mardi 5 janvier 2010

Le jour des poubelles, chapitre 15


Quand j’ouvris les yeux ⎯ dix ans plus tard, sembla-t-il ⎯ une forme humaine se penchait vers moi. Tiens, j’avais envie de l’embrasser, cette forme. Des caresses sur ma joue, des baisers sur mon front, une voix paniquée. On dira ce qu’on voudra, j’étais plutôt bien. «Manu!!! Manu!!! T’es correct? T’es-tu correct? Ooohh mon dieu, maudite conne! Crisse de conne sale!!!!»
J’ai entendu le robinet couler à grande eau. Puis la sensation de froid qui envahissait mon épaule brûlante était, me semblait-il à ce moment, la meilleure chose qui ait pu m’arriver depuis longtemps. J’y revenais, à ma vie, j’étais maintenant en mesure de reconnaître Sandra à genoux à mes côtés qui serrait mon épaule avec un linge mouillé, les yeux remplis de larmes. J’ai souri. « Hey, salut, j’ai dit.
⎯ Manu…
⎯ C’est moi, ça. Me semble. Toi… c’est quoi ton petit nom?»

Elle a ri en reniflant. Elle a essuyé ses yeux avec sa manche, puis rappliqué une pression sur mon épaule. «Eeehh, c’est cool que tu sois là… T’as-tu une cigarette?»

On a fumé, assis dans le cadre de porte de la salle de bain. Je revenais lentement, quittant à regret une douce euphorie que je ne comprenais absolument pas. Je tremblais, j’avais chaud, j’avais froid et fumer de la gauche ne m’aidait en rien. Sandra s’est levée pour aller voir Jean qui avait des spasmes et des grognements. Il n’avait pas bougé pour autant. «Gros con.» lui dit-elle en prenant son pouls. Elle essaya de le tourner de côté, après avoir constaté une flaque de sang au niveau de sa tête, mais se ravisa devant l’ampleur du projet. Elle mouilla un nouveau linge et le déposa sous sa tête, après s’être assurée qu’il n’était qu’ébranlé. Puis elle se leva et lui fourra son pied au cul en le traitant de con et de gros à nouveau. Ça m’a fait rire. Lui, il a grogné. «Je vais essayer de me lever, dis-je en mettant une main à terre.
⎯ Attention! Fais-pas ça. Reste assis encore, pis mets pas tes mains à terre, y’a de la vitre partout.»

Je me suis retourné, non sans mal, pour constater que le miroir n’était plus au mur, mais bien tout éclaté par-terre. Un trou venait briser la pureté du blanc sur lequel il était accroché depuis des années. J’essayais de remettre les évènements en place, mais j’avais beaucoup de difficulté. Sandra m’a aidé avec tout ça.


Elle était, disait-elle, sortie sur la galerie pour étendre son linge et, suite à une habitude qu’elle avait prise depuis quelques temps, avait jeté un œil vers l’atelier. Elle a vite compris que quelque chose ne tournait pas rond en aperçevant Jean pointer sur moi un pistolet. On ne peut blâmer personne pour une telle déduction. Elle s’était approchée en restant sur ses gardes. Maintenant assez proche, elle a pu m’entendre demander à Jean de poser son arme. Devant son refus, elle s’était penchée pour ramasser par-terre une pierre de la grosseur d’une balle de baseball. Pierre qu’elle a aussitôt lancée au travers de la fenêtre ouverte et qui a terminé son périple sur le côté droit de la tête de Jean.

Elle se leva pour aller ramasser ladite pierre qui reposait aux côtés de Jean, toute aussi inactive que lui. Elle revint à moi et me la mit dans les mains. «Pis là le coup de feu est parti drette en même temps que la roche le frappait.» Elle éclata en sanglots. «C’est correct, Sandra, t’as fait ce qu’y fallait.
⎯ CRISSE MANU!!! J’AURAIS PU TE TUER, COMPRENDS-TU ÇA? J’AURAIS PU TE TUER!!!!»

Elle s’effondra en petite boule sur le sol. Sa vulnérabilité éclatait au grand jour après peut-être des mois, voire des années de tête haute, d’épaules droites et de claques dans le dos.

Je dis «vulnérabilité», mais clairement que nous faisions face à une situation où tous les excès émotifs étaient permis. Mes propres émotions étaient encore trop vagues pour pour prendre place. Aucun doute que ça viendrait plus tard. Je me résolus à profiter de ma vacance émotive pour consoler Sandra. Je tentai de me lever, mis la main dans la vitre, criai, perdis l’équilibre et m’accrochai l’épaule dans le cadre de porte. Criai à nouveau.

