dimanche 21 mars 2010

Le Jour des poubelles, chapitre 20


Paré gardait le joint beaucoup trop longtemps, mais je préférais éviter de lui dire de se presser. Il était particulièrement émotif et pour rien au monde ni Lou ni moi ne voulions bousculer son état d’esprit. Nous regardions le soleil prendre son envol, appuyés au pare-choc de la voiture. Lou avait fait à Paré quelques caresses réconfortantes dans le dos, puis il l’avait prise dans ses bras, l’avait enlacée avec fermeté, assez fort et longtemps pour qu’elle en vienne à rouvrir les yeux et me faire des signes afin que j’intervienne.
Bien sûr, je n’en fis rien.

Il avait fini par s’ouvrir, à propos de ses histoires de couple. En fait, ça allait beaucoup plus loin que le couple. Leur union était déjà fébrile, tenait avec de la broche, comme il disait. C’était un autre de ces couples qui restaient ensemble à défaut de se remettre en question. Ils continuaient bon an mal an, faisant leur activités chacun de leur côté, baisant une ou deux fois par mois et se présentant aux fêtes de famille comme un couple fort et uni qui avait déjà son avenir tout dessiné. Seulement, il n’avait pas cru bon l’avertir quand il avait perdu son emploi à la poste. «Quoi? J’ai dit. T’as perdu ta job?
⎯ Ouin.
⎯ Depuis quand?
⎯ Un peu avant qu’on se voie la première fois, là…
⎯ T’es en train de me dire que du temps qu’on s’est connu, t’as jamais été facteur?
⎯ Pas vraiment, non. Un peu.
⎯ Kess-tu veux dire par là?
⎯ Ben… que je continuais ma run pareil. Mais tsé, juste les clients payants.» Petit sourire d’innocent.
Je m’étais éloigné de la voiture, pour éviter de faire du mal à qui que ce soit. C’était un mensonge futile que Paré m’avait servi, mais un mensonge quand même. Qui sait combien de surprises il nous réservait encore? Je m’en voulais soudainement d’être parti sur un coup de tête avec cet imbécile, en plus d’avoir embarqué ma meilleure amie dans l’histoire. Meilleure amie qui, soit dit en passant, jetait beaucoup plus son dévolu sur le menteur que sur moi.
Puis j’avais arrêté de bouder pour entendre le reste de l’histoire. Paré avait fait croire à sa blonde qu’il travaillait toujours et se faisait de l’argent avec ses ventes de coke. Argent qu’il réinvestissait aussitôt dans sa business avec la folle idée que tout allait comme sur des roulettes, qu’il parvenait à berner tout le monde et qu’il se remettrait inévitablement sur pieds sous peu. Mais son jeu avait vite été déjoué et sa blonde s’était rendue compte que Paré n’avait plus un sous en poche. Et elle l’avait jeté à la rue. Tout simplement. « Mais je pense que je suis pas fait pour vivre dans’rue.
⎯ Paré, y’a personne qui est fait pour vivre dans la rue.»
Clairement que Lou se découvrait une vocation d’aide sociale.
«Fait que là, Paré, théoriquement, t’habites où?
⎯ Bah, dans mon char, pas mal…
⎯ Elle a pas sacré tes affaires dehors?
⎯ Ça doit pas. Je suis passé devant l’appart à tous les jours pis toute avait l’air ben beau. Mais tsé, justement, à c’te sujet là…»
Je sortis mon paquet pour m’allumer une cigarette. Mon instinct me dictait de me garder les mains occupées pour les prochaines minutes. J’allumai et me rendis compte que j’avais entre les lèvres un de mes nombreux joints pré-roulé. Ce n’était pas plus mal. Je redonnai mon attention à Paré. «… je me demandais… si je pouvais crécher chez vous pour un p’tit boutte…»
Je soupirai un coup et m’appuyai contre la voiture. Je levai les yeux vers les chutes, le soleil était maintenant en plein service. La place commençait à se remplir. J’essayais fort de trouver une approche diplomate pour refuser la demande de Paré, mais j’étais loin d’avoir les idées claires. «Ben là, je sais pas… t’as pas d’autres options plus cool? Tsé, c’pas ben grand, chez nous…
⎯ Tous mes autres amis ont des blondes pis toutte. Ça me tente pas trop de me taper ça. Je me ferais tout petit…»
Je lui lançai un regard l’enjoignant de ne pas se payer ma gueule. C’est le moment que Lou choisit pour nous faire part d’une idée d’enfer. « Mais vous avez pas un petit appart au sous-sol chez vous, juste à côté de ton atelier?»
Les yeux de Paré s’éclaircirent tandis que les miens transperçaient Lou. «Il est pas habitable. On a pas fini de le rénover. Pis on est pas à la veille de le finir.
⎯ Mais ça me dérange pas, dit Paré. Je peux m’arranger avec pas grand chose, tu sais…»
Je passai le joint en cherchant à faire dévier la conversation. J’étais pris dans un cul-de-sac. «Je suis pas le seul à devoir donner mon approbation là-dessus, vous le savez bien.
⎯ Mais c’est déjà une partie du chemin de fait, me dit Lou.
⎯ Je pourrais vous aider à le rénover.
⎯ Pis c’est pas comme si ça vous privait d’une rentrée d’argent. La place sert pas de toute façon.»
Je venais de perdre l’exclusivité de ma meilleure amie.


