vendredi 5 mars 2010

Le jour des poubelles, chapitre 18


« J’aurais aimé ça être drummer dans ces années-là.
⎯ De quoi tu parles?
⎯ Mi-soixante à début soixante-dix. Vois-tu, c’est qu’à ce temps-là, y’avait encore aucun drummer qui avait grandi avec le métal. Ils ont probablement tous écouté du jazz pour apprendre. Maintenant c’est autre chose, les jeunes batteurs commencent tous en trippant sur Metallica ou je sais pas quoi encore, ce qui fait qu’ils ont en eux, même s’ils ont changé, même s’ils sont passé à autre chose, ils ont tous en eux un fond de jeu de batterie massif, pesant. En ce temps-là, ça existait pas encore, le drum pesant. Ils étaient purs, ce qui fait que leur jeu a jamais été pollué par des niaiseries de double base-drum ou de jeu musclé. Ils ont grandi en subtilité, en douceur et en musicalité. Pis l’influence d’énergie brute, ça leur venait des drummers de Big-Bands. C’t’une autre affaire.»
Pour preuve, je pointai le système de son, où j’avais inséré un cd de Al Green, un classique de nos fins de soirée, à Lou et moi. « Sauf que t’es pas un drummer.
⎯ Non. Pantoute.
⎯ Pis que t’es pas né au bon moment.
⎯ Non plus.
⎯ Fait que?
⎯ Je vais me contenter d’écouter les disques, je pense. Qu’est-ce que je peux faire d’autre?
⎯ Je sais pas. Danser, ça pourrait être une idée.»
Sur quoi elle se leva pour se déhancher tranquille devant moi. J’appréciai un temps le spectacle de son petit cul, de ses hanches dont elle avait la parfaite maîtrise, je la laissai me provoquer, en douceur.
Quand je me levai, ce fut pour aller chercher deux nouvelles bières. Je revins au salon, déposai les bouteilles et me sentis agrippé par la ceinture. Nous dansâmes une moitié de chanson, avant de tomber sur le divan et d’y faire l’amour saouls. Et tristes.

Nous fumions une cigarette, nus sur le plancher du salon quand des pas se firent entendre dans l’escalier. « Merde, Carlos qui rentre. Habille-toi, c’est clair qu’il va regarder par la fenêtre si y’a vu de la lumière.»
Lou ramassa son linge en vitesse et partit en courant vers ma chambre en émettant des petits cris nerveux. J’enfilai mes jeans, poussai mes caleçons et ceux de Lou sous le divan et allumai la télévision. Je ne pouvais me permettre de lui faire le coup de fermer la lumière et prétendre que j’étais couché. Carlos, en plus de remarquer ce genre de choses, était du genre à vous le ramener et vous traiter de femmelette pendant deux semaines.
On cogna timidement à la porte. J’allai répondre avec nonchalance.


****


Lou avait proposé d’oublier les mauvaises nouvelles dans le scotch. J’avais protesté un temps avant de flancher. Cette soirée allait me coûter une jambe, mais c’était probablement la chose à faire pour ne pas développer de cancer.
Nous avions écouté le spectacle religieusement. Lou était très impressionnée qu’un médecin puisse être aussi bon musicien. «T’as du talent ou t’en as pas, lui avais-je répondu.
⎯ Mais quand t’es médecin, t’as crissement autre chose à faire que de gratouiller sur une guitare en attendant de devenir bon.
⎯ Je comprends. Il a arrêté longtemps la musique, aussi. Le temps d’avoir ses enfants. Quand ils sont partis de la maison, il s’est remis à pratiquer, pis depuis ce temps-là, il est plus arrêtable. Sous certains points, c’est encore un adolescent, carrément.
⎯ Il est pas mal beau, en tout cas.
⎯ Toi pis tes trips de vieux…
⎯ Écoute-moi bien, Camacho. Il est beau. Il est médecin. C’est un musicien de goût. Il est plein aux as, pis il a encore un cœur d’enfant. Je vois vraiiiiiment pas il est où le problème. Toi t’es juste beau, pis à peine musicien… Sans compter qu’il doit être plus en forme que toi. »
Qu’est-ce que je pouvais répondre à ça? Je l’avais laissée savourer sa petite victoire et commandai deux autres scotchs.
Le retour à vélo avait été pénible. D’abord, j’avais considérablement perdu en vitesse, sans compter que Lou s’amusait à me pincer les mamelons sans avertir. Puis elle parlait. Des mots qui s’envolaient au vent dont je ne saisissais que vaguement la musique.
Ce qui m’avait lentement ramené à mon père, mais l’ivresse gardait mes idées floues. La plus grande partie de ma concentration allait dans la gestion de mon guidon et de mes mamelons.


****


« Salut, Man.
⎯ Hein? Kessé qui t’es arrivé, merde? T’étais où?
⎯ Bah, icitte pis là, là. Ailleurs.
⎯ Mais tu pues, câlisse… Pis… man, c’est du sang, ça?
⎯ Ouin, c’est ça, je me disais, ta chum Lou, me semble qu’elle est pas pire, pour désinfecter… Mais je me rappelle pus c’est où qu’elle habite…
⎯ Salut Paré.»
Lou se tenait quelques mètres derrière moi, accotée au mur, parfaitement habillée. Nous avons jonglé un instant avec les émotions, nous demandant si on ne le prenait pas dans nos bras ou si nous ne lui flanquions pas une raclée. Mais il sentait trop mauvais pour les rapprochements et la raclée, bien, quelqu’un d’autre semblait s’en être déjà occupé.

