lundi 14 juin 2010
Le Jour des poubelles, chapitre 24
Attablés devant nos assiettes dans le premier restaurant que nous avions trouvé, nous mangions en silence. Lou avait commandé un hamburger steak, moi un club sandwich et Paré un ragoût de boeuf dans le menu du jour qu’il avait pris avec la soupe qu’on lui apporta en même temps que le plat. Il n’avait eu qu’à dire «number two, please», aucun doute que ça avait joué dans ses choix.
Juger Paré à nouveau sur son initiative aurait été absolument déplacé. Il apprenait sa leçon par lui-même. L’humiliation ⎯ en anglais ⎯ devant ses amis ainsi qu’une considérable perte de revenus possibles lui faisaient avaler son plat de travers et douter de l’intelligence de se déplacer pour un lever de soleil sur les chutes Niagara. Lou et moi n’en menions pas large non plus. En état de choc, les muscles qui tremblaient encore d’avoir travaillé de façon si intense, nous étions dépassés par les évènements et entâmer notre plat nous semblait être une épreuve en soi. J’avais néanmoins l’estomac qui se tordait dans tous les sens et qui me criait d’y balancer n’importe quoi. Mais je mangeais à petites bouchées en regardant mon assiette qui restait au beau fixe. Ce fut Lou qui brisa le silence. «Ils t’ont rouvert la lèvre. Ça saigne un peu, laisse-moi essuyer.»
Paré grimaça en avalant sa gorgée de soupe sans même jeter un regard à Lou. «Paré, maudit, je veux rien que t’aider, là…
⎯ J’ai pas besoin de ton aide, bout de cul.
⎯ Paré, grand con de crisse, t’as un bon dix secondes pour reconsidérer ce que tu viens de dire là.
⎯ J’ai pas besoin de ton…
⎯ Paré! Hostie! Tu te mets tout seul dans ta gang, là. Excuse-toi à Lou.
⎯ Pourquoi?
⎯ Parce que moi je lève solide mon verre à Ninja Lou, la première étoile de ce voyage-là. Paré?»
Il soupira puis attrapa son verre d’eau avec peine. Ses yeux se levèrent au passage du serveur qui s’arrêta à notre table avec un air blasé. «Everything doing good here?
⎯ Yes… no… the… the soup is not really good. Really spicy.»
Le serveur soutint le regard de Paré un instant. «Maybe because you’re drinking blood with it…» Puis il posa sur la table les deux assiettes vides qu’il transportait. Il prit la soupe et s’assit à la table adjacente. Il porta le bol à ses lèvres et vida la soupe d’un trait, sans jamais quitter Paré des yeux. D’un geste vulgaire, il s’essuya la bouche avec son avant-bras, posa le bol sur les deux assiettes sales et ramassa le tout. « Take a dollar off your bill.»
Puis il quitta.
Nous sommes restés interloqués un bon moment, incertains devant ce qui venait de se passer. Puis Paré se leva sans avertir, sortit cinq dollars de sa poche, s’en servit pour éponger le sang sur sa bouche, le chiffonna, le lança sur la table et se dirigea vers la porte en se sortant une cigarette. Il se présenta au comptoir, devant le serveur, alluma sa clope, lui souffla au visage sa première bouffée et quitta sans dire un mot.
Le serveur balaya la fumée de son bras et vint aussitôt vers notre table. «On décrisse.
⎯ Yep.
⎯ Hey! Your friend thinks he’s funny?
⎯ Do you think you’re funny? rétorqua Lou aussitôt.
⎯ So now you think you’re funny, little girl?»
J’empoignai Lou après avoir laissé tomber quelques dollars en monnaie sur la table et l’emmenai vers la sortie. «Where do you think you’re going? There’s not enough money here!
⎯ You’ll take care of the rest!» dit Lou alors que je la traînais presque de force vers l’extérieur.
Il arrivait vers nous d’un pas assuré. J’avais peine à le croire, mais Lou m’offrait une résistance et gesticulait en sa direction. Elle finit par céder à mes pressions et balança à la dernière seconde le présentoir à journaux dans les jambes du serveur qui chuta, fauché.
Nous avons embrayé au pas de course vers la voiture. Paré y fumait sa cigarette, appuyé à la portière et eut l’heureux réflexe de prendre son poste en nous voyant arriver. La voiture entamait son mouvement lorsque nous ouvrîmes les portières. Le serveur était maintenant à l’extérieur et s’en venait vers nous. Paré fit un croche pour passer tout près de lui et la porte de Lou, qui n’était pas encore fermée, le happa. Il fit un tour sur lui même, ébranlé, parvint tout de même à nous rejoindre et se précipita sur l’arrière de la Jetta, les pieds sur le pare-chocs.
C’était ridicule.
Le pauvre s’agrippait comme il le pouvait, mais il ne tiendrait pas longtemps. Surtout avec Paré qui donne des coups d’accélérateur et zigzague avec le volant.
Comme de fait, il ne tint pas dix secondes et Paré bifurqua aussitôt vers la première rue à droite pour soustraire la plaque de la vue du serveur. «Yeeessssssiiirrrr!! Kin mon hostie!»
Ça criait fort dans la voiture, ça riait, ça se félicitait, ça se répétait l’histoire dans les détails.
Il n’en fallait pas plus pour ramener une ambiance favorable.
Nous avons roulé un bout de temps sans trop savoir quelle direction prendre et après une vingtaine de minutes, Lou indiqua d’un cri la pancarte qui nous enverrait sur le bon chemin.
Il était midi trente.
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