mardi 27 juillet 2010

Petites Coupures



Paru dans la revue Alibis, numéro 30, printemps 2009.




Pour que Paf frappe à ma porte de chambre avec cette ardeur, et surtout à cette heure, c’est forcément qu’il y avait un problème. Je mis un temps à ouvrir les yeux et je me levai nu - on s’est déjà vus - et entrebaillai la porte. Je le trouvai face à moi, sans mot et avec son air de défi. Ses yeux frondeurs et ses narines dilatées comme un animal qui se pompe avant de se jeter sur sa proie. Et dans ses mains, une grosse canne de café Folger’s vide.
«Sais-tu c’est quoi, ça?
— Ben là… Niaise-moi pas…
— Ce que je veux savoir, c’est où ce qu’est passé ce qu’il y avait dedans?
— Pis dedans, y’avait…
— Des huards pis des ours, mon gars. À ras bord. Depuis deux ans. Tchecke ça comme tu veux, on parle d’au moins six cent piasses. Y’avait du monde icitte hier, hein? »
Un frisson me parcourut. Impossible. Je me sentis tout à coup trahi, humilié. Et ridiculement nu. « Donne-moi deux minutes, j’te rejoins dans’ cuisine. » Je refermai la porte. La veille au soir, je fêtais mes vingt-huit ans. Plusieurs amis étaient passés à l’appartement avant de filer au Verre Bouteille jusqu’à ce que Seb et Brun’ nous jettent dehors passé l’heure légale. Paf n’avait pu être là, à cause d’un contrat, et il dormait quand je suis rentré. Je m’habillai et je le rejoignis à la cuisine en passant en revue mes invités de la veille. Tous de bons amis, pas de vague connaissance, et de toute façon, voler une si grande quantité de change nécessitait une certaine organisation, et nous étions partis tous ensemble vers le bar, j’avais barré derrière. « J’accuse personne encore, me dit-il, c’est mes amis à moi aussi, mais crisse, cet argent-là est pas sorti tout seul… » Il avait les yeux plantés dans les miens. Non par accusation, mais pour confirmer que l’affaire était sérieuse.
Je préparais le café en mettant en doute mes amitiés quand je me rappelai le gars du toit. Greg le propriétaire avait fini par engager un ouvrier afin d’entreprendre des réparations après mon dixième appel de plainte. Un pied carré de plafond pourri dans ma chambre, à cause des fuites les jours de grande pluie.
J’étais monté sur le toit et j’y avais trouvé un gars de mon âge qui faisait son possible pour réparer les failles. Dany, un jobbeur à bon prix, qui habitait l’un des autres immeubles du proprio un peu plus loin sur la rue, « juste au-dessus de la buanderie », m’avait-il dit. Nous avions parlé un peu puis étions descendus à l’appartement pour y boire une bière et fumer quelques cigarettes. L’entente était bonne, et même qu’après l’avoir informé de l’imminent départ de Patel, notre coloc-fantôme, nous avions évoqué la possibilité qu’il prenne sa chambre.
« Ça te dérange pas trop que j’aie à passer par ton appart pour aller sur le toit? » m’avait-il demandé. L’accès bien peu légal qui se trouvait dans le débarras était la seule façon de s’y rendre, à moins de sauter de l’immeuble voisin. Je lui avait signifié que je préférais de le voir passer par chez nous plutôt que de me faire mouiller dessus. Nous nous étions levés pour aller constater l’état de ma chambre puis nous étions revenus à la cuisine.

