mardi 25 août 2009

Le jour des poubelles, chapitre 4


Je travaille pour Jean Lemieux, un luthier - le mot est gros, disons plutôt un technicien en réparation - spécialiste en guitares et autres instruments de la même famille, mais trop orgueilleux pour référer, disons, un violoniste à la bonne personne, par pur bon sens. Ça nous a valu quelques plaintes, ces histoires, mais Jean est du genre plutôt intimidant et il finit souvent par avoir gain de cause, même s’il n’a aucun argument.

Nous oeuvrons tous deux dans un petit atelier exigü rempli de machines, à peine le double de la pièce où l’on reçoit les clients. Je ne suis pas claustrophobe ou rien du genre, mais précisons que mes journées, je les passe entassé dans l’atelier avec un patron criant d’obésité, raciste, intolérant, bavard et ex-militaire par-dessus le marché. Alors que nous nous appliquons à un travail délicat et minutieux, Jean me balance ses fadaises sur les sujets du jour. Un genre de Gilles Proulx qui n’aurait jamais fait le tour du monde. Je suis passé maître dans l’art du «hu-hum» et du «ah ouin» à force de l’entendre parler des maudits arabes, des sales Pakis, des nègres et de leur crisse de Hip-Hop, des punks qui quêtent tout le temps du change ou des étudiants fatigants qui savent juste faire la grève.

Et quand il ne parle pas, il respire fort.

Si je n’ai que peu d’opinions ou de causes dignes d’implication, c’est peut-être en partie la faute à mon patron. Ses prises de position et ses préjugés sont si extrêmes, tellement vulgaires et non fondés qu’on croirait à la blague. Il est préférable de l’ignorer. Mes moments de grâce, je les trouve dans mes trop nombreuses pauses cigarette, ou bien après le dîner alors qu’avachi dans son énorme fauteuil thérapeutique, il se tape un petit somme pour digérer son repas.

J’aime tout de la guitare. J’aime en entendre, j’aime en jouer, j’aime en voir et plus que tout, j’aime m’en occuper. Des ajustements de base aux tâches plus complexes, recoller un manche, changer les frettes, l’électronique, refaire la finition, n’importe quoi, je m’en occupe. Vous pourrez échapper votre Guild 1963 en bas des escaliers ⎯ ça me briserait le cœur, bien entendu ⎯ mais je serais ravi au plus haut point de m’en occuper.
Seulement, je ne peux pas. Du moins, pas dans le cadre de mon travail. Certaines tâches exigent un technicien certifié et Jean refuse de faire mes évaluations officielles nécessaire, les reporte à chaque fois, prétextant qu’on a trop de retard sur les réparations. Il a une chienne pas possible de se faire surpasser, de ne plus être le meilleur dans ce petit monde où il s’est couronné roi. Plutôt qu’être fier, il serait défait de voir que j’arrive autant que lui à faire un travail de précision. Pas qu’il soit mauvais, au contraire, Jean travaille comme un moine et se complaît dans l’infiniment petit. Alors, même si je suis loin d’être mauvais aussi, je m’occupe à réparer les marques mineures, les Seagull, les Kramer, les Takamine de bas étage alors que Jean prend les gros dossiers, les guitares de collection ou les instruments que certains artistes connus viennent nous confier. Et on prend inévitablement du retard sur les dits gros dossiers et Jean fait tout lui-même avec détail et attention, «pour garder la bonne réputation», clâme-t-il.

Un jour, j’aurai mon propre atelier. «Camacho guitare shop», ou quelque chose de plus original que je trouverai bien en temps et lieu.



Dans la vie normale, ç’aurait été un matin comme les autres. Je me serais levé à une heure raisonnable, j’aurais parti le café, pris une douche, allumé la radio. Je me serais habillé en écoutant les informations et j’aurais bu trop de café en lisant mon livre et en fumant une cigarette, assis à la table de la cuisine. J’aurais ensuite déjeuné deux rôties en vitesse, debout au comptoir, après m’être rendu compte que temps avait filé plus vite que prévu. J’aurais mis mes verres de contact sans les rincer. J’aurais enfilé mon casque et mes gants pour enfourcher mon vélo et me rendre à l’atelier dans un temps qui tournait généralement autour des dix minutes, en tenant compte du trafic dense du matin. Et en revenant, le soir, j’aurais fait comme à l’habitude un léger détour vers le Lézard, où je m’arrête certains soirs de semaine pour lire mon livre en buvant une ou deux bières, dépendant du livre.

