samedi 23 janvier 2010

Le jour des poubelles, chapitre 16


Heureusement, j’étais capable de poser les mains sur mon guidon malgré la blessure. J’y allais doucement. Après avoir passé la nuit et une partie de la journée chez Sandra, j’étais monté chez nous, histoire de me changer. Oui, j’avais passé la nuit avec Sandra. Dans le lit conjugal. On a dormi collés, c’est tout. Au départ, j’avais un peu peur d’avoir à gérer une érection pas possible, mais finalement, on était ailleurs. Il faut dire aussi que je me suis endormi assez vite. Ses bras et ses caresses m’ont mené jusqu’au lendemain en fin d’avant midi, dans un seul souffle.

J’avais essayé de soutirer à Sandra des informations à propos de son couple. Je n’en ai eu que très peu. Sa blonde était un medecin de l’hôpital, une femme de douze ans son aînée qui travaillait beaucoup trop et qui laissait Sandra vaquer à ses activités. Je devinai que la lune de miel était terminée et que leur relation tenait davantage aux petites habitudes qu’à une réelle passion. Enfoui comme un bébé dans ses bras de cannelle, je n’avais pas cherché à investiguer davantage. Peu m’importait, en fait. Je m’en foutais, de sa blonde.

Et voilà que je descendais la ville à vélo, souriant, ébahi, excité un lendemain de fusillade à bout portant. Sandra m’avait assuré qu’elle s’occuperait de Jean. Qu’il valait mieux garder cet incident à l’interne, qu’elle avait les compétences et tout ce qu’il fallait pour le remettre sur pieds. Et elle me jura qu’à chaque petite attitude qu’il lui ferait, elle lui rappèlerait son geste et la pléiade de conséquences qu’il impliquait. Pour ma part, je reviendrais bien à l’atelier un jour. Un jour.
Mais pour l’instant, je devais voir Lou.


Je barrai mon vélo en jetant un œil à la porte ouverte de la morgue, qui donnait sur sa porte d’entrée. Une voiture à l’insigne du coroner y était garée. C’est sans aucun succès que je tentai d’apercevoir quelque chose d’intéressant. La rue cumulait les éléments déprimants avec, outre l’hôpital et la morgue, un centre de repos pour cancéreux un peu plus bas, un HLM désaffecté en briques grises et, bien sûr, les nombreux habitants du quartier, putes, travestis, alcooliques, junkies, malfrats de bas étage et autres personnages désolants.

Lorsque je me retournai pour insérer la clé dans la serrure, je sursautai en voyant au travers de la fenêtre celle que j’imaginais être la voisine d’en haut, accroupie dans l’escalier à frotter des taches, par terre et sur les murs. Elle fut aussi surprise que moi et ne fit d’aucune façon l’effort d’étirer le bras afin de me débarrer la porte. J’ouvris en me faisant tout petit et refermai derrière moi. Sans arrêter de frotter, elle fit mine de se tasser pour me laisser de l’espace, mais son geste n’améliora en rien la situation. Je crus percevoir ses yeux rougis, mais je ne savais à quelle cause les attribuer. Nous étions tous deux de profil à tenter d’être aussi loin que possible l’un de l’autre dans l’entrée exigüe. L’habituelle odeur de litière qu’ils imposaient à cet espace commun était masquée par celle du nettoyant. J’agrippai la rampe de ma bonne main afin de me donner un élan pour monter les marches à la presse. Ayant visiblement perdu en ce point son attache au mur, la rampe suivit mon mouvement nerveux et je perdis l’équilibre avec une grâce douteuse pour m’affaler sur la voisine, toujours accroupie. À mon avis, elle cria un peu trop fort pour la force du coup qu’elle venait de recevoir. Hey, ça me faisait mal à moi aussi. Elle se releva en vitesse et alla se plaquer contre la porte, haletante. Elle ne sembla pas remarquer qu’elle saignait du nez. Nous nous observâmes un moment qui sembla durer une éternité, sans rien dire, puis je repris le chemin des marches en courant, faisant claquer à nouveau la rampe contre le mur.
Quand j’arrivai à l’étage en posant la main sur la poignée pour débarrer, j’entendis la serrure se défaire et la porte s’ouvrit aussitôt, me révélant Annabelle, la colocataire de Lou, au bord des larmes. Je fermai derrière moi, elle vint dans mes bras puis éclata en sanglots. Nous restâmes ainsi un moment, puis elle se défit de mon étreinte sans rien dire. Ses grands yeux brillants étaient tout humides, et malgré ses efforts pour les essuyer avec soin, son maquillage s’était étendu et lui dessinait des cernes inégaux. Elle passa une main à ma gauche pour barrer la porte et s’arrêta net en me voyant.
«Lou est pas arrivée encore, me dit-elle.
⎯ Pas grave, dis-je en déposant mon sac.
⎯ Coudonc, kess-qui t’es arrivé?
⎯ Ah, ça… Rien, chu tombé en bécyk hier. Pas grand chose… C’est quoi qui se passe? C’est votre voisine, la folle qui est en bas?
⎯ Ben c’est ça, l’affaire. On a eu une grosse nuit, Manu. Une maudite grosse nuit j’te jure. »
Elle prononça cette dernière phrase dans un rire paniqué.
« Lou aurait aimé ça que tu sois là, je pense. On essayé plein de fois de t’appeler, mais ça répondait pas.»
Annabelle était maintenant assise dans le divan et se mordait un doigt.
« Anna, merde, c’est quoi qui s’est passé?»