« Je te le jure, Paf, on est pas allé dans d’autres pièces que ça.
— Pis toi, y te manque rien?
— Je pense pas, non. Mon ordi est encore là pour sûr, le reste… »
J’allai à ma chambre pour y constater que j’avais peu d’objets dignes d’être volés. Paf, impatient, m’attendait à la porte. « Je pense ben qu’il est rentré dans l’appart une fois que je suis reparti…
— TABARNAK!» fit-il en pivotant sur 180 degrés pour enfoncer son poing dans le mur derrière. Paf vient de passer avec succès sa brune de karaté. Alors des petits écarts à la décoration comme il venait de faire là, il y en avait déjà deux ou trois répartis dans les six pièces et demi. Je l’entraînai à la cuisine.
Greg prit son air affecté lorsque je l’informai de la situation. « C’est OK, fit-il, j’appelle Dany cet afternoon pour qu’il bring back les clés. I’ll take care of it. » Je le remerciai, raccrochai et transmis l’information à Paf. « Passe-moi le téléphone. PASSE-MOI LE TÉLÉPHONE. » Je m’exécutai comme si mon père me chicanait. « Greg? C’est Philippe-Antoine Fiset au 2302. Oui, je sais, tu viens de lui parler. Écoute-moi ben : J’veux le téléphone pis l’adresse de ton gars, tu suite, pis j’veux pus que ce gars-là remette les pieds chez nous sous aucun crisse de prétexte. » Il sillonnait l’appartement de long en large avec le téléphone à l’oreille. « J’veux que tu me présentes personnellement les prochains ouvriers que tu vas engager pis qu’y viennent travailler à l’appartement uniquement quand y’en a un de nous autres qui est là. C’est clair? C’EST CLAIR? Sinon, l’argent que t’as sauvé en engageant un junkie, tu vas le perdre anyway en frais d’avocat, maudit hostie! » Paf prit le numéro en note, raccrocha et parvint à se contrôler grâce à un genre de respiration orientale. Puis nous sursautâmes tous les deux quand le boucan du réveil de Patel s’activa derrière la porte de sa chambre. Patel, qui essayait encore de nous faire croire qu’il arriverait à se lever à temps pour la distribution des places de musiciens dans le métro.

***

Retracer Dany fut somme toute assez facile. Paf lâchait un coup de fil aux vingt minutes. Après une heure sans réponse, nous nous décidâmes à aller faire une brassée, tant qu’à niaiser à l’appartement. Chargés chacun de notre poche de linge sale, nous sommes entrés dans la buanderie, avons balancé le linge, le savon et le change sans tenir compte de la tenancière qui cherchait la conversation en se plaignant de choses et d’autres. Nous fîmes une partie de Tetris, et après avoir tout bousillé au quatrième niveau, nous avons conclu d’un regard qu’il était temps d’y aller.
La cage d’escalier était étroite et légèrement moins entretenue que chez nous.
« C’est l’appart juste au-dessus, t’es sûr?
— C’est ça qu’y m’a dit. »
Paf frappa à la porte encore plus fermement que ce matin sur la mienne. Il mit un doigt sur le judas. Des pas se firent entendre et nous sentîmes clairement l’hésitation de l’autre côté de la porte. « J’te conseille d’ouvrir, mon gars, dit Paf, parce que j’suis capable de défoncer. Pis t’as pas envie que je me rende là. » La porte s’ouvrit doucement. Aussitôt que l’on pût distinguer un visage, Paf chercha ma confirmation et attaqua aussitôt. Il l’attrapa au collet, le souleva et le fit trébucher à reculons sur la table du salon. Je refermai derrière. Dany était étendu, le bassin sur la table basse, la tête sur le divan, et le reste de son corps qui faisait le pont entre les deux points d’appui. Paf était monté sur la table et l’un de ses pieds reposait sur l’entrejambe de Dany, prêt à écraser au moindre accroc. « Salut man, me fit-il à la recherche certaine d’une aide, euh… ça va?
— On verra.
— T’étais-tu en train de faire des rouleaux, mon cochon? dit Paf.
— De… de quoi tu parles?
— Tu le sais en hostie de quoi j’parle, dit-il en appliquant une certaine pression.
— Ben voyons donc, crisse! »
Il était déjà au bord des larmes.
« Six cent piasses. Va falloir prendre des mesures, mon gars.
— J’ai rien pris, j’te jure!
— Ben ça, tu le diras à’police, d’abord. Moi, jusqu’à preuve du contraire, j’te crois pas.
— Hein? Heille, wô là, come on…Tu… tu peux pas faire ça…
— Ah non? Pourquoi faire? »
Paf enfonça son pied.
« Ben j’ai… j’ai… Ahhhh fuck! » Il se prit la tête entre les mains, mais se ravisa vite, pour sauver ses couilles. Il s’expliqua. « J’ai… j’ai déjà un dossier… Je peux pas me permettre d’avoir affaire avec la police, je… je… je suis fait en crisse si y’entendent parler de moi…on… on peut-tu s’arranger, tsé, à l’amiable? »
Paf se tourna vers moi, un rictus satisfait au bord des lèvres. Qui aurait cru que ça serait si facile? J’étais derrière, un peu en retrait, et d’une façon plutôt perverse, j’appréciais cette situation qui me plaçait ainsi du côté des plus forts. J’arpentais la place, déplaçais des objets à ma guise, tout en gardant dans la main un petit pot de monnaie à moitié plein. Je prenais les pièces une à une que je flippais sans regarder où elles tombaient. « Tu m’prends-tu pour un cave, coudonc? lui dis-je.
— J’te jure, man, ç’a rien à voir avec toi. On a passé du bon temps ensemble, pareil. »
Paf écrasa.
« Les nerfs, mon homme, tu parles pas à ton ex-blonde, là! »
Dany gémit.
« Je… je…j’veux dire que c’est pas ça que j’avais en tête quand on a pris une bière… J’ai des problèmes… » Je m’approchai et lui fit le coup de la goutte chinoise, mais avec de la monnaie. « Nous autres aussi on en a un, problème. Pis si tu nous aide pas à le régler, on va prendre des mesures. C’est toutte.
— Je pense qu’on va oublier ça, hein, pour la colocation? »
Mais c’est qu’il était vraiment con, celui-là. « Trouve-moi un crayon, fit Paf. »
Les yeux de Dany s’écarquillèrent alors que je brassais le foullis sur la table de cuisine en jetant tout par terre. Je trouvai un paper-mate. Du haut de la table basse, Paf donnait les instructions. « Écris-lui ben comme y faut notre numéro de téléphone sur l’avant-bras, pour qu’il l’oublie pas. Pis là mon ami, tu m’appelles AUX DEUX JOURS, sinon, je mets ça dans les mains de la police. Aux deux jours, pis t’as pas intérêt à appeler trop tard le soir. Le matin du troisième jour, la police. Pis j’me lève de bonne heure. Là, on est le jour 1. Tu m’appelles demain soir maximum. Pis j’ai pas besoin de te dire que pendant ce temps-là, tu ramasses tes cennes. » Il prit une pièce et la flippa pour la lui relancer aussitôt en plein front. Il descendit de la table, lui cracha au visage et quitta l’appartement sans se retourner. Je fermai doucement derrière lui après avoir posé le crayon sur l’oreille de Dany.

