collet, le souleva et le fit trébucher à reculons sur la table du salon. Je refermai derrière. Dany était étendu, le bassin sur la table basse, la tête sur le divan, et le reste de son corps qui faisait le pont entre les deux points d’appui. Paf était monté sur la table et l’un de ses pieds reposait sur l’entrejambe de Dany, prêt à écraser au moindre accroc. « Salut man, me fit-il à la recherche certaine d’une aide, euh… ça va?
— On verra.
— T’étais-tu en train de faire des rouleaux, mon cochon? dit Paf.
— De… de quoi tu parles?
— Tu le sais en hostie de quoi j’parle, dit-il en appliquant une certaine pression.
— Ben voyons donc, crisse! »
Il était déjà au bord des larmes.
« Six cent piasses. Va falloir prendre des mesures, mon gars.
— J’ai rien pris, j’te jure!
— Ben ça, tu le diras à’police, d’abord. Moi, jusqu’à preuve du contraire, j’te crois pas.
— Hein? Heille, wô là, come on…Tu… tu peux pas faire ça…
— Ah non? Pourquoi faire? »
Paf enfonça son pied.
« Ben j’ai… j’ai… Ahhhh fuck! » Il se prit la tête entre les mains, mais se ravisa vite, pour sauver ses couilles. Il s’expliqua. « J’ai… j’ai déjà un dossier… Je peux pas me permettre d’avoir affaire avec la police, je… je… je suis fait en crisse si y’entendent parler de moi…on… on peut-tu s’arranger, tsé, à l’amiable? »
Paf se tourna vers moi, un rictus satisfait au bord des lèvres. Qui aurait cru que ça serait si facile? J’étais derrière, un peu en retrait, et d’une façon plutôt perverse, j’appréciais cette situation qui me plaçait ainsi du côté des plus forts. J’arpentais la place, déplaçais des objets à ma guise, tout en gardant dans la main un petit pot de monnaie à moitié plein. Je prenais les pièces une à une que je flippais sans regarder où elles tombaient. « Tu m’prends-tu pour un cave, coudonc? lui dis-je.
— J’te jure, man, ç’a rien à voir avec toi. On a passé du bon temps ensemble, pareil. »
Paf écrasa.
« Les nerfs, mon homme, tu parles pas à ton ex-blonde, là! »
Dany gémit.
« Je… je…j’veux dire que c’est pas ça que j’avais en tête quand on a pris une bière… J’ai des problèmes… » Je m’approchai et lui fit le coup de la goutte chinoise, mais avec de la monnaie. « Nous autres aussi on en a un, problème. Pis si tu nous aide pas à le régler, on va prendre des mesures. C’est toutte.
— Je pense qu’on va oublier ça, hein, pour la colocation? »
Mais c’est qu’il était vraiment con, celui-là. « Trouve-moi un crayon, fit Paf. »
Les yeux de Dany s’écarquillèrent alors que je brassais le foullis sur la table de cuisine en jetant tout par terre. Je trouvai un paper-mate. Du haut de la table basse, Paf donnait les instructions. « Écris-lui ben comme y faut notre numéro de téléphone sur l’avant-bras, pour qu’il l’oublie pas. Pis là mon ami, tu m’appelles AUX DEUX JOURS, sinon, je mets ça dans les mains de la police. Aux deux jours, pis t’as pas intérêt à appeler trop tard le soir. Le matin du troisième jour, la police. Pis j’me lève de bonne heure. Là, on est le jour 1. Tu m’appelles demain soir maximum. Pis j’ai pas besoin de te dire que pendant ce temps-là, tu ramasses tes cennes. » Il prit une pièce et la flippa pour la lui relancer aussitôt en plein front. Il descendit de la table, lui cracha au visage et quitta l’appartement sans se retourner. Je fermai doucement derrière lui après avoir posé le crayon sur l’oreille de Dany.

