mardi 21 septembre 2010

Le jour des poubelles, chapitre 28


« Mais là, Manu, j’ai rien à me mettre…
⎯ Come on, Lou, là, t’as juste à t’habiller en noir. Je t’ai déjà vue avec du linge noir…
⎯ En noir sport, oui. Mais j’ai pas de linge chic…
⎯ Ben là, ta petite robe en coton, avec un motif de fleurs dans le bas, là…
⎯ Mais c’est sport, ça!
⎯ T’es pas dans un catalogue Sears, Lou, du linge sport dans’ vraie vie c’est des joggings pis des snicks! Lâche-moi avec ça, t’as juste à pas venir, d’abord…
⎯ …Tu le penses-tu vraiment?
⎯ Mets-toi du linge noir pis sois chez nous dans une heure, ok?
⎯ Oui. Ok… Mais j’ai pas de souliers…
⎯ Lou! Crisse!
⎯ Ok, s’cuse. J’arrive.»

Je ne voulais pas m’emporter contre Lou. Je savais bien qu’elle n’était pas superficielle à ce point. C’était un peu sa façon de gérer ses troubles émotifs. Elle était nerveuse, ça se sentait dans sa voix. Aucun doute que son idée première n’était pas de m’imposer ses problèmes vestimentaires le matin de l’enterrement de mon père. On se connaissait assez pour ne pas en faire un cas. «T’es sûr que tu veux pas que j’y aille?
⎯ Paré, coudonc. Veux-tu ben me dire c’que tu ferais-là? Arrête avec ça, merde. Tu le connaissais même pas, mon père.
⎯ Ouin, mais toi, j’te connais.
⎯ Ben justement, chu pas mort encore.
⎯ Je veux juste t’aider, moi.
⎯ Ben si tu veux m’aider, ramasse tes traîneries pis fais un ménage. Genre laver le plancher. Y’a des bonnes chances qu’y se ramasse pas mal de monde icitte après.
⎯ On serait mieux d’attendre, d’abord.
⎯ Attendre quoi?
⎯ Le plancher. Si y’a plein de monde qui viennent le salir…
⎯ Gros lâche…»

Il filait doux depuis notre retour. Nous avions appris la mort de mon père alors que nous montions le deuxième voyage de ses affaires à mon appartement. Nos pas lourds dans l’escalier avaient aussitôt fait sortir Carlos de chez lui. «Crisse, bro, t’étais où? On t’a cherché comme des hostie de malades!
⎯ J’étais pas là, man, juste pas là.
⎯ Ben c’parce qu’y est arrivé une grosse marde, pendant que t’étais pas là. Une hostie de grosse marde…»

J’avais les bras pleins et il me restait encore deux ou trois marches à monter. J’avais senti mes genoux fléchir. Mon père me revenait en pleine face. Quelle autre grosse marde aurait-il pu arriver? Carlos n’avait eu besoin de rien me dire. Mais quand même, à l’amorce de sa phrase «Le père est mort hier», mes bras avaient lâché tout ce qu’ils tenaient et j’étais tombé vers l’arrière. Si Paré n’avait pas été quelques pas plus bas, peut-être le restant du clan Camacho aurait-il célébré des funérailles doubles. Nous avons déboulé quelques marches, mais Paré a bien géré l’incident. Eddie, qui sortait sur la galerie à ce moment, a bien failli recevoir un coffre à outils par la tête. Funérailles triples.


J’ai repris connaissance dans le salon, chez Eddie. Mes deux frères, ma belle-sœur et Paré m’observaient avec curiosité alors que mes yeux s’ouvraient. Ma perception des choses était peut-être encore un peu vague, mais il m’a semblé les voir se féliciter.