Elle insérait nerveusement une Peter Jackson entre ses lèvres et m’en offrit une, que je refusai d’un geste. Je fouillai dans mon sac à la recherche de mes Benson. Je m’assis dans le fauteuil en angle et allumai ma cigarette. Je regardai Annabelle avec toute mon attention. C’était une fille émotive, attentionnée et particulièrement maternelle pour son jeune âge. Je l’avais vue pleurer à maintes reprises, parfois pour des bricoles, parfois pour des évènements heureux, mais je ne l’avais jamais vue paniquée à ce point.
«Ça a commencé hier soir, un peu après dix heures. Lou pis moi on était assises à la table à jaser. Pis ça brassait pas mal en haut. Peut-être un peu plus que d’habitude. Mais bon, ça brasse pas mal tout le temps, tu le sais, un peu à n’importe quelle heure, pis on sait jamais ce qu’y bricolent, pis on s’est tout le temps dit qu’on achetait la paix en fermant les yeux sur ce qu’y pouvait se passer au-dessus, même si on a eu dix mille occasions d’appeler la police, on le fait pas. Tsé?»
J’acquiesçai. Elle continua.
«On vous laisse faire vos cochonneries, qu’on se dit, on chiale pas quand vous gossez avec une drille à minuit et demi, on va jamais cogner à votre porte, on endure le va-et-vient dans l’escalier, le monde qui se trompe de sonnette pis qui sonne chez nous à la place, pis on dit rien quand vous mettez full de vidanges bizarres à la rue, mais un moment donné, y’a des hosties de limites, tsé?»
Tout ça, je le savais déjà. On apprenait à vivre avec le bruit, et mis à part quelques désagréments, on oubliait qu’il y avait un couple de criminels potentiels qui vivait au-dessus.
«Mais là, hier soir, y’ont dépassé les bornes. Ça avait pas de bon sens, Manu, j’te jure. Ça s’est mis à brasser sérieusement avec j’imagine un genre de client ou je sais pas trop c’est quoi le rapport du monde qui montent là, pis y’a eu une eeeeesti d’engueulade, Manu, on était de même les deux à la table.»
Elle me mima un air terrifié.
«Je sais pas trop c’est quoi qu’y gueulaient, on entendait juste des affaires comme «mon tabarnak» pis plein d’autres sacres pis on les entendait se rentrer dans le mur. Ça rentrait fort en maudit, j’te jure. Y se sont bûché dessus comme ça, je sais pas, trois-quatre minutes, pis là j’imagine que la fille est intervenue, parce que là on a entendu crier «ben voyons donc, crisse de folle!» pis on a entendu débouler les marches. Ben, pas vraiment déboulé, mais il les a descendues vite en maudit j’te jure, ça résonnait tellement quand il est passé vis-à-vis notre porte que ça brassait dans l’appart, y’a même la petite lampe dans le salon qui a sacré le camp.
⎯ C’est pas comme si elle tenait solide, la petite lampe, dis-je en expirant un nuage de fumée.»
Elle me lança un regard qui voulait dire Quand même. Elle continua.
«À ce moment-là, j’avais déjà appelé la police, fuck off que j’me suis dit, un moment donné ça fera. Ben sais-tu quoi? La police est JA-MAIS venue. Jamais. Ça vaut la peine en maudit, heille.
⎯ Peut-être que tes voisins bénéficient d’une amnistie policière.
⎯ Oh non, j’te jure que quand on entend ou qu’on voit une police dans la rue, ça se met à brasser pas mal fort en haut. Ça range des affaires.
⎯ Y’ont pas un enfant, eux-autres, en plus?
⎯ Ben oui! Y’ont un ado super vedge d’à peu près quatorze, quinze ans.
⎯ Pauvre gars, merde.
⎯ Tu dis! Mais je sais pas si y’était là hier soir, par exemple.
⎯ Avec un peu de chance, c’est une famille reconstituée, pis y’était peut-être chez son père ou sa mère.
⎯ Ou ben y’était enfermé dans sa chambre avec des écouteurs pis la musique dans le tapis…
⎯ Pis après?»
Elle leva et alla jusqu’à son réfrigérateur. Elle revint avec une bière, l’ouvrit et la posa devant moi. Maternelle, que je disais.
«Finis ton histoire, Anna.»
Elle soupira en jouant avec le bouchon de la bière. «C’est où que j’étais rendue, déjà?
⎯ La lampe du salon.
⎯ Ah oui! Y’a eu un dix, quinze minutes de tranquille. Lou pis moi on s’est rassises à la table de la cuisine pis on a dû fumer huit cigarettes chaque, on était sur les nerfs, ça avait pas d’allure. Pis là, on a fait le saut en maudit quand la sonnette a sonné. Pour moi le gars en bas y’a appuyé sur les deux sonnettes en même temps, parce que ça s’est remis à brasser en haut. Le gars en bas devait donner des coups de pieds dans la porte, ça cognait super fort pis y criait «Enwèye, descend, tabarnak! Descend en bas si t’es game!» pis la porte en haut a claqué pis on a entendu le gars descendre les marches en courant.»
Elle s’alluma une nouvelle cigarette.
«Quand y’est arrivé en bas, y’avait trop de bruits pour distinguer quoi que ce soit. J’ai le feeling que le gars était allé chercher ses chums. À ce moment-là, tout résonnait dans l’appart, on les entendait se rentrer dans le mur de la cage d’escalier, on entendait des coups de poing, vraiment fort. J’avais jamais entendu ça. je pensais pas que ça pouvait sonner si fort, des coups de poing.»
Moi non plus. Et t’as jamais entendu des coups de pied dans le flanc, pensais-je.
«J’ai aucune idée du temps que ça a pu durer. Mais ça a fini par finir. Y s’étaient calmés en haut, Lou s’est roulé un gros joint pis elle l’a fumé avant d’aller se coucher. J’ai pris une coup’ de poffes, pour me calmer, mais ça a juste fait que j’ai eu vraiment de la misère à m’endormir, j’étais dans mon lit les yeux grand ouverts pis je pensais à tout plein d’affaires en même temps. J’ai pas super bien dormi, pis Lou non plus. Mais là, à matin, Lou s’en allait à l’école pis elle est remontée à la course en disant que c’était le bordel dans l’entrée, que la rampe était arrachée pis qu’y avait du sang partout. Elle est repartie vite parce qu’elle s’était levée en retard pis qu’elle avait un cours important. Moi j’avais pas envie de voir ça, tu sais comment je suis…Fait que je me suis dit non non, là, c’est pas vrai, là, je veux ben fermer les yeux pour une coup’ d’affaires, mais là c’est trop. En plus que je voulais me faire livrer un grosse maudite épicerie, aurais-tu vu ça, toi, le livreur qui débarque dans l’entrée pleine de sang partout? Il appellerait-tu pas la police, tu penses? Moi je voulais pas voir ça, fait que j’ai pris le balai pis j’ai cogné sur le plafond comme une démone. La bonne femme en haut a fini par sortir en criant «Quessé qu’y a?» Là j’ai dit Madame ⎯ je suis restée polie, je suis pas montée, je suis restée dans la porte pis j’ai dit Madame, je pense qu’y faudrait que vous veniez nettoyer la cage d’escalier. À m’a répondu «Ben là, j’ai passé l’aspirateur v’là deux semaines, c’est à votre tour de le faire!» pis là j’ai dit Oh non madame, je pense qu’on se comprend mal, vous devriez venir voir par vous même. Heille, quand même. Fait que la bonne femme est descendue, moi je suis restée dans la porte, pis elle avait une drôle de face quand elle est passée devant moi. On aurait dit qu’à venait de comprendre. Elle est descendue pis là, j’ai pas pu m’empêcher, j’ai jeté un coup d’œil. Y’en avait partout, Manu. J’avais jamais vu autant de sang de ma vie.»
⎯ Fait que quoi, ça fait-tu huit heures qu’elle nettoie ou ben elle vient juste de commencer?
⎯ Ça fait à peu près une heure seulement.
⎯ Tranquille, la voisine…
⎯ Mets-en. Je suis pas sortie de la journée juste parce que je voulais pas passer là.
⎯ T’aurais pu passer par en arrière.
⎯ On l’a pas, la clé pour en arrière.
⎯ C’est les grosses conditions de vie, ça…
⎯ Mettons qu’une chance que ça coûte pas cher.»