***

Docile, il appela les deux premières fois dans les temps. Au matin du cinquième jour, une voix de fille à l’accent français légèrement teinté de québécois me surprit au téléphone : « Salut, je pourrais parler à… euh… à Paf?
— Y’est pas là, je peux prendre un message?
— Je suis la blonde de Dany… je vous appelle pour lui. C’est que… Elle soupira, décontenancée. Je sais pas dans quel bordel il s’est foutu, mais il sera pas en mesure de vous appeler pendant un certain temps.
— Comment ça?
— Il a pas voulu dire pourquoi, mais il est à l’hôpital. Dans un sale état. Vous… vous êtes qui au juste? Et… ça vous gênerais de me dire c’est quoi cette histoire? »
Je lui expliquai la situation. Elle accusa le coup sans broncher. Elle disait se douter que son chum menait certaines activités discutables, mais elle avait préféré fermer les yeux. Elle était au pays depuis un an et avait rencontré Dany par hasard durant sa première semaine à Montréal. Il lui avait offert une place chez lui, puis ils étaient devenus un couple un peu par défaut, à force de vivre ensemble. Elle avait dix-neuf ans et semblait beaucoup trop intelligente pour faire sa vie avec un bum de bas étage. Et elle avait de l’honneur. « Écoutez, je crois comprendre que Dany fréquente des pas gentils. Et que vous, vous êtes seulement victimes de mon brigand cheap de chum. Je peux m’engager à vous rembourser, mais merde, j’ai pas beaucoup d’argent. Il… Il faudrait prendre un arrangement. » Sur ce, Paf traversa la porte d’entrée. Je lui fis signe puis, étrangement ému, lui transférai mon interlocutrice.
Il n’eut aucune peine à se remettre dans la peau du gars à qui on doit de l’argent et attaqua la conversation avec froideur et fermeté. En peu de temps, il en était à lui extorquer le nom de l’hôpital et le numéro de la chambre. Cinq minutes plus tard, nous étions à bord de sa vieille Honda Prélude en direction de l’hôpital Saint-Luc.
Nous trouvâmes la chambre au moment où deux hommes frisés et trapus – probablement des frères – en sortaient. Nos regards se croisèrent brièvement puis nous entrâmes pour y trouver ce qui restait de Dany. On lui avait visiblement détruit un genou, son visage tuméfié s’apparentait à de l’art contemporain et son torse tailladé de traces de couteau suggérait une application hors du commun. Comme un regard qui se fait à l’obscurité, les coupures devinrent peu à peu la verbalisation de ce passage à tabac. Les lettres V-I-T-E cicatrisaient sur son torse, et peut-être le principal intéressé n’en était-il même pas encore au courant. Une chose était cependant certaine : nous étions très certainement un problème mineur dans la vie de notre Dany. Paf et moi nous sommes regardés avec un air découragé.
Derrière ses yeux mis-clos et par sa bouche enflée, Dany n’arrivait à communiquer qu’une palette restreinte d’émotions. Il essayait de nous dire quelque chose, mais sans y arriver. Nous laissâmes tomber en nous disant que nous ne verrions jamais la couleur de cet argent.
