samedi 23 janvier 2010

Le jour des poubelles, chapitre 16


Heureusement, j’étais capable de poser les mains sur mon guidon malgré la blessure. J’y allais doucement. Après avoir passé la nuit et une partie de la journée chez Sandra, j’étais monté chez nous, histoire de me changer. Oui, j’avais passé la nuit avec Sandra. Dans le lit conjugal. On a dormi collés, c’est tout. Au départ, j’avais un peu peur d’avoir à gérer une érection pas possible, mais finalement, on était ailleurs. Il faut dire aussi que je me suis endormi assez vite. Ses bras et ses caresses m’ont mené jusqu’au lendemain en fin d’avant midi, dans un seul souffle.

J’avais essayé de soutirer à Sandra des informations à propos de son couple. Je n’en ai eu que très peu. Sa blonde était un medecin de l’hôpital, une femme de douze ans son aînée qui travaillait beaucoup trop et qui laissait Sandra vaquer à ses activités. Je devinai que la lune de miel était terminée et que leur relation tenait davantage aux petites habitudes qu’à une réelle passion. Enfoui comme un bébé dans ses bras de cannelle, je n’avais pas cherché à investiguer davantage. Peu m’importait, en fait. Je m’en foutais, de sa blonde.

Et voilà que je descendais la ville à vélo, souriant, ébahi, excité un lendemain de fusillade à bout portant. Sandra m’avait assuré qu’elle s’occuperait de Jean. Qu’il valait mieux garder cet incident à l’interne, qu’elle avait les compétences et tout ce qu’il fallait pour le remettre sur pieds. Et elle me jura qu’à chaque petite attitude qu’il lui ferait, elle lui rappèlerait son geste et la pléiade de conséquences qu’il impliquait. Pour ma part, je reviendrais bien à l’atelier un jour. Un jour.
Mais pour l’instant, je devais voir Lou.


Je barrai mon vélo en jetant un œil à la porte ouverte de la morgue, qui donnait sur sa porte d’entrée. Une voiture à l’insigne du coroner y était garée. C’est sans aucun succès que je tentai d’apercevoir quelque chose d’intéressant. La rue cumulait les éléments déprimants avec, outre l’hôpital et la morgue, un centre de repos pour cancéreux un peu plus bas, un HLM désaffecté en briques grises et, bien sûr, les nombreux habitants du quartier, putes, travestis, alcooliques, junkies, malfrats de bas étage et autres personnages désolants.