Mais ce matin-là relevait plus ou moins de cette vie dite normale. J’eus toutes les difficultés du monde à me sortir du lit. D’abord à cause de la cuite monumentale que nous nous étions tapée la veille, Lou, Paré et moi, comme pour fêter notre nouvelle amitié et mon passage à tabac. Mais un simple mal de tête, aussi vicieux soit-il, aurait été comme une récompense, s’il n’y avait eu que ça. Aussitôt les yeux ouverts, la vive douleur à mes côtes me revint, ne laissant même aucune chance de laisser croire, ne serait-ce qu’un instant, qu’elle était partie. Sans compter que j’avais finalement flanché et fumé quelques cigarettes malgré la douleur que ça impliquait et voilà que je toussais ce matin et que chaque coup me cognait à la tête et m’étirait les côtes.

Dans une série de mouvements d’une lenteur inouïe, je m’étais mis au lit la veille en grimaçant, me trouvant ridicule et pépère. Et voilà qu’au matin, je me devais d’opérer cette même routine en sens contraire. Me retrouver debout à côté de mon lit serait ma première réussite de la journée. Vaste programme.

Une fois douché – mon sang se glaça alors que je faillis glisser en sortant du bain – je fis passer avec un grand verre d’eau une poignée d’aspirines. Je constatai avec écoeurement que le pansement que Lou m’avait fait occupait une bonne partie de mon front. Je l’avais complètement oublié. Son état était plus qu’instable, si bien que je le retirai. La blessure avait séché et des morceaux de tissu y étaient restés imprégnés. Sous mon œil droit, une ecchymose avait fait son nid durant la nuit. Je me rappelai vaguement les moqueries des deux autres alors qu’au cours de la soirée, mon oeil avait commencé à enfler. Mais ce matin, l’enflure rapetissait mon œil et rejoignait mon nez. Je palpai du bout du doigt. Merde. Je versai une rasade de Cheminaud dans chacune de mes tasses de café et à la place de la cigarette, je roulai un joint. Tant qu’à faire. C’est pas tous les jours qu’on peut se réveiller aussi amoché. Aussi bien en profiter.
Et peu m’importait, parce que ce matin, je n’étais pas dans la vie normale.
Juste un peu à côté.

Mes lunettes de soleil cachaient le bleu en bonne partie. Par réflexe, j’allais prendre mon casque quand je me rappelai mon vélo tout tordu que Paré avait descendu pour moi à la cave. Je me résignai à appeler un taxi.

J’allais monter dans la voiture quand arriva juste derrière une Jetta grise clinquante et décousue qui se plaça avec fracas – comme à la télé dans une série policière – de biais devant le taxi. Paré ouvrit la porte passager ⎯ car la fenêtre ne baissait plus ⎯ envoya la main au taxi et me cria «Tu vas-tu tripper là tu seul encore longtemps? Enwèye, monte!»

Paré m’offrit l’un des deux cafés qu’il était arrêté prendre près de chez lui au coin de la rue. Il conduisait d’une seule main et de l’autre tenait son verre de carton. De temps à autre, ses cuisses montaient pour contrôler le volant alors que, de sa main devenue libre, il pigeait dans un sac de Cheetos qu’il gardait ouvert près du bras de vitesse. Après s’en être balancé une poignée en bouche, il me tendit le sac sous le nez, par pure bonté. Je refusai avec un dégoût que je ne pus cacher qu’en partie. «Je me suis dit qu’avec pus de bécyk, t’aurais besoin d’un lift…
- T’es à l’affût, mon homme… C’est fin. Mais, euh, tu travailles pas aujourd’hui?
- Non, chu off.
- Pis ça te tentait pas de rester couché?
- La question, c’est pas que ça me tente ou non, dit-il en sirotant une gorgée tout en prenant un virage. Je sais pas comment ça se fait, mais je suis toujours debout avant huit heures. Ça peut-être pratique des fois, mais sinon, ça me fait des maudites longues journées, je me couche jamais avant deux heures, les soirs tranquilles.
- Mais hier, t’as ben dû te coucher pas trop tard, on était saoûls raide à huit heures du soir.
- Bah, chu allé prendre une bière au Verre Bouteille après. J’ai vu des chums. J’en ai fait rire une coup’ avec ton histoire, mon gars. On a fini ça assez tard.
-Pis à matin, t’es là.
- Top-shape.
- T’as dormi combien d’heures, pour le fun?»
Son éclat de rire me fît sursauter. Ma côte.