Nous sommes restés silencieux durant quelques minutes, puis Anna vint s’asseoir à mes côtés, avec la ferme intention de se lover dans mes bras. Je l’accueillis aussitôt, et elle éclata à nouveau en sanglots.
«T’en fais pas, Manu, je pleure mes restes. Ça sera pas long.
⎯ Prend le temps qu’y faut chère, j’ai rien d’autre à faire à soir.»
Elle releva la tête en riant, malgré les larmes.
«À part manger le souper que Lou va te préparer…
⎯ Ta gueule, poupée.»
Sur quoi Lou arriva en claquant la porte. Elle me regarda aussitôt comme si elle voulait me régler mon compte. C’était sa façon, lorsqu’elle était hautement contrariée.
«J’espère que t’as des plans, Camacho, parce que moi je reste pas icitte à soir certain.
⎯ C’est tout prévu, beauté.
⎯ Viens t’en. Moi chus prête.»
Elle restait sur le pas de la porte.
«Anna, ça te dérange pas trop?
⎯ Non, je comprends ça. Moi je vais aller coucher chez ma cousine, je pense. C’est-tu fini, en bas?
⎯ NON, CÂLISSE!»
Toute la rage de Lou était canalisée dans ces deux mots.
«Je veux pas passer par là, dit Annabelle.
⎯ Je voudrais ben te dire que ça sera pas long, mais tsé… Enwèye, Camacho, embraye.»
Je posai un baiser sur la tête d’Annabelle et retirai mon bras. Je pris mon sac, enfilai mes souliers.
«C’est bon.
⎯ Ok.»
Elle ouvrit la porte et me laissa passer en premier. Au bas de l’escalier, elle accrocha par exprès la voisine à la tête avec son sac. Puis elle cracha par-terre.
«C’est encore sale, conasse.»
Puis elle claqua la porte.