Lorsque je me retournai pour insérer la clé dans la serrure, je sursautai en voyant au travers de la fenêtre celle que j’imaginais être la voisine d’en haut, accroupie dans l’escalier à frotter des taches, par terre et sur les murs. Elle fut aussi surprise que moi et ne fit d’aucune façon l’effort d’étirer le bras afin de me débarrer la porte. J’ouvris en me faisant tout petit et refermai derrière moi. Sans arrêter de frotter, elle fit mine de se tasser pour me laisser de l’espace, mais son geste n’améliora en rien la situation. Je crus percevoir ses yeux rougis, mais je ne savais à quelle cause les attribuer. Nous étions tous deux de profil à tenter d’être aussi loin que possible l’un de l’autre dans l’entrée exigüe. L’habituelle odeur de litière qu’ils imposaient à cet espace commun était masquée par celle du nettoyant. J’agrippai la rampe de ma bonne main afin de me donner un élan pour monter les marches à la presse. Ayant visiblement perdu en ce point son attache au mur, la rampe suivit mon mouvement nerveux et je perdis l’équilibre avec une grâce douteuse pour m’affaler sur la voisine, toujours accroupie. À mon avis, elle cria un peu trop fort pour la force du coup qu’elle venait de recevoir. Hey, ça me faisait mal à moi aussi. Elle se releva en vitesse et alla se plaquer contre la porte, haletante. Elle ne sembla pas remarquer qu’elle saignait du nez. Nous nous observâmes un moment qui sembla durer une éternité, sans rien dire, puis je repris le chemin des marches en courant, faisant claquer à nouveau la rampe contre le mur.
Quand j’arrivai à l’étage en posant la main sur la poignée pour débarrer, j’entendis la serrure se défaire et la porte s’ouvrit aussitôt, me révélant Annabelle, la colocataire de Lou, au bord des larmes. Je fermai derrière moi, elle vint dans mes bras puis éclata en sanglots. Nous restâmes ainsi un moment, puis elle se défit de mon étreinte sans rien dire. Ses grands yeux brillants étaient tout humides, et malgré ses efforts pour les essuyer avec soin, son maquillage s’était étendu et lui dessinait des cernes inégaux. Elle passa une main à ma gauche pour barrer la porte et s’arrêta net en me voyant.
«Lou est pas arrivée encore, me dit-elle.
⎯ Pas grave, dis-je en déposant mon sac.
⎯ Coudonc, kess-qui t’es arrivé?
⎯ Ah, ça… Rien, chu tombé en bécyk hier. Pas grand chose… C’est quoi qui se passe? C’est votre voisine, la folle qui est en bas?
⎯ Ben c’est ça, l’affaire. On a eu une grosse nuit, Manu. Une maudite grosse nuit j’te jure. »
Elle prononça cette dernière phrase dans un rire paniqué.
« Lou aurait aimé ça que tu sois là, je pense. On essayé plein de fois de t’appeler, mais ça répondait pas.»
Annabelle était maintenant assise dans le divan et se mordait un doigt.
« Anna, merde, c’est quoi qui s’est passé?»

