mercredi 24 février 2010

Le jour des poubelles, chapitre 17



Habituellement, Lou me parlait, assise sur le siège et la face au vent. J’avais beau lui dire qu’étant concentré à conduire le vélo et supporter un corps en plus du mien, je ne pouvais m’appliquer à la conversation qu’un minimum. D’autant plus que le vent avalait plus souvent qu’autrement les mots que Lou me destinait. Mais elle n’en avait rien à faire, elle me parlait quand même et n’attendait pas nécessairement de réponse. La connaissant, peut-être ne s’adressait-elle pas toujours à moi.
Quoiqu’il en soit, nous roulions en silence, Lou gonflée à bloc et moi qui travaillait fort à nous bâtir un horaire de soirée. Autant adorait-elle prendre les commandes, organiser des fêtes, faire à souper, recevoir avec tout l’art que ça pouvait impliquer, Lou parfois lâchait prise, me tombait dans les bras comme une chiffe molle, le revers de la main contre le front et se laissait gâter. «À soir, disait-elle dans ces cas-là, je décide rien, c’est toi qui fait toutte, je prends aucune décision.»

Ces situations étaient délicates. Je restais avec le sentiment que cette fois où je prenais le contrôle de la soirée devait égaler toutes celles où Lou s’était occupé de moi. Fondamentalement, je sais très bien qu’un repas au stand à hot-dog suivi de quelques bières dans le parc l’aurait comblée. Mais c’était plus fort que moi, il devait y avoir quelque chose de spécial, sinon je la décevrais.

Nous roulions et je n’avais toujours aucune idée de notre destination. Lou me le demanda, mais je mis sur la faute du vent le fait de ne pas l’entendre. Puis, d’une de ces manœuvres qui firent ma renommée sur deux roues, je nous arrêtai avec précision devant un restaurant indien, tout juste vis-à-vis une marche où Lou pût descendre du vélo sans que je n’aie à l’incliner. «Ohhh, fit-elle, de l’indien. Un bon poulet au beurre…Bonne idée, Manu, bonne idée.»
Je pris tout le crédit.

«Tu sais ce que tu prends?» demandais-je à Lou qui ne prit même pas la peine d’ouvrir le menu.
«Poulet au beurre, je l’ai dit tantôt. Je prends toujours ça, c’t’un grand classique. Si y’est pas bon, c’est un mauvais restaurant, point final.»
«Bon,» dis-je en parcourant le menu qui ne me disait absolument rien. Les mots se présentaient à moi comme des lettres placées au hasard sur un chevalet de scrabble. J’étais sérieusement à la recherche d’un mot qui m’évoquerait quelque chose. Je tombai sur le mot Vindaloo, qui me rappela la chanson du même titre, un morceau de surf effréné par les Pussywillows que j’avais sur une compilation obscure à la maison. Je l’aimais bien, ce morceau. Je venais de me trouver un plat. «J’vas prendre ça, dis-je à Lou. Commande pour moi, j’vas aller nous chercher de la bière au dépanneur.»

J’en trouvai un deux coins de rue plus loin. Je pris néanmoins mon temps, histoire de penser un peu. Penser à cette histoire de fous avec les voisins de Lou. Puis penser à Sandra, à sa peau blanche et ses courts cheveux roux, à sa nuque effilée que j’avais caressée une bonne partie de la nuit. Je pensais aussi à ma côte en constatant que je venais de soupirer et que ça m’avait à peine fait mal. Ça s’en venait. L’épaule, c’était un autre cas.. Puis je pensai à Paré. Quel con. Sale agace, en fait. Débarquer comme ça dans ma vie et tout chambouler en quelques jours, pour ensuite disparaître, comme il était venu. À l’instar de ses collègues du bar, je ne me m’en faisais pas pour lui pour autant. Je le trouvais con, c’est tout.

Et qu’est-ce qu’on buvait, avec de l’indien? Je risquai ma question à l’homme derrière le comptoir qui, s’il n’était pas indien, l’était en tout cas beaucoup plus que moi. «Héhéhé… Beaucoup d’eau, mon ami, beaucoup d’eau.»
Je souris à sa remarque et ramassai quatre canettes de Guinness.

Je stoppai net à la sortie devant un poteau de téléphone où était posée une affiche photocopiée sur laquelle je reconnus clairement le Doc Chassé. Le Medecine Show Blues Combo était l’un des quelques projets musicaux du Doc et celui-ci était composé uniquement de personnel de l’hôpital St-Luc. Deux médecins et deux infirmiers, Doc m’en avait parlé il y a un bout de temps déjà et voilà qu’il était en spectacle au Barfly ce soir même. J’aurais vraiment l’air d’avoir planifié cette soirée au quart de tour.




Le bar était petit et emboucané et Lou décompressait comme elle l’avait désiré. Elle avait déjà fumé deux cigarettes quand nos premières consommations arrivèrent. Lou connaissait déjà le Doc, pour l’avoir croisé à quelques reprises dans les soupers de famille. Même qu’elle le trouvait très beau. Quoique Doc était toujours plutôt timide, je crois bien que c’était réciproque. ‘en étais à gérer ma digestion lorsqu’il sortit de l’arrière scène et nous aperçut. Il leva la main et afficha un sourire surpris qui s’effaça aussitôt qu’il se mit à avancer vers nous.

