vendredi 18 septembre 2009

Le jour des poubelles, chapitre 8


Quand je suis arrivé, Jean plaçait une commande d’accessoires dans le comptoir vitré et je n’étais encore qu’à quelques pas de l’entrée qu’il me fixait, bouche bée et sourcils arqués. Je regardai l’horloge Fender au mur, j’étais à l’heure, j’avais même le temps de me fumer une clope avant de commencer. C’est en plissant le front que je me rappelai mes blessures. J’étais plutôt engourdi.

«Coudonc, kessé que t’as eu dans face, maudit?»
Je n’avais aucune envie de lui faire part de mes aventures de la veille. Dans la mesure du possible, j’essayais d’éviter d’aborder avec lui ma vie personnelle. Évidemment, je m’échappais de temps en temps, mais en général, je restais assez strict. Et Jean, trop occupé par sa personne, ne devait même pas se rendre compte qu’il ne savait rien de moi. Je m’en acquittais à merveille.
«Je suis tombé en bike, hier. Je suis allé faire de la montagne pis…
⎯ Je me suis déjà fendu le front de même, tchecke, j’ai une cicatrice, une fois pendant un entraînement, le gars y’avait…»
Je m’allumai une cigarette.
«… heille, va fumer ça dehors!»
Pas plus compliqué.

Le sujet, aujourd’hui, c’était les Arabes. Encore. Un client était venu porter un oud en réparation. Un client Tunisien. Avec son ouverture légendaire, Jean avait tendance à tous les mettre dans le même bateau, n’hésitant pas à y aller d’expressions telles que «toutte c’te gang-là», ou encore «dans c’tes pays-là».
«J’te jure en tout cas que moi, y’avaient pas besoin de détourner des avions pis les faire rentrer dans des buildings pour que j’aie un problème avec eux-autres. J’les haïssait ben avant ça!»
Il rit. Il trouve ça drôle.
«Dans l’armée, y’avait un gars qui disait qu’une chance qu’y en a, des arabes, sinon qu’on aurait pas de job!» Il tenait l’oud dans ses mains et sur sa dernière réplique, il avait placé naturellement ses doigts sur le manche pour faire ce qui s’apparentait à un ré majeur. Je dus me retenir de rire à la vue de son visage surpris quand il plaqua nonchalamment l’accord. «Ça s’accorde pas pareil, c’t’instrument-là, Jean.»
«Bon voyons, crisse, je le sais ben. Rien qu’à entendre leur musique, eux-autres, on le sait ben que leurs guitares sont pas tunées pareil.»
Je sortis fumer.
«Tu te laveras les mains en rentrant. Ça sent la cigarette quand tu reviens de fumer.»
«Ça sent un peu plus que d’habitude, là, s’cuse, c’est des indiennes.
⎯ Hostie, les indiens, donnez-moi un gun quelqu’un…»

La cour, qui donnait sur la ruelle, aussi étroite soit-elle, me faisait une impression d’immensité à chaque fois que je m’y rendais. À cause de son effet salvateur, j’imagine. À tout coup, les efforts jardiniers de la voisine d’en face (d’en face en arrière, si ça se dit) ne manquaient pas de m’envoûter. La variété des couleurs et l’audace des agencements me touchaient d’une façon à laquelle j’ignorais être sensible. Le parfum des lilas parvenait jusqu’à notre atelier quand nous laissions la porte et les fenêtres ouvertes. Mais plus beau encore que les lilas et les agencements, c’était la voisine elle-même. Je ne la voyais pas souvent, une fois ou deux par semaine. Je n’avais pas encore établi de contact avec elle, mais au fond, ça m’importait peu. De la savoir dans la cour à s’occuper de ses plantes me suffisait largement. Quand je l’apercevais, par la fenêtre de l’atelier, ses courts cheveux roux s’agençant au décor peu importe la saison, c’était comme un cadeau et je sortais fumer, empressé et serein à la fois.

Elle est étrange, cette relation de voisins de ruelle. Toute cette intimité gratuite qui s’offre par en arrière au voyeur. Comme une jaquette d’hôpital. Et si on s’adonne à passer sur la rue voisine, on ne remarquera la façade de notre voisin de ruelle que si on y fait vraiment attention. Le voisin de ruelle, on ne le voit jamais partir travailler, déneiger sa voiture, recevoir de la visite, chercher son courrier. On ne sait de lui que ce qu’il n’affiche pas. La vie privée par en arrière.