Elle insérait nerveusement une Peter Jackson entre ses lèvres et m’en offrit une, que je refusai d’un geste. Je fouillai dans mon sac à la recherche de mes Benson. Je m’assis dans le fauteuil en angle et allumai ma cigarette. Je regardai Annabelle avec toute mon attention. C’était une fille émotive, attentionnée et particulièrement maternelle pour son jeune âge. Je l’avais vue pleurer à maintes reprises, parfois pour des bricoles, parfois pour des évènements heureux, mais je ne l’avais jamais vue paniquée à ce point.
«Ça a commencé hier soir, un peu après dix heures. Lou pis moi on était assises à la table à jaser. Pis ça brassait pas mal en haut. Peut-être un peu plus que d’habitude. Mais bon, ça brasse pas mal tout le temps, tu le sais, un peu à n’importe quelle heure, pis on sait jamais ce qu’y bricolent, pis on s’est tout le temps dit qu’on achetait la paix en fermant les yeux sur ce qu’y pouvait se passer au-dessus, même si on a eu dix mille occasions d’appeler la police, on le fait pas. Tsé?»
J’acquiesçai. Elle continua.
«On vous laisse faire vos cochonneries, qu’on se dit, on chiale pas quand vous gossez avec une drille à minuit et demi, on va jamais cogner à votre porte, on endure le va-et-vient dans l’escalier, le monde qui se trompe de sonnette pis qui sonne chez nous à la place, pis on dit rien quand vous mettez full de vidanges bizarres à la rue, mais un moment donné, y’a des hosties de limites, tsé?»
Tout ça, je le savais déjà. On apprenait à vivre avec le bruit, et mis à part quelques désagréments, on oubliait qu’il y avait un couple de criminels potentiels qui vivait au-dessus.
«Mais là, hier soir, y’ont dépassé les bornes. Ça avait pas de bon sens, Manu, j’te jure. Ça s’est mis à brasser sérieusement avec j’imagine un genre de client ou je sais pas trop c’est quoi le rapport du monde qui montent là, pis y’a eu une eeeeesti d’engueulade, Manu, on était de même les deux à la table.»
Elle me mima un air terrifié.
«Je sais pas trop c’est quoi qu’y gueulaient, on entendait juste des affaires comme «mon tabarnak» pis plein d’autres sacres pis on les entendait se rentrer dans le mur. Ça rentrait fort en maudit, j’te jure. Y se sont bûché dessus comme ça, je sais pas, trois-quatre minutes, pis là j’imagine que la fille est intervenue, parce que là on a entendu crier «ben voyons donc, crisse de folle!» pis on a entendu débouler les marches. Ben, pas vraiment déboulé, mais il les a descendues vite en maudit j’te jure, ça résonnait tellement quand il est passé vis-à-vis notre porte que ça brassait dans l’appart, y’a même la petite lampe dans le salon qui a sacré le camp.
⎯ C’est pas comme si elle tenait solide, la petite lampe, dis-je en expirant un nuage de fumée.»
Elle me lança un regard qui voulait dire Quand même. Elle continua.
«À ce moment-là, j’avais déjà appelé la police, fuck off que j’me suis dit, un moment donné ça fera. Ben sais-tu quoi? La police est JA-MAIS venue. Jamais. Ça vaut la peine en maudit, heille.
⎯ Peut-être que tes voisins bénéficient d’une amnistie policière.
⎯ Oh non, j’te jure que quand on entend ou qu’on voit une police dans la rue, ça se met à brasser pas mal fort en haut. Ça range des affaires.
⎯ Y’ont pas un enfant, eux-autres, en plus?
⎯ Ben oui! Y’ont un ado super vedge d’à peu près quatorze, quinze ans.
⎯ Pauvre gars, merde.
⎯ Tu dis! Mais je sais pas si y’était là hier soir, par exemple.
⎯ Avec un peu de chance, c’est une famille reconstituée, pis y’était peut-être chez son père ou sa mère.
⎯ Ou ben y’était enfermé dans sa chambre avec des écouteurs pis la musique dans le tapis…
⎯ Pis après?»
Elle leva et alla jusqu’à son réfrigérateur. Elle revint avec une bière, l’ouvrit et la posa devant moi. Maternelle, que je disais.
«Finis ton histoire, Anna.»
Elle soupira en jouant avec le bouchon de la bière. «C’est où que j’étais rendue, déjà?
⎯ La lampe du salon.
⎯ Ah oui! Y’a eu un dix, quinze minutes de tranquille. Lou pis moi on s’est rassises à la table de la cuisine pis on a dû fumer huit cigarettes chaque, on était sur les nerfs, ça avait pas d’allure. Pis là, on a fait le saut en maudit quand la sonnette a sonné. Pour moi le gars en bas y’a appuyé sur les deux sonnettes en même temps, parce que ça s’est remis à brasser en haut. Le gars en bas devait donner des coups de pieds dans la porte, ça cognait super fort pis y criait «Enwèye, descend, tabarnak! Descend en bas si t’es game!» pis la porte en haut a claqué pis on a entendu le gars descendre les marches en courant.»
Elle s’alluma une nouvelle cigarette.
«Quand y’est arrivé en bas, y’avait trop de bruits pour distinguer quoi que ce soit. J’ai le feeling que le gars était allé chercher ses chums. À ce moment-là, tout résonnait dans l’appart, on les entendait se rentrer dans le mur de la cage d’escalier, on entendait des coups de poing, vraiment fort. J’avais jamais entendu ça. je pensais pas que ça pouvait sonner si fort, des coups de poing.»
Moi non plus. Et t’as jamais entendu des coups de pied dans le flanc, pensais-je.
«J’ai aucune idée du temps que ça a pu durer. Mais ça a fini par finir. Y s’étaient calmés en haut, Lou s’est roulé un gros joint pis elle l’a fumé avant d’aller se coucher. J’ai pris une coup’ de poffes, pour me calmer, mais ça a juste fait que j’ai eu vraiment de la misère à m’endormir, j’étais dans mon lit les yeux grand ouverts pis je pensais à tout plein d’affaires en même temps. J’ai pas super bien dormi, pis Lou non plus. Mais là, à matin, Lou s’en allait à l’école pis elle est remontée à la course en disant que c’était le bordel dans l’entrée, que la rampe était arrachée pis qu’y avait du sang partout. Elle est repartie vite parce qu’elle s’était levée en retard pis qu’elle avait un cours important. Moi j’avais pas envie de voir ça, tu sais comment je suis…Fait que je me suis dit non non, là, c’est pas vrai, là, je veux ben fermer les yeux pour une coup’ d’affaires, mais là c’est trop. En plus que je voulais me faire livrer un grosse maudite épicerie, aurais-tu vu ça, toi, le livreur qui débarque dans l’entrée pleine de sang partout? Il appellerait-tu pas la police, tu penses? Moi je voulais pas voir ça, fait que j’ai pris le balai pis j’ai cogné sur le plafond comme une démone. La bonne femme en haut a fini par sortir en criant «Quessé qu’y a?» Là j’ai dit Madame ⎯ je suis restée polie, je suis pas montée, je suis restée dans la porte pis j’ai dit Madame, je pense qu’y faudrait que vous veniez nettoyer la cage d’escalier. À m’a répondu «Ben là, j’ai passé l’aspirateur v’là deux semaines, c’est à votre tour de le faire!» pis là j’ai dit Oh non madame, je pense qu’on se comprend mal, vous devriez venir voir par vous même. Heille, quand même. Fait que la bonne femme est descendue, moi je suis restée dans la porte, pis elle avait une drôle de face quand elle est passée devant moi. On aurait dit qu’à venait de comprendre. Elle est descendue pis là, j’ai pas pu m’empêcher, j’ai jeté un coup d’œil. Y’en avait partout, Manu. J’avais jamais vu autant de sang de ma vie.»
⎯ Fait que quoi, ça fait-tu huit heures qu’elle nettoie ou ben elle vient juste de commencer?
⎯ Ça fait à peu près une heure seulement.
⎯ Tranquille, la voisine…
⎯ Mets-en. Je suis pas sortie de la journée juste parce que je voulais pas passer là.
⎯ T’aurais pu passer par en arrière.
⎯ On l’a pas, la clé pour en arrière.
⎯ C’est les grosses conditions de vie, ça…
⎯ Mettons qu’une chance que ça coûte pas cher.»