Alors que Paré était dans la douche, Lou et moi nous regardions sans savoir quoi dire. Le mieux à faire était d’attendre qu’il soit propre. Un minimum.


Ils s’étaient mis à trois pour le passer à tabac. À trois, avec des accessoires. Solide, Paré avait tenu un certain temps, mais aussitôt par-terre, il avait perdu le contrôle. Coups de pied, de poing et une chaîne autour du cou, assez longtemps pour virer au mauve, alors qu’on lui foutait des baffes en l’enjoignant de se mêler de ses affaires, de respecter les territoires et de rester low-profile pour le restant de ses jours. S’ils entendaient parler de lui à nouveau, il y aurait des supérieurs immédiats qui seraient mis au courant. Et à ce moment-là, on ne saurait dire s’il pourrait bénéficier à nouveau de la délicatesse d’un simple avertissement.

Même s’il avait sauté lui-même à pieds joints dans ce bourbier, j’avais du mal à ne pas ressentir une certaine culpabilité. Voilà près de deux mois – deux mois où j’avais complètement perdu sa trace – que Paré, affublé de son costume d’itinérant, arpentait les environs du supermarché où il avait été victime du coup monté de la vieille. Paré ⎯ étant ce qu’il est ⎯ s’était rapidement fait une place parmi les autres bums du quartier. Si, au départ, il s’était tenu dans les environs de la porte d’entrée de l’épicerie, la main ou un chapeau tendus pour passer au crible chacun des clients qui sortait les mains pleines, il avait rapidement étendu son périmètre. Il avait vite assimilé le concept de hiérarchie de la rue et cédait poliment la place aux autres. Mais peu à peu, il se mit à établir des liens avec ses nouveaux collègues. Somme toute sympathiques, m’avait-il confié. Des durs en façade, mais tendres à l’intérieur, un peu comme lui, avait-il blagué. «Sauf que moi, sérieux, je pense que j’avais l’air un peu plus bad qu’eux-autres. Avec la barbe pis toute.»

Quoi qu’il en soit, il s’était vite fait une place et n’avait eu à en venir aux poings qu’une seule fois pour se faire respecter. Il avait choisi le bon, un certain Bernard et l’avait étendu sans trop de difficulté. Ensuite, on s’était mis à lui donner du «Salut Paré, belle journée» et même malgré ses horaires irréguliers, sa place devant l’épicerie était assurée et il était certain de pouvoir trouver le banc de ville vide, s’il désirait s’y asseoir.

Mais Paré était bon avec les gars. Il fit de Bernard son bras droit et saisit rapidement l’occasion de faire gagner à son équipe un peu d’argent de poche. Il était resté surpris la première fois qu’un des gars lui apporta une cote sur les revenus de sa quête, chose qu’il refusa par réflexe. Le mot se passa que Paré ne taxait pas et c’est à ce moment qu’il leur avait proposé un travail. Il était pas mal, finalement, le nouveau.

Dans une suite de raisonnements qu’il avait crus aussi pratiques qu’intelligents, Paré avait flairé l’appât du gain et avait proposé à ses cinq soldats un pourcentage sur les ventes de chaque nouveau client trouvé. Il n’avait eu qu’à booster légèrement ses prix déjà bas pour quand même arriver un peu au-dessous du prix habituel de la rue. Le mot se passa et les junkies du coin devinrent de plus en plus nombreux à faire un détour par l’épicerie, voir si Paré y était, dans lesquels cas il les entraînait au parc à côté, à la limite du terrain de balle, histoire de prendre distance avec le Dunkin’ Donuts situé en biais de l’épicerie.

Il avait vite arrêté de faire semblant de quêter, préférant laisser cette tâche ingrate à ses hommes. Il était même retourné deux fois chez P-O, en lui cachant la réelle manière qu’il écoulait son stock.

Puis vint l’inévitable. Malgré les consignes de confidentialité que Paré avait imposées, la nouvelle fit son chemin et c’est derrière l’épicerie, tard un soir de semaine, qu’il se fit prendre au piège par les dealers locaux. «Kess-tu veux, m’avait-il dit en étirant le foulard qu’il portait pour cacher les marques de chaîne, j’ai un peu couru après. Mais je me suis fait du cash, pareil.
⎯ Pis la vieille?
⎯ La vieille?
⎯ Ben oui, la vieille que tu traquais, la raison première que tu t’es lancé là-dedans.
⎯ Ah, la vieille. Il se grattait à la base de l’oreille. Je sais pas. Je l’ai pas vue.»

Lou s’impatientait devant Paré qui bougeait sans cesse en racontant son histoire, buvait sa bière et en reversait à cause de sa lèvre fendue. « Mais c’est quoi, Paré, cette idée de sacrer le camp de même sans donner de nouvelles à personne? On t’a cherché, tu sais?»
Paré jongla du regard entre nous deux avant de baisser les yeux. « C’est à cause de ma blonde…»
Lou et moi nous sommes regardés, interloqués. « Ta blonde? Voyons-donc, t’as une blonde?
⎯ J’avais une blonde.
⎯ Depuis combien de temps?
⎯ Trois, quatre ans, je sais pas.
⎯ T’en as jamais parlé…
⎯ Tu m’as jamais demandé.»

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