***

Docile, il appela les deux premières fois dans les temps. Au matin du cinquième jour, une voix de fille à l’accent français légèrement teinté de québécois me surprit au téléphone : « Salut, je pourrais parler à… euh… à Paf?
— Y’est pas là, je peux prendre un message?
— Je suis la blonde de Dany… je vous appelle pour lui. C’est que… Elle soupira, décontenancée. Je sais pas dans quel bordel il s’est foutu, mais il sera pas en mesure de vous appeler pendant un certain temps.
— Comment ça?
— Il a pas voulu dire pourquoi, mais il est à l’hôpital. Dans un sale état. Vous… vous êtes qui au juste? Et… ça vous gênerais de me dire c’est quoi cette histoire? »
Je lui expliquai la situation. Elle accusa le coup sans broncher. Elle disait se douter que son chum menait certaines activités discutables, mais elle avait préféré fermer les yeux. Elle était au pays depuis un an et avait rencontré Dany par hasard durant sa première semaine à Montréal. Il lui avait offert une place chez lui, puis ils étaient devenus un couple un peu par défaut, à force de vivre ensemble. Elle avait dix-neuf ans et semblait beaucoup trop intelligente pour faire sa vie avec un bum de bas étage. Et elle avait de l’honneur. « Écoutez, je crois comprendre que Dany fréquente des pas gentils. Et que vous, vous êtes seulement victimes de mon brigand cheap de chum. Je peux m’engager à vous rembourser, mais merde, j’ai pas beaucoup d’argent. Il… Il faudrait prendre un arrangement. » Sur ce, Paf traversa la porte d’entrée. Je lui fis signe puis, étrangement ému, lui transférai mon interlocutrice.
Il n’eut aucune peine à se remettre dans la peau du gars à qui on doit de l’argent et attaqua la conversation avec froideur et fermeté. En peu de temps, il en était à lui extorquer le nom de l’hôpital et le numéro de la chambre. Cinq minutes plus tard, nous étions à bord de sa vieille Honda Prélude en direction de l’hôpital Saint-Luc.
Nous trouvâmes la chambre au moment où deux hommes frisés et trapus – probablement des frères – en sortaient. Nos regards se croisèrent brièvement puis nous entrâmes pour y trouver ce qui restait de Dany. On lui avait visiblement détruit un genou, son visage tuméfié s’apparentait à de l’art contemporain et son torse tailladé de traces de couteau suggérait une application hors du commun. Comme un regard qui se fait à l’obscurité, les coupures devinrent peu à peu la verbalisation de ce passage à tabac. Les lettres V-I-T-E cicatrisaient sur son torse, et peut-être le principal intéressé n’en était-il même pas encore au courant. Une chose était cependant certaine : nous étions très certainement un problème mineur dans la vie de notre Dany. Paf et moi nous sommes regardés avec un air découragé.
Derrière ses yeux mis-clos et par sa bouche enflée, Dany n’arrivait à communiquer qu’une palette restreinte d’émotions. Il essayait de nous dire quelque chose, mais sans y arriver. Nous laissâmes tomber en nous disant que nous ne verrions jamais la couleur de cet argent.
Nous étions restés abasourdis et sans mots dans l’ascenseur, mais la vigueur nous revint assez vite lorsqu’à la sortie, les deux frisés nous emboîtèrent le pas. Ils nous rattrapèrent rapidement, se positionnèrent à nos côtés et nous firent subtilement dévier de notre trajectoire. Nous avions tous deux à peu près la même chose en tête alors qu’ils nous dirigeaient vers une ruelle, mais Paf se chargea de vulgariser et d’émettre à haute voix. « Vous nous emmenez chez votre coiffeur, les boys? » Il encaissa le coup de poing au ventre comme un chef. À l’appartement, il me demandait souvent de le frapper au ventre de toutes mes forces, pour pratiquer ses abdominaux. Je m’exécutais à m’en faire mal aux mains, ce qui le faisait bien rire. Quoi qu’il en soit, Frisé 1 n’eut pas le temps de se satisfaire du coup porté qu’il avait déjà le poignet tordu et un genou qui touchait presque terre, à quelques centimètres de la supplication. Solidaire, Frisé 2 m’attrappa à la gorge de son bras potelé en criant : « Tu lâches mon frère, tabarnak, ou ben ton chummé va être pogné pour se magasiner un cou… »
Paf me vit et sa face changea du tout au tout. Sans dire un mot, il laissa tomber Frisé 1 et s’approcha promptement. J’étais plutôt indisposé pour remarquer les détails, mais Frisé 2 lâcha prise après que Paf l’eût pincé à un endroit stratégique sur son gros cou. Nous en étions, Frisé 2 et moi, à chercher notre air, penchés à demi, quand Frisé 1 rappliqua armé d’un couteau qui blessa Paf à l’épaule et ça aurait pu être pire n’eût été de ce sixième sens qu’on lui enseignait depuis des années et qui le fit se retourner juste à temps. Frisé 2 retrouva la forme avant moi et vînt me foutre un coup de pied dans les côtes. Je m’écroulai en râlant. C’est à ce moment que Paf, de son seul bras droit, désarma Frisé 1 et lui cassa le nez avant de venir s’en prendre de nouveau à Frisé 2, qui avait comme projet de continuer à s’acharner sur mon cas. « Si tu veux te battre, le mouton, tu vas au moins en prendre un qui est debout, non? »
Frisé 2 fonça sans hésiter et Paf le stoppa d’un double coup de pied à l’abdomen et au menton, ce qui le fit tomber en hurlant, la bouche en sang. Ne jamais attaquer la bouche ouverte. Puis Paf vint m’aider à me relever pour aller à la voiture.
« T’es-tu correct? » me demanda-t-il une fois à l’intérieur. Je ne pouvais prendre que de légères respirations qui semblaient me scier les poumons à chaque fois.
« Euhhhhh… ouin… euhhhh… pis toi?
— Pas grave, ça guérit ces affaires-là. Il se faisait un bandage avec un chandail qui traînait sur la banquette arrière. C’était qui, tu penses?
— Euhhhhhhhh…
— Y devaient penser qu’on avait affaire avec Dany, genre qu’on lui devait du cash. Y doit leur devoir plus qu’un pot de change, à ceux-là.
— Ehhhh…Pas de nos affaires…
— T’as raison.
— Paaaffff?
— Quoi?
— Merci…
— Merci pour? T’avoir débarassé du fan-club de Patrick Normand?
— Fais-moi pas rire, man, ça fait mal.
— Héhéhé…
— Je me sens mal.
— Respire lentement, ça va durer un mois. Veux, veux pas.
— Je veux dire… J’aurais pu me battre aussi.»
Nous étions à un feu rouge et il se retourna vers moi.
« Si tu veux te mettre à te battre, faudra que t’arrêtes d’avoir mal quand tu me crisses un coup de poing dans le ventre.»
Il démarra.
« On s’en va à’maison. J’vas faire un bon potage, on a plein de légumes à passer. Veux-tu m’aider?»
La simple idée de prononcer une phrase complète me semblait hors d’atteinte. Mais, aux côtés de Paf qui endurait sa blessure au couteau comme s’il ne s’agissait que d’un ongle incarné, je redoublai d’efforts.
« Je veux ben… mais… emmanchés de même… ça va nous prendre deux jours à éplucher des patates… pis des carottes. » Il rit et monta le volume alors que la radio crachait une cassette copiée des Beastie Boys.
« On est pas pressés, mon ami. »