Nous sommes restés silencieux durant quelques minutes, puis Anna vint s’asseoir à mes côtés, avec la ferme intention de se lover dans mes bras. Je l’accueillis aussitôt, et elle éclata à nouveau en sanglots.
«T’en fais pas, Manu, je pleure mes restes. Ça sera pas long.
⎯ Prend le temps qu’y faut chère, j’ai rien d’autre à faire à soir.»
Elle releva la tête en riant, malgré les larmes.
«À part manger le souper que Lou va te préparer…
⎯ Ta gueule, poupée.»
Sur quoi Lou arriva en claquant la porte. Elle me regarda aussitôt comme si elle voulait me régler mon compte. C’était sa façon, lorsqu’elle était hautement contrariée.
«J’espère que t’as des plans, Camacho, parce que moi je reste pas icitte à soir certain.
⎯ C’est tout prévu, beauté.
⎯ Viens t’en. Moi chus prête.»
Elle restait sur le pas de la porte.
«Anna, ça te dérange pas trop?
⎯ Non, je comprends ça. Moi je vais aller coucher chez ma cousine, je pense. C’est-tu fini, en bas?
⎯ NON, CÂLISSE!»
Toute la rage de Lou était canalisée dans ces deux mots.
«Je veux pas passer par là, dit Annabelle.
⎯ Je voudrais ben te dire que ça sera pas long, mais tsé… Enwèye, Camacho, embraye.»
Je posai un baiser sur la tête d’Annabelle et retirai mon bras. Je pris mon sac, enfilai mes souliers.
«C’est bon.
⎯ Ok.»
Elle ouvrit la porte et me laissa passer en premier. Au bas de l’escalier, elle accrocha par exprès la voisine à la tête avec son sac. Puis elle cracha par-terre.
«C’est encore sale, conasse.»
Puis elle claqua la porte.






photo:Catherine Métivier.

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