Doc serra timidement la main de Lou en premier. «Manu, dit-il, je suis content de te voir. Il fallait que je te parle.
⎯ Tu peux t’asseoir, Doc.»
Il acquiesça et tira la chaise. « C’est ton père, Manu. Il va pas bien du tout.
⎯ Mon père? Qu’est-ce qu’y a?
⎯ Le cœur, encore.
⎯ Shit…» Je sentis la main de Lou sur la mienne. « C’est grave? Depuis quand?
⎯ Ben, tu sais, c’est pas le genre de choses qu’on prend à la légère, surtout dans des cas récurrents, comme Augusto. C’est arrivé hier.
⎯ Pis vous m’avez pas appelé?
⎯ Tu connais ton père, Manu. Ta mère est avec lui, mais il lui a formellement interdit d’énerver qui que ce soit avec ça. Il préfère passer au travers comme un homme, puis en rire après coup, autour d’une bouteille.
⎯ Mais là…
⎯ Mais là il est pas fort. Il s’est effondré chez lui puis il s’est retenu à la bibliothèque, qui l’a suivi dans sa chute. Dans sa malchance, il est chanceux d’être tombé après un affaiblissement. S’il avait eu le réflexe de se raidir en tombant, il aurait pu se fracturer quelque chose. Sans compter que si ta mère n’avait pas été proche, il aurait pu rester pris là. Elle a dit qu’il s’en est fallu de peu pour qu’un bibelot l’assomme, tu sais le gros bibelot affreux des chutes Niagara qu’ils avaient rapporté de leur lune de miel?»
Cette monstruosité à laquelle ils tenaient tant avait failli coûter la vie à mon père. Ce symbole quétaine de leur amour que ma mère époussetait chaque semaine, de peur que la poussière n’atténue sa laideur. Toutes ces fois où nous l’avions caché jusqu’à ce que mon père nous pète une de ces crises.
« Fait que là, y se passe quoi?
⎯ Là, il dort, il se repose. Demain il passe des tests. Il faut éclaircir son sang, pour activer la circulation, pis aller fouiller autour du cœur s’il y aurait pas des vices cachés.
⎯ Si vous vous mettez à essayer de trouver des vices à mon père, vous allez être servis…» Doc ricana sobrement et reprit. « Ça me tue parce que j’ai trop de cas importants présentement pour suivre sa situation comme je le voudrais. J’aimerais que ce soit moi qui m’en occupe, mais tu sais, je suis pas cardiologue. Mais c’est un ami à moi, le docteur Roberge, qui s’en occupe. Il est bien fiable, et il s’y attarde un peu plus, à ma demande.
⎯ Merci Doc, c’est gentil de faire ça. C’est un des gars de ton band, Roberge?
⎯ Oh, non. S’il fallait que Roberge se mette à jouer de la musique… Parlant de mon band, va falloir que j’y aille, Manu.» Il sortit de sa poche un crayon et m’écrivit le numéro de chambre de mon père sur une serviette de table. « Tiens, dit-il, je pense pas que tu puisse aller le voir tout de suite, par exemple, mais je te tiendrai au courant. T’as-tu une demande spéciale?
⎯ Eeeh… guérir mon père?
⎯ Pour le show, je veux dire… Une toune que tu voudrais entendre.
⎯ Je sais pas, là… Stones in my Passway, mettons.
⎯ Hmmm, ça fait longtemps, mais ça devrait être bon. De toute façon, ça se ressemble tout’, ces chansons-là…»

Ce vain effort du Doc pour alléger l’atmosphère s’adressait peut-être moins à moi qu’à lui, qui devait maintenant monter sur scène et se donner en spectacle. D’autant plus qu’il était le leader du groupe et se tapait par conséquent l’animation. Connaissant le Doc, ce n’était là rien qui pouvait l’enthousiasmer.

Lou était impuissante et caressait tantôt ma main, tantôt ma nuque, seul système de communication possible devant une situation qui lui échappait. Je lui étais reconnaissant de ces attentions, mais elles eurent vite fait de m’irriter et je secouai vivement la tête en laissant tomber un «lâche-moé» plus agressif que je ne l’aurais voulu au départ. J’entendis Lou soupirer et un lourd silence prit place dans le trou que je venais de creuser entre nous.

Je me déteste quand je me fais ce coup-là, mais c’est plus fort que moi. De me savoir dans le tort et d’enfoncer le clou plutôt que de dire un mot ou deux qui viendraient rétablir l’équilibre. Rien d’autre à faire que de laisser passer le mal et attendre d’en rire, plus tard, autour d’une bouteille. Voire si je voulais lui faire du mal, à Lou. Et voilà que je prenais un vilain plaisir à être absolument désagréable. Moi qui avait comme mission de lui changer les idées. Vu d’un certain angle, j’avais réussi.



Ma demande spéciale débutait quand Lou prit son paquet de cigarettes et se leva de table sans dire un mot. Le regard que Doc me lança, alors que Lou franchissait la porte, me traitait d’imbécile à peu de choses près. Je pris une dernière gorgée de bière et me levai. Je ne me retournai pas vers Doc et souris en l’entendant se tromper de paroles.

Elle fumait une cigarette, appuyée sur mon vélo. Déjà un bon signe. Vraiment fâchée, elle aurait marché jusque chez elle. « C’est ben parce que je sais pas on est où Camacho que je suis pas partie à pied. T’es chanceux, ça te donne une chance de te rattraper.»
Je m’allumai une cigarette et m’approchai. J’étais encore incapable de m’excuser. Si je n’avais pas été d’un naturel posé, il aurait été si facile d’en remettre et d’empirer les choses, mais j’arrivai à prendre sur moi et demander pardon à Lou. Tout ce qu’elle désirait.
« C’est ben parce que j’aime ton père pis que la situation est grave, Camacho. Si ça avait été pour une insignifiance, je t’en aurais fait baver tu sauras.»
Je la pris par la taille et lui demandai ce que je pourrais faire pour avoir sa clémence.
« Un déjeuner demain matin. Pis tu me paies la brosse à soir.»
Ça me semblait raisonnable.



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