Nous étions restés abasourdis et sans mots dans l’ascenseur, mais la vigueur nous revint assez vite lorsqu’à la sortie, les deux frisés nous emboîtèrent le pas. Ils nous rattrapèrent rapidement, se positionnèrent à nos côtés et nous firent subtilement dévier de notre trajectoire. Nous avions tous deux à peu près la même chose en tête alors qu’ils nous dirigeaient vers une ruelle, mais Paf se chargea de vulgariser et d’émettre à haute voix. « Vous nous emmenez chez votre coiffeur, les boys? » Il encaissa le coup de poing au ventre comme un chef. À l’appartement, il me demandait souvent de le frapper au ventre de toutes mes forces, pour pratiquer ses abdominaux. Je m’exécutais à m’en faire mal aux mains, ce qui le faisait bien rire. Quoi qu’il en soit, Frisé 1 n’eut pas le temps de se satisfaire du coup porté qu’il avait déjà le poignet tordu et un genou qui touchait presque terre, à quelques centimètres de la supplication. Solidaire, Frisé 2 m’attrappa à la gorge de son bras potelé en criant : « Tu lâches mon frère, tabarnak, ou ben ton chummé va être pogné pour se magasiner un cou… »
Paf me vit et sa face changea du tout au tout. Sans dire un mot, il laissa tomber Frisé 1 et s’approcha promptement. J’étais plutôt indisposé pour remarquer les détails, mais Frisé 2 lâcha prise après que Paf l’eût pincé à un endroit stratégique sur son gros cou. Nous en étions, Frisé 2 et moi, à chercher notre air, penchés à demi, quand Frisé 1 rappliqua armé d’un couteau qui blessa Paf à l’épaule et ça aurait pu être pire n’eût été de ce sixième sens qu’on lui enseignait depuis des années et qui le fit se retourner juste à temps. Frisé 2 retrouva la forme avant moi et vînt me foutre un coup de pied dans les côtes. Je m’écroulai en râlant. C’est à ce moment que Paf, de son seul bras droit, désarma Frisé 1 et lui cassa le nez avant de venir s’en prendre de nouveau à Frisé 2, qui avait comme projet de continuer à s’acharner sur mon cas. « Si tu veux te battre, le mouton, tu vas au moins en prendre un qui est debout, non? »
Frisé 2 fonça sans hésiter et Paf le stoppa d’un double coup de pied à l’abdomen et au menton, ce qui le fit tomber en hurlant, la bouche en sang. Ne jamais attaquer la bouche ouverte. Puis Paf vint m’aider à me relever pour aller à la voiture.
« T’es-tu correct? » me demanda-t-il une fois à l’intérieur. Je ne pouvais prendre que de légères respirations qui semblaient me scier les poumons à chaque fois.
« Euhhhhh… ouin… euhhhh… pis toi?
— Pas grave, ça guérit ces affaires-là. Il se faisait un bandage avec un chandail qui traînait sur la banquette arrière. C’était qui, tu penses?
— Euhhhhhhhh…
— Y devaient penser qu’on avait affaire avec Dany, genre qu’on lui devait du cash. Y doit leur devoir plus qu’un pot de change, à ceux-là.
— Ehhhh…Pas de nos affaires…
— T’as raison.
— Paaaffff?
— Quoi?
— Merci…
— Merci pour? T’avoir débarassé du fan-club de Patrick Normand?
— Fais-moi pas rire, man, ça fait mal.
— Héhéhé…
— Je me sens mal.
— Respire lentement, ça va durer un mois. Veux, veux pas.
— Je veux dire… J’aurais pu me battre aussi.»
Nous étions à un feu rouge et il se retourna vers moi.
« Si tu veux te mettre à te battre, faudra que t’arrêtes d’avoir mal quand tu me crisses un coup de poing dans le ventre.»
Il démarra.
« On s’en va à’maison. J’vas faire un bon potage, on a plein de légumes à passer. Veux-tu m’aider?»
La simple idée de prononcer une phrase complète me semblait hors d’atteinte. Mais, aux côtés de Paf qui endurait sa blessure au couteau comme s’il ne s’agissait que d’un ongle incarné, je redoublai d’efforts.
« Je veux ben… mais… emmanchés de même… ça va nous prendre deux jours à éplucher des patates… pis des carottes. » Il rit et monta le volume alors que la radio crachait une cassette copiée des Beastie Boys.
« On est pas pressés, mon ami. »