Et si je devenais jardinier? Ça doit avoir quoi, six mois de chômage, un jardinier? J’avais mal à la tête et j’essayais tant bien que mal d’ignorer ce rêve de moi bloquant tous les coups de mon assaillant et me défaisant de lui en riant, le laissant croupir dans une flaque honteuse. À la limite, ça ne me servait à rien de me choquer. Me choquer contre quelqu’un que je ne reverrais jamais. J’aime mieux mettre mon énergie ailleurs. Et Dieu sait que cet atelier m’en demande, de l’énergie.


Quand un client entre dans la boutique, sa venue est marquée par le tintement de la cloche accrochée au cadre de la porte. Et elle continue à sonner sur un rallantendo étiré, même après que les procédures d’introduction soient terminées. Ce qui finit inévitablement par créer une situation où le client passe un commentaire sur la dite cloche. Tout le temps que j’ai pu mettre pour en venir à ignorer ce bruit, les clients me le balaient d’un seul coup avec leurs remarques. Mais c’est là un bien mince problème qui ne m’arrive qu’à moi. Jean parle beaucoup trop fort pour qu’on tienne compte de la cloche.
Quoi qu’il en soit, aussitôt que se fait entendre le bruit de la porte, Jean laisse tomber toute activité en cours pour jeter un coup d’œil non par le passage entre l’atelier et la boutique, mais plutôt par la vitre teintée qu’il a fait installer juste à côté de son poste de travail. Il n’a ainsi qu’un simple mouvement du cou à opérer. Simple, faut le dire vite. Même cette manœuvre parvient à le faire transpirer. Lorsque je lui ai demandé pourquoi il avait fait installer une vitre teintée, il m’a répondu, sur un air étrangement dramatique, qu’on n’était jamais trop prudent. Je préférais croire que ce n’était que pour combler ses instincts voyeurs, ou bien pour m’épier lorsque je servais des clients. Ses clients.

Après qu’il eut jeté son coup d’œil sur le nouvel arrivant, soit il se dirigeait vers la boutique tout de go, affichant cet air décontracté de gros, ou bien il affectait être particulièrement imprégné de son travail, ce qui signifiait que je devais aller au comptoir. Jean faisait son tri de façon instinctive, gardait d’abord pour lui les personnalités connues, les clients de longue date et ceux qui ont simplement l’air de transporter un instrument de valeur. Ses nombreux préjugés n’aidant en rien, Jean se retrouvait souvent face à des surprises, comme un homme d’affaire très soigné qui vient porter la guitare électrique de son fils de onze ans (dans ces cas-là, c’était quand même à moi qu’échouait le contrat) ou bien encore cette fois où il m’avait laissé m’occuper d’un jeune adolescent débraillé (Jean ne servait personne en bas de 25 ans, à moins qu’il n’aie pas le choix) qui venait nous porter une vieille Gretsch acoustique que son oncle venait de lui léguer. Dans ces cas-là, j’avais gagné la responsabilité de l’instrument, mais je devais endurer Jean par-dessus mon épaule durant une bonne partie du travail.

«Y’a un check-up à faire sur la Strat à Gaumond. Changer les cordes, twister la rod, limer les frets, pis la faire shiner, comme d’habitude. Pis y’a un gars du quartier que j’avais jamais vu, un Pelletier, y’a apporté deux acoustiques, une Taylor pis une Yamaha noire. La Taylor a l’a un trou dedans, tu vas l’voir. T’as déjà fait des jobs de même, ça ressemble à la Takamine à Leclerc que t’as faite v’là six mois. Pis sa Yamaha, tant qu’à moi, on pourrait ben la crisser aux vidanges, mais y voulait la mettre en shape pour sa fille. Fait qu’y sont toutes dans le coin, pis ce que j’te dis là, c’est juste les rush. Pas besoin de te dire qu’on a pas le temps de se pogner le cul, pis que tu m’en dois une pour ton p’tit congé d’à matin. On se comprend?»

Le ciel s’était couvert. Ce n’était pas un beau temps pour les plantes. J’aurais quand même bien été jardinier, aujourd’hui. Je n’aurais pas été d’une grande aide, mais un compagnon paisible. Les doigts dans la terre, les yeux sur la voisine. «Manu, on se comprend? Active-toi, hostie, j’ai une pile de cv dans mon bureau qui demandent juste à servir.»
Même pas vrai.

Je retirai mon pansement devenu inutile et empoignai nonchalamment le premier outil qui se présenta sous ma main.
Un pinceau.
Merde.
Je le déposai et me rendis dans le coin où m’attendaient trois étuis de guitare. J’en pris un au hasard et la cloche d’entrée tinta. Longtemps.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Encore et toujours un plaisir de te lire. Isabelle