photo:Catherine Métivier.

mardi 5 janvier 2010

Le jour des poubelles, chapitre 15


Quand j’ouvris les yeux ⎯ dix ans plus tard, sembla-t-il ⎯ une forme humaine se penchait vers moi. Tiens, j’avais envie de l’embrasser, cette forme. Des caresses sur ma joue, des baisers sur mon front, une voix paniquée. On dira ce qu’on voudra, j’étais plutôt bien. «Manu!!! Manu!!! T’es correct? T’es-tu correct? Ooohh mon dieu, maudite conne! Crisse de conne sale!!!!»
J’ai entendu le robinet couler à grande eau. Puis la sensation de froid qui envahissait mon épaule brûlante était, me semblait-il à ce moment, la meilleure chose qui ait pu m’arriver depuis longtemps. J’y revenais, à ma vie, j’étais maintenant en mesure de reconnaître Sandra à genoux à mes côtés qui serrait mon épaule avec un linge mouillé, les yeux remplis de larmes. J’ai souri. « Hey, salut, j’ai dit.
⎯ Manu…
⎯ C’est moi, ça. Me semble. Toi… c’est quoi ton petit nom?»

Elle a ri en reniflant. Elle a essuyé ses yeux avec sa manche, puis rappliqué une pression sur mon épaule. «Eeehh, c’est cool que tu sois là… T’as-tu une cigarette?»