Je me dirigeai vers les chutes après avoir récupéré le joint. Je donnai un coup de pied en direction d’une corneille qui restait là devant moi à m’observer et faillis perdre pied. Je me rattrapai comme je pus et me rapprochai de la balustrade.
Qu’est-ce que je pouvais bien faire avec ça? Somme toute, Paré n’était encore qu’un inconnu. Un pauvre type qui débarque dans ma vie, d’une très charmante façon, il n’y a pas à dire, qui conte deux-trois blagues en faisant quelques stepettes le temps de se faire aimer, puis qui disparaît sans un mot, en plus d’avoir menti. Et maintenant, je serais un salaud de ne pas l’héberger. Malgré tout, l’idée m’était venue presqu’aussitôt de lui confier le contrat de rénovation du bachelor, s’il voulait l’habiter. Dans les deux dernières années, mon père, mes frères et moi avions systématiquement rénové chacun de nos trois appartements, si bien que nous avions préféré baisser les bras une fois rendus au sous-sol. Eddie s’y était mis tout seul alors que Carlos et moi avions refusé, n’y voyant aucune presse. Et voilà qu’un frisson me reprenait en pensant à mon père.

Je jetai le mégot dans le gouffre alors que des touristes me regardaient d’un œil accusateur. Je retournai vers la voiture qui, les portes grandes ouvertes pour l’aération, avait l’air d’un immense oiseau prêt à se jeter sur moi. « Pis? me demanda Lou.
⎯ Ben là, je vous ai dit que j’étais pas tout seul là-dedans.
⎯ Fait que c’est oui?
⎯ Hey! J’ai pas dit ça!
⎯ Tu sais ben que ça les dérangera pas…
⎯ On fait quoi, là? J’ai faim.
⎯ Mets-en, dit Paré. Faut luncher au plus crisse.
⎯ On mange, pis on sacre notre camp. On a vu ce qu’on avait à voir.»






«Man, j’ai tellement faim, je pense que je me taperais deux trios Mcmuffin, dit Paré, dans la file du service à l’auto du Tim Horton’s.
⎯ Ah oui, je me prend ça moi aussi.
⎯ Gang de cochons dit Lou. Juste un pour moi, ça va faire l’affaire.
⎯ Heille, mais ça me tente pas de commander en anglais, par exemple.
⎯ Ben là, Paré, y’a rien là. Cinq trios Mcmuffin, mais en anglais. Facile.
⎯ Je le sais que c’est facile, ça me le tente juste pas, que j’ai dit.
⎯ Ben tu vas le faire pareil, coudonc. Avance-toi, c’est à nous-autres.
⎯ Heille, fit Lou, mais les Mcmuffins, c’est au McDonald’s, pas au Tim Horton’s…
⎯ Ahhhhh fuck! Comment ça s’appelle icitte? Y’en a-tu?
⎯ Hi, welcome to Tim Horton’s. May I take your order?»

Pris de court, Paré serrait le volant à deux mains, et regardait devant lui les yeux grands ouverts dans un air de panique. « Excuse-me? Hello? May I take your order?
⎯ Eehhhh…
⎯ Hello? Your order please?
⎯ Euh… Dozen of Donuts, please.
⎯ Wich kind?
⎯ Oh! Eeeeeh, hmmmm, eehhh, …chocolate…
⎯ All chocolate????
⎯ Yes, hall chocolate.»

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