***

Arrivés à l’appartement, Patel était debout et se faisait un café instantané. Sur la table, de la monnaie en bonne quantité et des rouleaux, ce qui rendit vite Paf sceptique. « Calvaire, les boys, vous êtes-vous fait attaquer dans une ruelle?
⎯ Quelque chose dans le genre… Coudonc, ça vient d’où cet argent-là?
⎯ Ça, mon gars, ça vient de moé dans le métro qui chante du Francis Cabrel pendant quatre heures. Ça vient du fin fond des poches du monde, ça vient de tellement creux que je trouve des petites mousses au travers. C’est fou ce qu’on est prêts à faire pour une poignée de change, hein?»
Paf prit quelques bonnes respirations pour stabiliser son rythme cardiaque qui venait de monter en flèche. « Bon… Fait qu’on voulait se faire un potage, nous aides-tu à éplucher des légumes?
⎯ Pfff, fuck ton potage, man, je roule mes cennes pis on s’fait venir d’la pizz!»

mardi 6 juillet 2010

Le Jour des poubelles, chapitre 25


Même avec le beau temps, la route restait morne et désolante. L’adrénaline avait duré un certain temps mais nos soucis eurent vite fait de nous rattraper. Lou avec ses voisins et ses flashbacks de Chuck Norris, moi avec mon père, mon épaule déficiente et ma côte encore incertaine et Paré avec son audacieuse collection de problèmes. La Jetta roulait avec un constant raffût de tôle que la musique n’arrivait à masquer qu’avec peine. «Pis c’est quoi qu’y t’as dit, là, chose, l’animal?
⎯ Rien de ben intéressant…
⎯ Là Paré, tabarnak, tu vas nous lâcher avec ton mystère pis tu vas cracher le morceau. Tu peux pas nous embarquer dans ta marde sans nous tenir au courant. Y’a toujours ben des hosties de limites!»
C’était Lou qui parlait.
Paré donna de ses deux paumes un coup sur le volant avant de raconter.
«…Câlisse… Ok d’abord… Y’a appelé son Shaun, là, y m’a fait parler avec, parlait ben français pareil, pis y m’a fait faire un deal avec.
⎯ Genre?
⎯ Ben, je l’sais pas trop, là. Je pense que l’autre y voulait avoir une cote sur mes ventes, genre pour m’excuser de m’être payé sa gueule, là…
⎯ Ben là, y’a pris ton paquet au complet, me semble que c’est ben en masse…
⎯ Ouin. Mais y m’a juré que j’aurais de quoi à gagner en échange. Le dude au téléphone m’a donné son adresse, que j’aille le voir. Je sais pas, man, je pense que j’écoutais pas vraiment. J’ai dit oui oui, han han, oh yeah, c’est toute.
⎯ Montre-donc l’adresse, c’est où, voir?» Demanda Lou.
Paré sortit un papier froissé de sa poche et le lui tendit. «Mais là, dis-je, comment y peut te trouver, si jamais tu vas pas le voir?
⎯ Ben, j’y ai donné une adresse, là…
⎯ Paré…
⎯ Pas la mienne, toujours?
⎯ Je l’sais où t’habites, man, mais je sais pas c’est quoi ton adresse, les nerfs…
⎯ Paré…
⎯ Fait que t’as donné quelle adresse?
⎯ Mon ancienne, là, chez ma blonde. Celle qui a sur mes cartes.
⎯ Hostie que t’es con…
⎯ PARÉ MAUDIT CAVE TU ME NIAISES-TU???
⎯ De quoi tu parles, bout-de-cul?»

Lou avait un air ahuri, les yeux écarquillés et agitait le papier à bout de bras dans la face de Paré, agacé, qui avait l’air de chasser une mouche. «C’est chez nous, ça! C’est l’adresse de mes voisins d’en haut! CÂLISSE!!!
⎯ …Ah ouin, han…fuck… Me semblait, aussi, que ça me disait de quoi, c’te rue-là… Tout fait du sens, là, on dirait… Chu repassé là v’là deux, trois, jours, je sais pus trop. Ça a brassé pas mal…»
Je m’étouffai avec le joint sur la banquette arrière. «Ok Paré, dit Lou, t’arrêtes le char icitte, TU SUITE!!! TU SUIIIIIIITE, TU M’ENTENDS-TU???»