On a fumé, assis dans le cadre de porte de la salle de bain. Je revenais lentement, quittant à regret une douce euphorie que je ne comprenais absolument pas. Je tremblais, j’avais chaud, j’avais froid et fumer de la gauche ne m’aidait en rien. Sandra s’est levée pour aller voir Jean qui avait des spasmes et des grognements. Il n’avait pas bougé pour autant. «Gros con.» lui dit-elle en prenant son pouls. Elle essaya de le tourner de côté, après avoir constaté une flaque de sang au niveau de sa tête, mais se ravisa devant l’ampleur du projet. Elle mouilla un nouveau linge et le déposa sous sa tête, après s’être assurée qu’il n’était qu’ébranlé. Puis elle se leva et lui fourra son pied au cul en le traitant de con et de gros à nouveau. Ça m’a fait rire. Lui, il a grogné. «Je vais essayer de me lever, dis-je en mettant une main à terre.
⎯ Attention! Fais-pas ça. Reste assis encore, pis mets pas tes mains à terre, y’a de la vitre partout.»

Je me suis retourné, non sans mal, pour constater que le miroir n’était plus au mur, mais bien tout éclaté par-terre. Un trou venait briser la pureté du blanc sur lequel il était accroché depuis des années. J’essayais de remettre les évènements en place, mais j’avais beaucoup de difficulté. Sandra m’a aidé avec tout ça.


Elle était, disait-elle, sortie sur la galerie pour étendre son linge et, suite à une habitude qu’elle avait prise depuis quelques temps, avait jeté un œil vers l’atelier. Elle a vite compris que quelque chose ne tournait pas rond en aperçevant Jean pointer sur moi un pistolet. On ne peut blâmer personne pour une telle déduction. Elle s’était approchée en restant sur ses gardes. Maintenant assez proche, elle a pu m’entendre demander à Jean de poser son arme. Devant son refus, elle s’était penchée pour ramasser par-terre une pierre de la grosseur d’une balle de baseball. Pierre qu’elle a aussitôt lancée au travers de la fenêtre ouverte et qui a terminé son périple sur le côté droit de la tête de Jean.

Elle se leva pour aller ramasser ladite pierre qui reposait aux côtés de Jean, toute aussi inactive que lui. Elle revint à moi et me la mit dans les mains. «Pis là le coup de feu est parti drette en même temps que la roche le frappait.» Elle éclata en sanglots. «C’est correct, Sandra, t’as fait ce qu’y fallait.
⎯ CRISSE MANU!!! J’AURAIS PU TE TUER, COMPRENDS-TU ÇA? J’AURAIS PU TE TUER!!!!»

Elle s’effondra en petite boule sur le sol. Sa vulnérabilité éclatait au grand jour après peut-être des mois, voire des années de tête haute, d’épaules droites et de claques dans le dos.

Je dis «vulnérabilité», mais clairement que nous faisions face à une situation où tous les excès émotifs étaient permis. Mes propres émotions étaient encore trop vagues pour pour prendre place. Aucun doute que ça viendrait plus tard. Je me résolus à profiter de ma vacance émotive pour consoler Sandra. Je tentai de me lever, mis la main dans la vitre, criai, perdis l’équilibre et m’accrochai l’épaule dans le cadre de porte. Criai à nouveau.

Dire que j’avais le cul bordé de nouilles n’était qu’un forfait de base et là, je ne parle même pas de l’opportunité de me faire soigner par Sandra. La balle avait effleuré mon bras à la base de l’épaule. Si une seconde de différence avait été en jeu et que l’idée de me protéger de quelque manière que ce soit m’eut passée par la tête, peut-être Sandra autait-elle accompagné Jean à mes funérailles. L’os ne semblait même pas être touché, constatais-je en bougeant mon bras. Plus de peur que de mal.

Merde, j’étais rendu Clint Eastwood, ou quoi?

Je parvins à me rendre jusqu’à Sandra, à deux pas de moi. Je lui passai un bras autour du cou, me ravisai puis utilisai le gauche. «Conne, conne, conne… c’qu’y m’a pris encore de faire ça? Crisse!
⎯ Sandra… Tu pouvais pas savoir, là…
⎯ Pas savoir? PAS SAVOIR? Voyons-donc, toé, un gars te pointe un gun dessus, je pense à quoi, encore? Qu’il est pas chargé pis qu’y te niaise, come on!
⎯ Eeehh…
⎯ C’est ben clair que de pitcher une roche à un gars qui a un doigt sur une gachette, les chances sont bonnes qu’y ait une balle qui parte… MAIS C’EST QUOI C’THOSTIE D’IDÉE DE POINTER UN GUN CHARGÉ SUR MON MANU, HAN, GROS CRISSE DE GROS CAVE!!!»