***

Arrivés à l’appartement, Patel était debout et se faisait un café instantané. Sur la table, de la monnaie en bonne quantité et des rouleaux, ce qui rendit vite Paf sceptique. « Calvaire, les boys, vous êtes-vous fait attaquer dans une ruelle?
⎯ Quelque chose dans le genre… Coudonc, ça vient d’où cet argent-là?
⎯ Ça, mon gars, ça vient de moé dans le métro qui chante du Francis Cabrel pendant quatre heures. Ça vient du fin fond des poches du monde, ça vient de tellement creux que je trouve des petites mousses au travers. C’est fou ce qu’on est prêts à faire pour une poignée de change, hein?»
Paf prit quelques bonnes respirations pour stabiliser son rythme cardiaque qui venait de monter en flèche. « Bon… Fait qu’on voulait se faire un potage, nous aides-tu à éplucher des légumes?
⎯ Pfff, fuck ton potage, man, je roule mes cennes pis on s’fait venir d’la pizz!»

mardi 6 juillet 2010

Le Jour des poubelles, chapitre 25


Même avec le beau temps, la route restait morne et désolante. L’adrénaline avait duré un certain temps mais nos soucis eurent vite fait de nous rattraper. Lou avec ses voisins et ses flashbacks de Chuck Norris, moi avec mon père, mon épaule déficiente et ma côte encore incertaine et Paré avec son audacieuse collection de problèmes. La Jetta roulait avec un constant raffût de tôle que la musique n’arrivait à masquer qu’avec peine. «Pis c’est quoi qu’y t’as dit, là, chose, l’animal?
⎯ Rien de ben intéressant…
⎯ Là Paré, tabarnak, tu vas nous lâcher avec ton mystère pis tu vas cracher le morceau. Tu peux pas nous embarquer dans ta marde sans nous tenir au courant. Y’a toujours ben des hosties de limites!»
C’était Lou qui parlait.
Paré donna de ses deux paumes un coup sur le volant avant de raconter.
«…Câlisse… Ok d’abord… Y’a appelé son Shaun, là, y m’a fait parler avec, parlait ben français pareil, pis y m’a fait faire un deal avec.
⎯ Genre?
⎯ Ben, je l’sais pas trop, là. Je pense que l’autre y voulait avoir une cote sur mes ventes, genre pour m’excuser de m’être payé sa gueule, là…
⎯ Ben là, y’a pris ton paquet au complet, me semble que c’est ben en masse…
⎯ Ouin. Mais y m’a juré que j’aurais de quoi à gagner en échange. Le dude au téléphone m’a donné son adresse, que j’aille le voir. Je sais pas, man, je pense que j’écoutais pas vraiment. J’ai dit oui oui, han han, oh yeah, c’est toute.
⎯ Montre-donc l’adresse, c’est où, voir?» Demanda Lou.
Paré sortit un papier froissé de sa poche et le lui tendit. «Mais là, dis-je, comment y peut te trouver, si jamais tu vas pas le voir?
⎯ Ben, j’y ai donné une adresse, là…
⎯ Paré…
⎯ Pas la mienne, toujours?
⎯ Je l’sais où t’habites, man, mais je sais pas c’est quoi ton adresse, les nerfs…
⎯ Paré…
⎯ Fait que t’as donné quelle adresse?
⎯ Mon ancienne, là, chez ma blonde. Celle qui a sur mes cartes.
⎯ Hostie que t’es con…
⎯ PARÉ MAUDIT CAVE TU ME NIAISES-TU???
⎯ De quoi tu parles, bout-de-cul?»