Paré comprit assez vite et se rangea sur l’accotement. Lou mit le pied à terre alors que la voiture n’était pas encore complètement arrêtée. Nous la vîmes courir à la hâte vers le petit ravin, glisser, se relever puis hurler à pleins poumons avant de tomber à genoux pour vomir.
«Ben là, kess-j’ai fait?»
Je soupirai et ramassai une bouteille d’eau qui traînait à mes pieds avant de sortir rejoindre Lou.

«TOUCHE-MOI PAS!
⎯ C’est moi, Lou…
⎯ Justement, c’t’à toi que je parle! C’est de ta faute, tout ça! C’est quoi c’t’idée de nous ramener c’te grand innocent? Han? Me semble qu’on était ben, avant qu’y débarque… Han? On était ben, on était tranquilles, me semble…» Je tentai à nouveau une main dans le dos, plus douce que la précédente. «Lou, tu t’emportes, là… Faut pas tout mettre dans le même panier, tu le sais ce que ça fait, on en a déjà parlé…»
Elle tourna vers moi ses yeux humides et rougis. Sa bouche tremblait. Lou est émotive. «Oh, Manu, j’m’excuse, chu au bout du rouleau, je pense…
⎯ On l’est pas mal tout’, ma belle.
⎯ Oh, Manu…» Elle vint se coller contre moi, sa tête sur mon torse. J’étais accrouppi et gardais l’équilibre à l’aide de la bouteille. Lou se mit à me caresser, elle sanglottait. Je commençais à sentir ses larmes à travers mon linge. Elle me regarda dans les yeux puis comença à m’embrasser sur la bouche. «Lou…hmmph… Lou… c’parce que tu viens de gerber, là… Tiens, bois un peu d’eau.»


Nous sommes revenus à la voiture en silence, nous tenant par la taille. Paré nous tournait le dos en fumant une cigarette appuyé à sa portière.


«Tu vas être fine astheure que t’as sorti le méchant? dit Paré en remettant le contact. Ayoye, crisse!»
La claque venait de moi. «T’es à ÇA, mon gars, qu’on t’en sacre une aussitôt que t’ouvres la bouche, c’est clair? Pis fais pas semblant de pas comprendre. CLAIR?»

Il répondit la bouche fermée. Lou, de son côté, regardait par la fenêtre et s’embourbait dans une phase de déni de tout dont il serait difficile de la sortir. Les kilomètres qui suivirent furent des plus pénibles.


*******

«Coudonc, Paré, tu pourrais rouler un peut plus vite, me semble…»
Il n’avait pas prononcé un mot depuis que nous étions repartis. Pas un mot. Lou non plus. Ni moi, par conséquent. Ces paroles étaient donc mes premières depuis, quoi, près d’une heure. Paroles auxquelles Paré n’a répondu que d’un regard absent. «Ok, man, ça va faire, arrête-toi icitte, là, dans’ cour du motel.
⎯ Coudonc, vous autres…
⎯ Rentre icitte, j’ai dit… Ok… Parke-toi, astheure. Parke-toi, là, là, à la réception.»
Ce qu’il fit avec un air sceptique. Je sortis aussitôt de la voiture.

La réception se trouvait au centre des deux ailes de chambres. J’ouvris la porte et me retrouvai dans une entrée de bungalow, devant deux escaliers, un qui menait au sous-sol, l’autre, de quatre ou cinq marches, vers l’étage principal. Des piles de linge sale jonchaient le plancher. J’eus un mouvement de recul et remis la main sur la poignée. «Oh, it’s ok, come on in! Come on in!» Je mis un pied sur la première marche alors que la tenancière les decendait. Une petite dame dans la soixantaine dont les cheveux roux cachaient en réalité leur blancheur naturelle. Son sourire, cependant, l’emportait sur sa teinture et son linge de jogging. Je reculai tout de même. D’un pas. «You want a room?
⎯ Euh, yes, yes. A room, please. With two beds.»
Elle se rendit près de la porte d’entrée pour ouvrir un petit placard contenant des clés. C’était donc ça, la réception. Je payai les trente dollars demandés et pris la clé qu’elle me remettait. «There you go, far side on your right.
⎯ Ok, thank you. Eh, is there a TV?
⎯ Yes my dear. There’s even cable and a remote. What more could you ask for?»
Je souris et sortis.

Devant moi, les mines atterrées de Lou et Paré qui ne devaient même pas s’être adressé la parole durant ce temps. Je regardai à gauche puis à droite. Des deux côtés, des cours de feraille, remplies de carcasses de voitures, de camions, de vieux réservoirs entouraient la cour en gravelle du motel. Je soupirai. Après tout nous étions ici pour dormir. J’allai à la fenêtre de Lou. «Vous pouvez sortir. On va se reposer un peu.
⎯ Mais on peut pas, Manu, je te rappelle que je travaille demain matin, moi.
⎯ Ben moi je t’annonce que tu rentreras pas. C’est tout. Paré est pus capable de chauffer, on va pogner un accident, si ça continue de même.»
Paré était déjà sorti de la Jetta. «C’est où, notre chambre?
⎯ La dernière au bout, là-bas.» Je lui lançai la clé par-dessus le capot. Il l’attrapa et s’y rendit aussitôt. Je retournai à Lou. «Allez, viens-t’en. J’te jure, c’est la meilleure chose à faire.»