Plus tard, autour de la table avec un thé fait de fleurs qui rendait Paré perplexe, les frères nous ont raconté les évènements du jour d’avant. Peu d’évènements, en fait, plutôt un constat. Le père avait rendu l’âme comme il avait vécu sa vie, cinglant et sournois, alors que ma mère avait quitté son poste de veille pour aller aux toilettes. «Salut Augusto, vieux fou, lui avait-elle chuchoté à son retour. On pourra pas dire qu’on s’est emmerdés, ni qu’on a manqué notre coup… T’as le bonjour de tes gars, en tout cas. On se voit bientôt, ok? Mais bon, attends-moi pas trop. Fais tes affaires, je m’occupe des miennes, pis on se voit plus tard. Je t’embrasse, mon beau grincheux.»

«Pis la mère, elle est où, elle va comment?
⎯ Elle est avec ses sœurs, là, dit Eddie. Mais tsé, va falloir s’en occuper, Manu.» Il regarda Paré qui, avec son gros doigt, jouait dans son thé. « J’imagine ben que c’est nous autres qui vont la garder à coucher…
⎯ Pas moé en tout cas, crut bon de spécifier Carlos.
⎯ Ben là, fait pas de l’attitude, Eddie, t’es toujours ben le seul de nous autres qui a une chambre d’invités pour de vrai…
⎯ Ben c’est ça, l’affaire… Il prit une pause pour regarder Karine qui hocha la tête, de façon presque imperceptible. Ça sera pus une chambre d’invités dans pas long…
⎯ Coudonc, kess vous allez faire avec? dit Carlos. Une chambre pour ceux qui sont pas invités?» Il éclata de rire en donnant un coup à Paré.

Ce n’était pas une surprise, on savait bien que ce n’était qu’une question de temps avant qu’Eddie et Karine ne deviennent des parents. Mais la situation était drôlement choisie. Parfaitement choisie, en fait. Comme si le vieux venait de donner le relai. «Vous êtes sérieux? Ben voyons! Chu donc ben content!» Je me levai pour les prendre tous deux dans mes bras. On a pleuré, de joie, de tristesse, de n’importe quoi. «C’est juste plate de penser que lui pis son grand-père vont s’être manqués d’une coupe’ de mois…
⎯ Han? Qui ça, le grand-père? De quoi vous parlez, coudonc?
⎯ Je pense que ton frère pis sa blonde vont avoir un enfant, mon Carlos.
⎯ De quoi, Paré, t’as tout’ catché ça, toi là?
⎯ Drette bang de même, mon homme. Facile.
⎯ C’tu vrai, bro, tu vas avoir un flot?
⎯ On dirait ben, oui.
⎯ Tu l’as-tu dit à’ mère?
⎯ Pas encore, non.
⎯ Ben kess t’attends?
⎯ Le moment opportun, Carlos.
⎯ Moment opportun, moment opportun, les nerfs avec tes mots à dix piasses.
⎯ Moi, j’vas pouvoir le garder, le p’tit. Ça va me faire plaisir.»

Nous nous sommes tous retournés vers Paré, qui nous regardait maintenant les yeux arqués derrière sa tasse de thé. Notre interrogation collective tenait autant au concept plutôt dérangeant de le voir s’occuper d’un nouveau-né qu’à celui de le savoir encore parmi nous neuf mois plus tard. «Ben quoi?
⎯ Rien, dit Karine. Merci Paré, on va regarder ça. On a toujours besoin de gardiennes, j’imagine.
⎯ Une gardienne! dit Carlos. Un coup ben mal pris…
⎯ Tant qu’à être dans les nouvelles, dis-je, j’aurais de quoi à vous proposer… J’eus l’attention assez rapidement. Paré viendrait habiter dans le bachelor… si c’est correct avec vous autres.
⎯ Le bachelor? Mais c’est pas habitable encore…
⎯ J’vas m’arranger pour, dit Paré. J’ai déjà fait de la réno, je suis capable de faire une coupe’ d’affaires, pareil.»