Lou avait un air ahuri, les yeux écarquillés et agitait le papier à bout de bras dans la face de Paré, agacé, qui avait l’air de chasser une mouche. «C’est chez nous, ça! C’est l’adresse de mes voisins d’en haut! CÂLISSE!!!
⎯ …Ah ouin, han…fuck… Me semblait, aussi, que ça me disait de quoi, c’te rue-là… Tout fait du sens, là, on dirait… Chu repassé là v’là deux, trois, jours, je sais pus trop. Ça a brassé pas mal…»
Je m’étouffai avec le joint sur la banquette arrière. «Ok Paré, dit Lou, t’arrêtes le char icitte, TU SUITE!!! TU SUIIIIIIITE, TU M’ENTENDS-TU???»

Paré comprit assez vite et se rangea sur l’accotement. Lou mit le pied à terre alors que la voiture n’était pas encore complètement arrêtée. Nous la vîmes courir à la hâte vers le petit ravin, glisser, se relever puis hurler à pleins poumons avant de tomber à genoux pour vomir.
«Ben là, kess-j’ai fait?»
Je soupirai et ramassai une bouteille d’eau qui traînait à mes pieds avant de sortir rejoindre Lou.

«TOUCHE-MOI PAS!
⎯ C’est moi, Lou…
⎯ Justement, c’t’à toi que je parle! C’est de ta faute, tout ça! C’est quoi c’t’idée de nous ramener c’te grand innocent? Han? Me semble qu’on était ben, avant qu’y débarque… Han? On était ben, on était tranquilles, me semble…» Je tentai à nouveau une main dans le dos, plus douce que la précédente. «Lou, tu t’emportes, là… Faut pas tout mettre dans le même panier, tu le sais ce que ça fait, on en a déjà parlé…»
Elle tourna vers moi ses yeux humides et rougis. Sa bouche tremblait. Lou est émotive. «Oh, Manu, j’m’excuse, chu au bout du rouleau, je pense…
⎯ On l’est pas mal tout’, ma belle.
⎯ Oh, Manu…» Elle vint se coller contre moi, sa tête sur mon torse. J’étais accrouppi et gardais l’équilibre à l’aide de la bouteille. Lou se mit à me caresser, elle sanglottait. Je commençais à sentir ses larmes à travers mon linge. Elle me regarda dans les yeux puis comença à m’embrasser sur la bouche. «Lou…hmmph… Lou… c’parce que tu viens de gerber, là… Tiens, bois un peu d’eau.»


Nous sommes revenus à la voiture en silence, nous tenant par la taille. Paré nous tournait le dos en fumant une cigarette appuyé à sa portière.


«Tu vas être fine astheure que t’as sorti le méchant? dit Paré en remettant le contact. Ayoye, crisse!»
La claque venait de moi. «T’es à ÇA, mon gars, qu’on t’en sacre une aussitôt que t’ouvres la bouche, c’est clair? Pis fais pas semblant de pas comprendre. CLAIR?»

Il répondit la bouche fermée. Lou, de son côté, regardait par la fenêtre et s’embourbait dans une phase de déni de tout dont il serait difficile de la sortir. Les kilomètres qui suivirent furent des plus pénibles.


*******

«Coudonc, Paré, tu pourrais rouler un peut plus vite, me semble…»
Il n’avait pas prononcé un mot depuis que nous étions repartis. Pas un mot. Lou non plus. Ni moi, par conséquent. Ces paroles étaient donc mes premières depuis, quoi, près d’une heure. Paroles auxquelles Paré n’a répondu que d’un regard absent. «Ok, man, ça va faire, arrête-toi icitte, là, dans’ cour du motel.
⎯ Coudonc, vous autres…
⎯ Rentre icitte, j’ai dit… Ok… Parke-toi, astheure. Parke-toi, là, là, à la réception.»
Ce qu’il fit avec un air sceptique. Je sortis aussitôt de la voiture.