Quand nous sommes entrés dans la chambre qui sentait le renfermé, Paré était déjà affalé sur un des lits. J’allai à la salle de bain. Par la petite fenêtre de la douche, un champ à perte de vue. Je me rinçai le visage et me regardai dans le miroir sans me reconnaître. Je me déshabillai pour prendre une douche. Je défis lentement le pansement de mon épaule et rinçai la plaie. Puis je sautai sous l’eau et regardai dans le vide, longtemps.



Bien entendu, Lou avait choisi l’autre lit. Je m’en approchai pour m’allonger à ses côtés, mais je fis face à un refus catégorique. «Je préfère vraiment être seule, Manu.
⎯ Je veux ben, mais pas moi…
⎯ C’est plate, mais c’est ça.
⎯ Tu me niaises? Non mais, regarde-le!»

Il était étendu de toute sa splendeur par-dessus le couvre-lit, ronflant, la bouche grande ouverte. Et il sentait mauvais. «C’est chien en crisse, Lou.
⎯ J’vas peut-être perdre ma job, à cause de ça. Tu peux ben te taper une nuit avec le gros en compensation.
⎯ Hostie…»

Je tentai de m’insérer sous les draps, mais avec Paré par-dessus, ça ne me laissait qu’un minimum d’espace pour manœuvrer. Je lui fis dos et tentai de le pousser un peu, mais la tâche relevait de l’impossible. Je tentai de faire fi du fait que je n’étais couvert qu’à moitié et que Paré me ronflait dans les oreilles. J’arrivai quand même à trouver sommeil, mais quand je sentis son long bras de Paré endormi m’attirer à lui, je sursautai et me levai aussitôt. J’allai rejoindre Lou qui se mit à grogner et me pousser au travers de ses rêves. Je ramassai des oreillers et me couchai entre les deux lits, attendant que quelque chose ne vienne empirer la situation. Mais après un temps, Sandra est apparue de nulle part pour déposer un baiser sur mon front et me chuchoter des mots doux avant de s’allonger à mes côtés.

Je crois bien m’être endormi avec le sourire.

mardi 22 juin 2010

On achève bien les chevaux, de Horace Mac Coy.


(They shoot horses, don’t they?, 1935)
Gallimard, 1946, 210 p.

S’il y a une raison particulière pour laquelle je n’ai pas tendance à me jeter sur la nouveauté, c’est bien pour laisser vieillir, me disant que si quelque chose est vraiment bon, il le sera toujours dans trois, cinq, dix ans. C’est ce qui fait la beauté d’un classique, non? Je comprends bien qu’à ne vivre que par les classiques on en devienne poussiéreux et qu’au lieu d’évoluer on ne se contente que de pauvres versions rééditées de soi-même. La sensibilité se trouve, bien sûr, sur la mince ligne du raisonnable.

Tout ça pour dire qu’un classique intemporel et insoupçonné, ça remet toujours en place. De ce roman, je ne savais rien. E-rien. Sinon que la beauté de son titre lui conférait déjà un statut de classique à mes yeux. Mais que Sidney Pollack en a fait un film (que vous avez peut-être tous déjà vu?) avec Jane Fonda, aucune idée. Même l’histoire, je n’en savais rien. Et pourtant, l’envie me prenait.

La beauté classique d’un roman noir, c’est de vous faire sentir toute la détresse des personnages avec la plus grande économie de moyens. Ici c’est Gloria Bettie et Robert Sylberten, deux aspirants figurants à Hollywood, paumés et découragés, qui se rencontrent et s’unissent pour participer à un marathon de danse. Le couple gagnant remporte 1000$ et les repas sont fournis tant qu’on est dans la course. À défaut de mieux…

L’entièreté de l’action se passe sur le site du marathon, les chapitres étant entrecoupés de bouts de phrases composant la sentence du jugement pour meutre contre Robert Sylberten. Parce que d’entrée de jeu, on sait qu’il a tué Gloria. Et l’histoire nous apprendra pourquoi. Et franchement, insupportable comme elle est, je l’aurais bien tuée une cinquantaine de pages plus tôt. Le mal être de Gloria pèse sur les pages de ce roman, un pessimisme fatal et sans issue, que Sylberten tentera de gérer de la façon la plus convenable qu’il puisse trouver, en tuant Gloria, à sa propre demande, d’une balle dans la tête.