Son Manu?

Oh yeah.

Mais je revins vite de mes rêveries alors que j’entendis Sandra ⎯ maintenant dégagée de mon étreinte pour une nouvelle distribution de coups de pieds ⎯ tomber par-terre dans un cri de surprise. Revenu à lui, Jean était parvenu à attraper son pied dans la motion et la mordait maintenant ce qui, à mon avis, était un peu excessif.

Je m’approchai d’eux dans un but qu’on devinera facilement mais je me ravisai vite après quelques vaines tentatives. Jean était fort comme un bœuf, comme un ours, comme un homme de 300 livres en état de légitime défense. Je retournai à mon point d’origine et ramassai la pierre que Sandra m’avait amenée plus tôt. Je n’ai pas réfléchi à mon acte et je ne pensais toujours à rien alors que, de ma main gauche et maladroite, je m’affairais à broyer son genou. Un de ces deux genoux remplis d’eau qui lui donnaient tant de misère aux changements de saison.

Il eût vite fait de la relâcher avec un cri qui me laissa pantois. Sandra profita de sa chance pour se relever et saisir le pistolet qui gisait par-terre. J’étais à peine debout que Jean mangeait la crosse en plein gueule. Décidément, c’était pas journée, à mon gros patron.


Je devais fumer une huitième cigarette sur la galerie quand Sandra arriva derrière moi et me mit une main sur l’épaule ⎯ la bonne. «Je vais avoir besoin de toi, mon beau. Dans la mesure du possible.»

Après être traversée chez elle pour rapporter des béquilles et une trousse de premiers soins, elle avait désinfecté ma blessure et passé mon bras dans une écharpe faite à partir d’un t-shirt Fender en vente du côté boutique qu’elle avait ramassé puis déchiré en lanières. Jean avait rouspété, mais un seul regard de la belle rousse était parvenu à le faire taire. Puis elle avait lavé et désinfecté Jean, pour ensuite lui bloquer la jambe entre deux planches que j’étais allé chercher au sous-sol. Un nouveau t-shirt pour les tenir en place.


Là où elle avait besoin de mon aide, dans la mesure du possible, c’était pour monter Jean à son appartement, à l’étage. La raison pour laquelle Jean n’avait toujours pas acheté le bloc d’à côté afin de pouvoir habiter un rez-de-chaussée au lieu de monter chaque jour ces marches en râlant m’échappait encore. Il les empruntait deux fois par jour. Matin et soir. Dans un sens, puis dans l’autre. Comme moi, Jean arrivait le matin avec son lunch du midi. Si, pour une raison ou une autre, il avait oublié quelque chose chez lui, il me demandait de monter le chercher, prétextant même parfois, dans des excès de zèle pas piqués des vers, qu’il était débordé et ne pouvait mettre son boulot de côté.

Après une première visite de courtoisie dans les premiers temps de notre, hem, relation, je m’étais promi de ne jamais y remettre les pieds. Odeur de mauvaise bouffe, odeurs de mauvais gros et bordel dense dû à un ramassage intensif de cossins divers au fil des ans (cossins sélectionnés non pour leur beauté ou leur allure insolite ou unique, mais bien pour leur faculté de pouvoir, peut-être un jour, servir à quelque chose. Ce que j’ai pu monter en chercher, des cossins. Et quand je redescendait, vingt minutes plus tard après l’avoir enduré à me crier «Tchecke dans’ boîte en bois à côté du frigidaire! Tchecke su’a dernière tablette dans le garde-robe à l’entrée! En d’sous d’la pile d’Acoustic Guitar dans’ l’salon!», il ne pouvait faire autrement que de me vanter les vertus de sa manie en me mettant au défi d’y trouver quelque chose à redire). Bien sûr, ma promesse faite à moi-même n’avait pas tenu le coup.


Faire monter les marches à un gros infirme n’est en aucun cas une tâche pour une jeune femme, aussi forte soit-elle, et un jeune homme en manque d’un bras. «Crisse Jean, dis-je, coincé quelque part entre son dos et son cul, aide-toé donc…
⎯ Tabarnak Hostie, j’fais c’que je peux, là. Arrange-toé pas que j’me laisse tomber par en arrière…
⎯ Les gars, merde, voulez-vous ben… Vas-y doucement, Jean…
⎯ Je l’sais ben, mais moé les béquilles, là…
⎯ Ben lâche-les, d’abord!
⎯ T’es-tu folle, câlisse!»