Je voyais Eddie qui ruminait. Si mon plus jeune frère brillait souvent par son caractère irréprochable, quand il était irrité, il ne tournait jamais autour du pot. Je le sentais venir.
«J’vas être ben franc mon Paré, je te connais pas ben ben, mais je peux pas dire que je trippe sur ton cas, à date. De ce que je sais, tout ce que t’as amené à mon frère, c’est de la marde, pis je me demande ben pourquoi y s’est pas encore débarrassé de toi.»
Paré me regarda avec des yeux de bébé chat. Je n’avais encore jamais envisagé cette possibilité. Je n’en avais aucune idée. «Tsé, je reste poli parce que je respecte mon frère. Pis j’vas te dire, avec le flot qu’y s’en vient, je suis pas convaincu de tripper sur le fait que t’habites juste en-dessous de chez nous.
⎯ Je te jure Eddie que j’en ai eu ma claque, des problèmes. J’ai pus envie de rien de tout ça, j’veux me virer de bord, j’ai pus envie de faire de conneries, j’vas être clean.»

Alors que je perçevais la déception de Carlos face à cette possibilité de fournisseur à domicile qui s’envolait en fumée, je me gardai de préciser que les problèmes risqueraient bien de ressurgir par eux-mêmes, comme de la moisissure sous la peinture. Qu’il le veuille ou non. «Regarde, Eddie, c’est pour aider, tout ça, là. On va… on va… on va s’arranger pour que tout aille bien, ok?»

Ce que je devais être convaincant. La conversation fut coupée par Paré, qui s’étouffait avec sa fleur de thé.

***********


Somme toute, j’avais de la gueule, avec mon habit noir, chemise noire et cravate noire. Je me disais que je pourrais bien m’habiller plus souvent ainsi quand la futilité de mes réflexions fut balayée par tout ce qui s’en venait. La famille complète, voir ma mère (je ne lui avais encore parlée qu’au téléphone) et la forte possibilité d’avoir à justifier mon absence le jour du décès de mon père. Je connais ma famille. Et je sais à quel point elle a le potin facile.

Paré avait entrepris le ménage du plancher presque aussitôt après que je lui en ait parlé. Voilà qu’il sifflait en passant le balai. Je le laissai faire, le pauvre, son estime personnelle devait être au plus bas. J’entendis des pas dans l’escalier. Ça devait être Lou qui arrivait. J’allai directement à la porte et je l’aperçus montant les dernières marches, le visage exaspéré, les bras chargés de deux gros sacs. Néanmoins plutôt élégante. J’ouvris. «Hey. Ça va? Kess tu fais avec tout ça? Elle me regarda, incertaine, et des larmes commencèrent à couler.
⎯ Je peux pas vivre chez nous, Manu, ça a pus de bon sens, je me retiens aux dix minutes de pas monter chez les voisins pour tout’ décrisser à coups de batte de baseball…
⎯ Ha! Tu y as pris goût, hein?
(Lou et moi en chœur) ⎯ PARÉ, TABARNAK!
⎯ ok ok ok…
⎯ Fait que… tu t’en viens vivre… ici?
⎯ Si ça te dérange pas…?
⎯ Ben, eh, ouf, eh, ben non, Lou, on va juste être serrés…
⎯ On va se coller, Manu.
⎯ Oui, ben ok. Mais on flye, là, Eddie va nous attendre.
⎯ Ok Manu.
⎯ C’est bon Lou, mais arrête de me regarder de même, s’il te plaît.
⎯ Merci Manu.
⎯ OUI OUI! Ok, de rien, mais GO!
⎯ Je l’aimais ton père, Manu.
⎯ … Oui, moi aussi. Merci.
⎯ T’as-tu pleuré, à date?
⎯ J’ai pas eu le temps.
⎯ Ça serait peut-être bon, avant de partir, non?»

Les larmes se bousculèrent aussitôt, mais en même temps que le klaxon d’Eddie qui commençait à s’impatienter. Je retins tout ça et ça me fît l’effet d’un hoquet en même temps qu’un éternuement.

Nous sommes sortis et refermant la porte, j’espérais très fort qu’à mon retour, Paré n’ait pas décidé d’adopter un chat qui traînait dans la ruelle.

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