Le roman est une virulente critique de l’Amérique, qui était pertinente dans les années trente et qui l’est toujours autant maintenant. Des paumés qui se donnent en spectacle pendant de semaines, une organisation qui fait des pieds et des mains pour attirer toujours plus de public et une assistance fortunée qui applaudit les dents serrées. C’est loin d’être une partie de plaisir, mais d’une efficacité redoutable et ça se lit en un rien de temps. Un roman important et qui le restera longtemps.

dimanche 20 juin 2010

Le Bolognais, une histoire pour adultes



Faut dire en partant qu’il l’a toujours eu un peu facile, avec les femmes. Ce genre de charme, de magnétisme, que t’acceptes en haussant les épaules pis en soupirant, qui fait que quand tu reviens de pisser, y’a la fille que vous aviez spottée tous les deux en rentrant qui est là, assise avec lui, pis qui a l’air d’avoir ben du fun. Pis lui, il a pas bougé de son banc. Il est resté là, ben tranquille. Un aimant.

On s’habitue. Au bas mot, en deux mois de colocation, autour d’une vingtaine de filles ramenées. Pas de jokes. Pas de dindes non plus. Des filles ben correctes. Correctes, comme que lui il est correct. C’est pas un maquereau, c’est pas un gino, pas un maudit crinqué de cruise, pas un salaud ni un guitariste de blues, y’est juste ben beau. Même pas si beau à part de ça. Y’a de quoi dans les yeux, faut croire. En tout cas, y’a même pas besoin de regarder ce qu’y veut pour l’avoir.

Je sais pas trop si on s’enlignait sur une grosse soirée, mais clairement que quand tu commences au Campus, tu donnes un genre de ligne directrice à ton affaire. Tsé, de quoi que tu lèves le lendemain pis que tu te dis « eeeehhhhh boy, c’pas la crème, c’qu’y se passe là, là…. » On avait déjà vidé deux bouteilles à trois en soupant à l’appart, y nous avait fait tout’ qu’un snack, un poisson blanc, là, revenu dans un fond de veau avec une purée d’un genre de radis chinois, là, je sais pus trop. C’étais assez débile. Sérieux, on mange ben en sale à l’appart, y fait de la bouffe comme un chef pis ça, crisse, les filles le savent même pas encore quand elle commencent à tripper dessus. Imagine.

Fait qu’on est arrivé là assez tard, pareil, pis quand même pas pire chauds. Cocktail juste ben l’fun, là. Pis tsé, je l’ai déjà vu mon coloc, je l’ai déjà vu opérer straight pipe en arrivant, tsé, genre starter le radar au vestiaire, histoire qu’y soit rendu plein régime un coup su’l dancefloor, mais là, c’était pas ça. On s’est accoté les trois au bar, on s’est câllé trois gin tonics pis trois shooters de Jack en riant de la muse sans lâcher la serveuse des yeux. On était ben relax.

Ça devait faire, quoi, dix, quinze minutes qu’on était dans’ place que le coloc y’est parti danser, même si la musique était poche. C’est ça, lui-là, là. C’t’un danseux. Sunday Bloody Sunday. Comme quand on allait veiller à 19 ans à St-Fé. Nous autres on est resté au bar, à regarder des femmes pendant qu’elles nous regardaient pas. Il avait même pas dansé une toune au complet encore qu’une fille est venue le voir. Ben tranquille, elle lui a parlé dans l’oreille, drette bang de même en partant : « J’ai le goût de te faire une pipe. Ça te tente-tu?
⎯ Ben, eeeh, ben oui… c’est ben clair. »

Non mais on s’entend-tu que la fille qui te propose une pipe à frette de même, ça se peut ben que ça y goûte encore le boy d’avant dans le fond du palais? Je sais pas, mettons que tu jases avec une fille au bar pendant une demi-heure, une heure, vous trippez, est’ belle pis à sent bon pis toute pis un moment donné à te dit : « J’ai le goût de te faire une pipe, ça te tente-tu? », OK… là on jase, là tu sais que tu y est pour quelque chose pis que tu l’as gagnée, ta pipe. Mais l’autre qui arrive de nulle part de même pis qu’en plus, elle a même pas eu le temps de te spotter comme du monde parce que ça fait une demi-toune que t’es su’l dancefloor…

Remarque, on aurait tout fait pareil. On aurait tout dit oui, kess-tu penses. Mais des affaires de même, c’est yinque à lui que ça arrive.

Fait que le coloc pis la fille s’en vont aux toilettes, rentrent dans une cabine, dézippe le zippeur, baisse les culottes, sacre la graine dans’ yeule pis commence à le sucer. Deepthroat, un p’tit gag de temps en temps, liche les couilles en passant, le gros kit.

Y’a dit que des fois, elle arrêtait pour prendre son souffle pis qu’à tanguait d’un bord pis de l’autre, un peu chaude, su’l bord de sacrer le camp en bas de la toilette, mais tsé, tranquille pareil. Fait qu’y la prenait par la tête pour qu’à recommence à le sucer. Non mais tsé, un coup riggée sur sa graine, à restait ben drette, à risquait pas de tomber.

Fait que ça a pas duré ben ben longtemps. Un coup rendu su’l bord de venir, le coloc y’est allé un peu plus roffe, pis y’est venu, pis elle a tout’ pris. Pis il s’était à peine sorti la graine qu’à s’est mise à y gerber dessus. Big Time. Non mais tsé : « oh, oh, oh, AAAAAAARRRGGGHHHH!!!! » pis juste après « Beeeuuuuuaaaarrrrgghhh ».

Y capotait.