Tout au long de la soirée, Paré s’était occupé de l’aspect divertisement. Lou et moi n’avions fait qu’écouter et être crampés. Je constatai bien malgré moi que fou rire et côte fêlée ne faisaient pas bon ménage. À plusieurs reprise, j’avais dû changer de pièce, aller faire un tour, oublier les conneries de Paré et me calmer avec de grandes respirations.

Un vrai livre ouvert, qu’il était. Peut-être qu’il n’avait pas eu un auditoire vierge de ses histoires depuis longtemps. Je m’imaginai facilement ses amis de longue date entendre encore et encore les mêmes conneries. Mais pour nous, c’était du nouveau et Paré avait saisi l’occasion au vol.

Il cumulait les petits emplois, sans vraiment se donner de direction officielle de carrière. Facteur à temps partiel, enseignant occasionnel au secondaire pour des remplacements, assitant-technicien sur des plateaux de tournage, il butinait d’un emploi à l’autre comme ça se présentait ou comme ça lui tentait.
Paré continuait son histoire éparpillée en reprenant où ça lui chantait, bien souvent sans aucune mise en contexte. L’hiver, il jouait au hockey, l’été, il faisait du kayak, même qu’il avait passé près de faire de la compétition. Il était né à Saint-Eustache, était encore en relation avec ses amis d’enfance, avait vendu de l’acide au secondaire, ses parents étaient séparés mais en bon terme, il avait deux plus jeunes frères jumeaux non-identiques et ils avaient la particularité de pouvoir réciter un texte très vite les trois en même temps, sans aucune bavure. Il nous racontait sa vie en fumant de nombreuses cigarettes, souvent en allumant une nouvelle sur celle qui terminait. Tantôt étendu de tout son long sur le divan, tantôt debout à mimer l’action de son histoire, Paré était lâché lousse.

«Tu conduis, là, mais tu sais-tu où on s’en va?
- Non, j’attends que tu me le dises.
- Pis en attendant, tu roules vers n’importe où…
- Tranquille.»

À bien y penser, je ne voyais pas pourquoi je m’étais ainsi pressé à me lever à la même heure qu’à l’habitude, comme si ça avait été une journée normale. D’un certain point, j’étais invalide, non? Je serais sans aucun doute une nuisance à l’atelier. Le joint du matin me tapait au fond de la tête mais minimisait néanmoins la douleur de ma côte. Je ne pouvais m’imaginer passer tout la journée au boulot alors que j’avais du mal à m’endurer. «Je suis pas si pressé que ça, en fait. Faudrait juste que je fasse un téléphone.» Paré s’arrêta aussitôt près d’une cabine, satisfait. «Ça adonne bien, j’ai des projets.»
Je m’extirpai comme je pus de la Jetta, entrai dans la cabine, glissai une pièce dans le téléphone et composai le numéro de l’atelier. J’en ressortis deux minutes plus tard avec une autorisation en bonne et due forme jusqu’à l’après-midi. Paré était content. «Ok. C’est quoi, tes projets?
- On va commencer par aller à l’épicerie.
- Quoi faire?
- On a toujours à faire à l’épicerie.»

Il s’engagea sur le chemin, et c’est après que nous ayons passé devant deux épiceries que je commençai à me poser des questions. «C’est où qu’on va, Paré?
- À l’épicerie, je te l’ai dit tantôt.
- Mais on vient d’en passer deux.
- Ah, s’cuse, j’ai pas pensé, on va à une épicerie en particulier.
- Veux-tu me lâcher avec ton mystère, crisse, c’est où qu’on va?»
Il leva un doigt et prononça, en italique avec un L majuscule: «À L’épicerie.
- Ah, come on, Paré, à matin, de même, là?
- Toutes les heures peuvent être bonnes. Faut varier. Pas se laisser deviner. Pis j’ai besoin de toi.
- Meeerde….
- On va juste aller voir, là….»




image: www.ravirajcoomar.com

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