Dire que j’avais le cul bordé de nouilles n’était qu’un forfait de base et là, je ne parle même pas de l’opportunité de me faire soigner par Sandra. La balle avait effleuré mon bras à la base de l’épaule. Si une seconde de différence avait été en jeu et que l’idée de me protéger de quelque manière que ce soit m’eut passée par la tête, peut-être Sandra autait-elle accompagné Jean à mes funérailles. L’os ne semblait même pas être touché, constatais-je en bougeant mon bras. Plus de peur que de mal.

Merde, j’étais rendu Clint Eastwood, ou quoi?

Je parvins à me rendre jusqu’à Sandra, à deux pas de moi. Je lui passai un bras autour du cou, me ravisai puis utilisai le gauche. «Conne, conne, conne… c’qu’y m’a pris encore de faire ça? Crisse!
⎯ Sandra… Tu pouvais pas savoir, là…
⎯ Pas savoir? PAS SAVOIR? Voyons-donc, toé, un gars te pointe un gun dessus, je pense à quoi, encore? Qu’il est pas chargé pis qu’y te niaise, come on!
⎯ Eeehh…
⎯ C’est ben clair que de pitcher une roche à un gars qui a un doigt sur une gachette, les chances sont bonnes qu’y ait une balle qui parte… MAIS C’EST QUOI C’THOSTIE D’IDÉE DE POINTER UN GUN CHARGÉ SUR MON MANU, HAN, GROS CRISSE DE GROS CAVE!!!»

Son Manu?

Oh yeah.

Mais je revins vite de mes rêveries alors que j’entendis Sandra ⎯ maintenant dégagée de mon étreinte pour une nouvelle distribution de coups de pieds ⎯ tomber par-terre dans un cri de surprise. Revenu à lui, Jean était parvenu à attraper son pied dans la motion et la mordait maintenant ce qui, à mon avis, était un peu excessif.

Je m’approchai d’eux dans un but qu’on devinera facilement mais je me ravisai vite après quelques vaines tentatives. Jean était fort comme un bœuf, comme un ours, comme un homme de 300 livres en état de légitime défense. Je retournai à mon point d’origine et ramassai la pierre que Sandra m’avait amenée plus tôt. Je n’ai pas réfléchi à mon acte et je ne pensais toujours à rien alors que, de ma main gauche et maladroite, je m’affairais à broyer son genou. Un de ces deux genoux remplis d’eau qui lui donnaient tant de misère aux changements de saison.

Il eût vite fait de la relâcher avec un cri qui me laissa pantois. Sandra profita de sa chance pour se relever et saisir le pistolet qui gisait par-terre. J’étais à peine debout que Jean mangeait la crosse en plein gueule. Décidément, c’était pas journée, à mon gros patron.


Je devais fumer une huitième cigarette sur la galerie quand Sandra arriva derrière moi et me mit une main sur l’épaule ⎯ la bonne. «Je vais avoir besoin de toi, mon beau. Dans la mesure du possible.»

Après être traversée chez elle pour rapporter des béquilles et une trousse de premiers soins, elle avait désinfecté ma blessure et passé mon bras dans une écharpe faite à partir d’un t-shirt Fender en vente du côté boutique qu’elle avait ramassé puis déchiré en lanières. Jean avait rouspété, mais un seul regard de la belle rousse était parvenu à le faire taire. Puis elle avait lavé et désinfecté Jean, pour ensuite lui bloquer la jambe entre deux planches que j’étais allé chercher au sous-sol. Un nouveau t-shirt pour les tenir en place.


Là où elle avait besoin de mon aide, dans la mesure du possible, c’était pour monter Jean à son appartement, à l’étage. La raison pour laquelle Jean n’avait toujours pas acheté le bloc d’à côté afin de pouvoir habiter un rez-de-chaussée au lieu de monter chaque jour ces marches en râlant m’échappait encore. Il les empruntait deux fois par jour. Matin et soir. Dans un sens, puis dans l’autre. Comme moi, Jean arrivait le matin avec son lunch du midi. Si, pour une raison ou une autre, il avait oublié quelque chose chez lui, il me demandait de monter le chercher, prétextant même parfois, dans des excès de zèle pas piqués des vers, qu’il était débordé et ne pouvait mettre son boulot de côté.

Après une première visite de courtoisie dans les premiers temps de notre, hem, relation, je m’étais promi de ne jamais y remettre les pieds. Odeur de mauvaise bouffe, odeurs de mauvais gros et bordel dense dû à un ramassage intensif de cossins divers au fil des ans (cossins sélectionnés non pour leur beauté ou leur allure insolite ou unique, mais bien pour leur faculté de pouvoir, peut-être un jour, servir à quelque chose. Ce que j’ai pu monter en chercher, des cossins. Et quand je redescendait, vingt minutes plus tard après l’avoir enduré à me crier «Tchecke dans’ boîte en bois à côté du frigidaire! Tchecke su’a dernière tablette dans le garde-robe à l’entrée! En d’sous d’la pile d’Acoustic Guitar dans’ l’salon!», il ne pouvait faire autrement que de me vanter les vertus de sa manie en me mettant au défi d’y trouver quelque chose à redire). Bien sûr, ma promesse faite à moi-même n’avait pas tenu le coup.