Une chance, elle y a pas tout’ splashé ça dessus, là, elle l’a retenu un peu, mais tsé, juste assez pour y saucer le cap. Pis après ça elle s’est tassée pis ça a tout’ sacré le camp à terre.

Fait qu’y est sorti de là en shakant un peu pis y se l’est nettoyée à grands coups de scott towell brun. Pis y’est venu nous rejoindre au bar. On avait pas bougé, on s’était câllé une deuxième tournée, on avait pas fini la première. « Les boys, y vient de se passer de quoi, là… »

Y nous a tout’ conté ça dans les détails. On riait, on riait. « Pis le gros, kessé qu’elle avait mangé, la fille?
⎯ Bah, un spag, là. Genre de sauce bolognaise…
⎯ Pouaaahhh!!! Mon boy, on va t’appeler Le Bolognais, c’est ben clair!
⎯ Bois de Bologne!!!
⎯ Ah, come on les boys…
⎯ Bois de Bologne! Bois de Bologne! »

Il faisait semblant d’être choqué, mais il trouvait ça aussi drôle que nous autre. Je pense même qu’il l’aimait ben, son nouveau surnom. Il l’avait gagné, en tout cas. « Pis elle est où, la fille? Spotte-nous là donc... »

Y s’est déviré pis y’a regardé le dancefloor. Y’a fouillé quatre-cinq secondes pis y’a dit en pointant « C’est elle, là-bas.
⎯ Laquelle, ça?
⎯ Avec la camisole rouge, là. Celle avec le boy pis qu’y se frenchent la face … »

La gueule nous a tombé, on s’est reviré de bord pis on a recommandé des shooters de Jack. Avec comme un drôle de feeling dans le fond du palais.

lundi 14 juin 2010

Le Jour des poubelles, chapitre 24


Attablés devant nos assiettes dans le premier restaurant que nous avions trouvé, nous mangions en silence. Lou avait commandé un hamburger steak, moi un club sandwich et Paré un ragoût de boeuf dans le menu du jour qu’il avait pris avec la soupe qu’on lui apporta en même temps que le plat. Il n’avait eu qu’à dire «number two, please», aucun doute que ça avait joué dans ses choix.

Juger Paré à nouveau sur son initiative aurait été absolument déplacé. Il apprenait sa leçon par lui-même. L’humiliation ⎯ en anglais ⎯ devant ses amis ainsi qu’une considérable perte de revenus possibles lui faisaient avaler son plat de travers et douter de l’intelligence de se déplacer pour un lever de soleil sur les chutes Niagara. Lou et moi n’en menions pas large non plus. En état de choc, les muscles qui tremblaient encore d’avoir travaillé de façon si intense, nous étions dépassés par les évènements et entâmer notre plat nous semblait être une épreuve en soi. J’avais néanmoins l’estomac qui se tordait dans tous les sens et qui me criait d’y balancer n’importe quoi. Mais je mangeais à petites bouchées en regardant mon assiette qui restait au beau fixe. Ce fut Lou qui brisa le silence. «Ils t’ont rouvert la lèvre. Ça saigne un peu, laisse-moi essuyer.»
Paré grimaça en avalant sa gorgée de soupe sans même jeter un regard à Lou. «Paré, maudit, je veux rien que t’aider, là…
⎯ J’ai pas besoin de ton aide, bout de cul.
⎯ Paré, grand con de crisse, t’as un bon dix secondes pour reconsidérer ce que tu viens de dire là.
⎯ J’ai pas besoin de ton…
⎯ Paré! Hostie! Tu te mets tout seul dans ta gang, là. Excuse-toi à Lou.
⎯ Pourquoi?
⎯ Parce que moi je lève solide mon verre à Ninja Lou, la première étoile de ce voyage-là. Paré?»

Il soupira puis attrapa son verre d’eau avec peine. Ses yeux se levèrent au passage du serveur qui s’arrêta à notre table avec un air blasé. «Everything doing good here?
⎯ Yes… no… the… the soup is not really good. Really spicy.»

Le serveur soutint le regard de Paré un instant. «Maybe because you’re drinking blood with it…» Puis il posa sur la table les deux assiettes vides qu’il transportait. Il prit la soupe et s’assit à la table adjacente. Il porta le bol à ses lèvres et vida la soupe d’un trait, sans jamais quitter Paré des yeux. D’un geste vulgaire, il s’essuya la bouche avec son avant-bras, posa le bol sur les deux assiettes sales et ramassa le tout. « Take a dollar off your bill.»
Puis il quitta.

Nous sommes restés interloqués un bon moment, incertains devant ce qui venait de se passer. Puis Paré se leva sans avertir, sortit cinq dollars de sa poche, s’en servit pour éponger le sang sur sa bouche, le chiffonna, le lança sur la table et se dirigea vers la porte en se sortant une cigarette. Il se présenta au comptoir, devant le serveur, alluma sa clope, lui souffla au visage sa première bouffée et quitta sans dire un mot.

Le serveur balaya la fumée de son bras et vint aussitôt vers notre table. «On décrisse.
⎯ Yep.
⎯ Hey! Your friend thinks he’s funny?
⎯ Do you think you’re funny? rétorqua Lou aussitôt.
⎯ So now you think you’re funny, little girl?»