Un coup à l’étage, on plaça Jean dans son Lay-Z-Boy avec à proximité tout ce dont il pourrait avoir besoin dans les prochaines heures. «J’vas revenir plus tard, voir si tout est correct. On va mettre une pancarte dans’ porte pour dire que la boutique va être fermée une coup’ de jours.
⎯ Ouin mais là…
⎯ Mais là quoi?
⎯ Ben… Manu pourrait…
⎯ Manu, on s’entend-tu qu’y se mérite au moins un deux semaines de congé?
⎯ Eeehh…
⎯ Payé!
⎯ …Pis une augmentation aussi, mettons…
⎯ Ben là, faudrait pas charrier… Y m’a quand même décrissé un genou…
⎯ TU LUI A TIRÉ DESSUS AVEC UN GUN, MAUDIT CAVE!!! RIEN QUE POUR ÇA, ÇA MÉRITERAIT AU MINIMUM QUE TU LUI TORCHES LE CUL POUR LE RESTANT DE SES JOURS!!!!
⎯ Ben là, chu pas sûr que ça me tenterait, moi là…
⎯ MANU, CRISSE!!!»

Je savais bien qu’elle n’était pas choquée pour vrai.



«Shiiit, c’est ben beau chez vous… T’habites pas toute seule ici?
⎯ Eeehh, non, on est deux.
⎯ Cool. T’habites avec qui?
⎯ Veux–tu quelque chose à manger? Une soupe à l’oignon, ça te dit? C’est ma spécialité…»

Je m’étais approché du réfrigérateur et inspectais les nombreuses photos qui y étaient collées. Sandra y était toujours magnifique et sur la plupart d’entre elles, elle y figurait accompagnée d’une autre femme, toujours la même, visiblement plus vieille, décidément moins jolie. «C’est ta grande sœur?»

Je me retournai vers elle qui me souriait avec un air embarassé. «J’ai juste des frères, tu te rappelles?
⎯ Fuck, c’est ben que trop vrai… Fait que?
⎯ Fait que quoi?
⎯ Ben, c’est qui elle? Vous avez l’air de faire plein des choses ensemble.
⎯ Elle habite ici.
⎯ Ah bon, c’est ta coloc!
⎯ Eeehh, non…
⎯ Ben là, niaise-moi donc…
⎯ C’est ma blonde, Manu. J’aime les filles.
⎯ Bon, tu vois, c’pas compliqué. Tu… ah… ah ouin? T’es sérieuse?
⎯ Ben oui! Pourquoi je te niaiserais?
⎯ Tu me niaisais pas d’abord quand tu…?
⎯ Quand je quoi?
⎯ Ben quand tu… non non, laisse faire, c’est moi qui doit flipper, là… S’cuse-moi, chu maladroit.
⎯ Quand je quoi, Manu? Quand j’avais l’air de te cruiser? C’est ça?
⎯ Ben non… Je l’sais pas là… Pas me cruiser… Ben oui un peu… Mais finalement c’tait non, j’imagine…
⎯ Pas au sens où tu l’entends, non. Mais tsé, un peu quand même.
⎯ Un peu que tu me cruisais?
⎯ Oui.
⎯ Mais t’aimes les filles. Je cruise pas les gars moi.
⎯ Mais t’es ben nono, Manu Camacho! Voyons-donc! Je te faisais des beaux yeux, c’est vrai, parce que t’es quand même joli, pour un gars. Pis que t’es charmant. Pis que c’était trop drôle de te voir aller…
⎯ Ah come on! Tu me feras pas c’te coup-là!
⎯ Relaxe, Manu, me dit-elle en s’approchant. Elle avait maintenant les bras passés autour de mon cou, son front contre le mien. Moi, ce que je retiens, c’est qu’on s’est bien entendu tout de suite, qu’on a pas eu à se casser la tête, pas eu à se poser de questions. Fait que, so what que tu sois un garçon?»

Ses lèvres contre les miennes m’ont empêché de répondre quoi que ce soit.

Et c’était beaucoup mieux comme ça.