Faire monter les marches à un gros infirme n’est en aucun cas une tâche pour une jeune femme, aussi forte soit-elle, et un jeune homme en manque d’un bras. «Crisse Jean, dis-je, coincé quelque part entre son dos et son cul, aide-toé donc…
⎯ Tabarnak Hostie, j’fais c’que je peux, là. Arrange-toé pas que j’me laisse tomber par en arrière…
⎯ Les gars, merde, voulez-vous ben… Vas-y doucement, Jean…
⎯ Je l’sais ben, mais moé les béquilles, là…
⎯ Ben lâche-les, d’abord!
⎯ T’es-tu folle, câlisse!»

Un coup à l’étage, on plaça Jean dans son Lay-Z-Boy avec à proximité tout ce dont il pourrait avoir besoin dans les prochaines heures. «J’vas revenir plus tard, voir si tout est correct. On va mettre une pancarte dans’ porte pour dire que la boutique va être fermée une coup’ de jours.
⎯ Ouin mais là…
⎯ Mais là quoi?
⎯ Ben… Manu pourrait…
⎯ Manu, on s’entend-tu qu’y se mérite au moins un deux semaines de congé?
⎯ Eeehh…
⎯ Payé!
⎯ …Pis une augmentation aussi, mettons…
⎯ Ben là, faudrait pas charrier… Y m’a quand même décrissé un genou…
⎯ TU LUI A TIRÉ DESSUS AVEC UN GUN, MAUDIT CAVE!!! RIEN QUE POUR ÇA, ÇA MÉRITERAIT AU MINIMUM QUE TU LUI TORCHES LE CUL POUR LE RESTANT DE SES JOURS!!!!
⎯ Ben là, chu pas sûr que ça me tenterait, moi là…
⎯ MANU, CRISSE!!!»

Je savais bien qu’elle n’était pas choquée pour vrai.



«Shiiit, c’est ben beau chez vous… T’habites pas toute seule ici?
⎯ Eeehh, non, on est deux.
⎯ Cool. T’habites avec qui?
⎯ Veux–tu quelque chose à manger? Une soupe à l’oignon, ça te dit? C’est ma spécialité…»

Je m’étais approché du réfrigérateur et inspectais les nombreuses photos qui y étaient collées. Sandra y était toujours magnifique et sur la plupart d’entre elles, elle y figurait accompagnée d’une autre femme, toujours la même, visiblement plus vieille, décidément moins jolie. «C’est ta grande sœur?»

Je me retournai vers elle qui me souriait avec un air embarassé. «J’ai juste des frères, tu te rappelles?
⎯ Fuck, c’est ben que trop vrai… Fait que?
⎯ Fait que quoi?
⎯ Ben, c’est qui elle? Vous avez l’air de faire plein des choses ensemble.
⎯ Elle habite ici.
⎯ Ah bon, c’est ta coloc!
⎯ Eeehh, non…
⎯ Ben là, niaise-moi donc…
⎯ C’est ma blonde, Manu. J’aime les filles.
⎯ Bon, tu vois, c’pas compliqué. Tu… ah… ah ouin? T’es sérieuse?
⎯ Ben oui! Pourquoi je te niaiserais?
⎯ Tu me niaisais pas d’abord quand tu…?
⎯ Quand je quoi?
⎯ Ben quand tu… non non, laisse faire, c’est moi qui doit flipper, là… S’cuse-moi, chu maladroit.
⎯ Quand je quoi, Manu? Quand j’avais l’air de te cruiser? C’est ça?
⎯ Ben non… Je l’sais pas là… Pas me cruiser… Ben oui un peu… Mais finalement c’tait non, j’imagine…
⎯ Pas au sens où tu l’entends, non. Mais tsé, un peu quand même.
⎯ Un peu que tu me cruisais?
⎯ Oui.
⎯ Mais t’aimes les filles. Je cruise pas les gars moi.
⎯ Mais t’es ben nono, Manu Camacho! Voyons-donc! Je te faisais des beaux yeux, c’est vrai, parce que t’es quand même joli, pour un gars. Pis que t’es charmant. Pis que c’était trop drôle de te voir aller…
⎯ Ah come on! Tu me feras pas c’te coup-là!
⎯ Relaxe, Manu, me dit-elle en s’approchant. Elle avait maintenant les bras passés autour de mon cou, son front contre le mien. Moi, ce que je retiens, c’est qu’on s’est bien entendu tout de suite, qu’on a pas eu à se casser la tête, pas eu à se poser de questions. Fait que, so what que tu sois un garçon?»

Ses lèvres contre les miennes m’ont empêché de répondre quoi que ce soit.

Et c’était beaucoup mieux comme ça.

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