J’empoignai Lou après avoir laissé tomber quelques dollars en monnaie sur la table et l’emmenai vers la sortie. «Where do you think you’re going? There’s not enough money here!
⎯ You’ll take care of the rest!» dit Lou alors que je la traînais presque de force vers l’extérieur.
Il arrivait vers nous d’un pas assuré. J’avais peine à le croire, mais Lou m’offrait une résistance et gesticulait en sa direction. Elle finit par céder à mes pressions et balança à la dernière seconde le présentoir à journaux dans les jambes du serveur qui chuta, fauché.

Nous avons embrayé au pas de course vers la voiture. Paré y fumait sa cigarette, appuyé à la portière et eut l’heureux réflexe de prendre son poste en nous voyant arriver. La voiture entamait son mouvement lorsque nous ouvrîmes les portières. Le serveur était maintenant à l’extérieur et s’en venait vers nous. Paré fit un croche pour passer tout près de lui et la porte de Lou, qui n’était pas encore fermée, le happa. Il fit un tour sur lui même, ébranlé, parvint tout de même à nous rejoindre et se précipita sur l’arrière de la Jetta, les pieds sur le pare-chocs.
C’était ridicule.
Le pauvre s’agrippait comme il le pouvait, mais il ne tiendrait pas longtemps. Surtout avec Paré qui donne des coups d’accélérateur et zigzague avec le volant.

Comme de fait, il ne tint pas dix secondes et Paré bifurqua aussitôt vers la première rue à droite pour soustraire la plaque de la vue du serveur. «Yeeessssssiiirrrr!! Kin mon hostie!»
Ça criait fort dans la voiture, ça riait, ça se félicitait, ça se répétait l’histoire dans les détails.
Il n’en fallait pas plus pour ramener une ambiance favorable.
Nous avons roulé un bout de temps sans trop savoir quelle direction prendre et après une vingtaine de minutes, Lou indiqua d’un cri la pancarte qui nous enverrait sur le bon chemin.
Il était midi trente.

dimanche 30 mai 2010

Sans espoir de retour, de David Goodis


(Street of no return, 1956)
Gallimard, 1956, 250 p.

David Goodis, j’en ai déjà parlé plus tôt, écrivait sous de multiples pseudonymes dans les Pulp-Magazines, des histoires sur des sujets auxquels il ne comprenait souvent rien. Lorsque les lecteurs s’en plaignaient dans le courrier, il leur répondait des saloperies, sous un nouveau pseudonyme. Il est bien connu que, tout au long de sa vie, il fût un personnage absolument désagréable, avare, menteur, alcoolique et, euh, malpropre. Il a sombré dans l’oubli après avoir été scénariste de série B à Hollywood, malgré que l’adaptation de son roman Night Passage, avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall ait remporté un certain succès. Oubli total? Aux Etats-Unis, où on le considérait comme une vulgaire auteur de romans de gare, absolument. Mais en France, Gallimard a traduit les romans de Goodis et il fût considéré comme l’un des auteurs de noir les plus influents de l’après-guerre (les surréalistes étaient des fans fini de littérature noire. André Breton possédait la bibliothèque complète de Gallimard Noir. Mais bon, il devait avoir un bon deal. Et même que c’est Prévert qui est arrivé avec le nom de la collection, Noir. En réaction à la Blanche de Gallimard. Fallait y penser.)

Quoiqu’il en soit, Goodis a été un favori pour plusieurs générations. Pas que ses romans soient de grands chefs d’œuvres. Seulement, ils incarnent à merveille ce qu’est le roman noir d’après guerre. Goodis raconte des histoires de paumés pour qui rien ne va plus. Pas d’enquêtes, même pas tant de polices. Mais beaucoup de déchéance, avec un passé, souvent heureux parfois même grandiose, qui ressurgit pour enfoncer le clou. Goodis était paumé. On peut même dire, assez facilement, qu’il était une merde. Seulement, il avait compris le genre et il écrivait comme une machine. On trouvera peut-être un peu de redite au fil de son œuvre, mais dites-vous que la seule personne qu’il copiait, c’était lui-même, parce que des livres, il n’en lisait pas.

Dans Sans espoir de retour (super le titre, hein? On frissonne dans les premières pages devant une traduction bidon qui n’a jamais été revue depuis l’année de parution, mais heureusement, ça se place après coup), on suit Whitey, un un clodo alcoolo en manque qui traîne dans Skid Row et qui descend dans l’Enfer, le quartier violent où ont lieu de nombreuses émeutes raciales entre Américains et Porto-Ricains. Au fond d’une impasse, alors qu’il vient en aide à un policier fraîchement assassiné, Whitey se fait prendre et on le traîne au poste en l’accusant du meurtre. Il parviendra à se sauver du poste de police alors bondé de contrevenants, avec un chef qui distribue des coups de poings comme des baisers au jour de l’an et causera du coup un bordel pas possible.

Et puis, je ne vous dirai pas comment, mais son passé le rattrape (je vous dirai pas quoi non plus) et de fil en aiguille, Whitey découvre des faits importants sur la raison des émeutes. J’en ai assez dit. Bonne lecture.