La réception se trouvait au centre des deux ailes de chambres. J’ouvris la porte et me retrouvai dans une entrée de bungalow, devant deux escaliers, un qui menait au sous-sol, l’autre, de quatre ou cinq marches, vers l’étage principal. Des piles de linge sale jonchaient le plancher. J’eus un mouvement de recul et remis la main sur la poignée. «Oh, it’s ok, come on in! Come on in!» Je mis un pied sur la première marche alors que la tenancière les decendait. Une petite dame dans la soixantaine dont les cheveux roux cachaient en réalité leur blancheur naturelle. Son sourire, cependant, l’emportait sur sa teinture et son linge de jogging. Je reculai tout de même. D’un pas. «You want a room?
⎯ Euh, yes, yes. A room, please. With two beds.»
Elle se rendit près de la porte d’entrée pour ouvrir un petit placard contenant des clés. C’était donc ça, la réception. Je payai les trente dollars demandés et pris la clé qu’elle me remettait. «There you go, far side on your right.
⎯ Ok, thank you. Eh, is there a TV?
⎯ Yes my dear. There’s even cable and a remote. What more could you ask for?»
Je souris et sortis.

Devant moi, les mines atterrées de Lou et Paré qui ne devaient même pas s’être adressé la parole durant ce temps. Je regardai à gauche puis à droite. Des deux côtés, des cours de feraille, remplies de carcasses de voitures, de camions, de vieux réservoirs entouraient la cour en gravelle du motel. Je soupirai. Après tout nous étions ici pour dormir. J’allai à la fenêtre de Lou. «Vous pouvez sortir. On va se reposer un peu.
⎯ Mais on peut pas, Manu, je te rappelle que je travaille demain matin, moi.
⎯ Ben moi je t’annonce que tu rentreras pas. C’est tout. Paré est pus capable de chauffer, on va pogner un accident, si ça continue de même.»
Paré était déjà sorti de la Jetta. «C’est où, notre chambre?
⎯ La dernière au bout, là-bas.» Je lui lançai la clé par-dessus le capot. Il l’attrapa et s’y rendit aussitôt. Je retournai à Lou. «Allez, viens-t’en. J’te jure, c’est la meilleure chose à faire.»

Quand nous sommes entrés dans la chambre qui sentait le renfermé, Paré était déjà affalé sur un des lits. J’allai à la salle de bain. Par la petite fenêtre de la douche, un champ à perte de vue. Je me rinçai le visage et me regardai dans le miroir sans me reconnaître. Je me déshabillai pour prendre une douche. Je défis lentement le pansement de mon épaule et rinçai la plaie. Puis je sautai sous l’eau et regardai dans le vide, longtemps.



Bien entendu, Lou avait choisi l’autre lit. Je m’en approchai pour m’allonger à ses côtés, mais je fis face à un refus catégorique. «Je préfère vraiment être seule, Manu.
⎯ Je veux ben, mais pas moi…
⎯ C’est plate, mais c’est ça.
⎯ Tu me niaises? Non mais, regarde-le!»

Il était étendu de toute sa splendeur par-dessus le couvre-lit, ronflant, la bouche grande ouverte. Et il sentait mauvais. «C’est chien en crisse, Lou.
⎯ J’vas peut-être perdre ma job, à cause de ça. Tu peux ben te taper une nuit avec le gros en compensation.
⎯ Hostie…»

Je tentai de m’insérer sous les draps, mais avec Paré par-dessus, ça ne me laissait qu’un minimum d’espace pour manœuvrer. Je lui fis dos et tentai de le pousser un peu, mais la tâche relevait de l’impossible. Je tentai de faire fi du fait que je n’étais couvert qu’à moitié et que Paré me ronflait dans les oreilles. J’arrivai quand même à trouver sommeil, mais quand je sentis son long bras de Paré endormi m’attirer à lui, je sursautai et me levai aussitôt. J’allai rejoindre Lou qui se mit à grogner et me pousser au travers de ses rêves. Je ramassai des oreillers et me couchai entre les deux lits, attendant que quelque chose ne vienne empirer la situation. Mais après un temps, Sandra est apparue de nulle part pour déposer un baiser sur mon front et me chuchoter des mots doux avant de s’allonger à mes côtés.

Je crois bien m’être endormi avec le sourire.