mercredi 23 septembre 2009

Le jour des poubelles, chapitre 9


Je reconnus vite le Doc Chassé, que Jean, qui était déjà traversé du côté boutique, courtisait comme une chatte en manque d’amour. Il faisait son beau et parlait doux, dans un surprenant mélange d’écoute et d’étalage de connaissances. Il s’en mordait les doigts. C’est que s’il y avait une chose de claire avec le Doc, c’est qu’il était à moi. Je l’avais recruté et par le fait même, il était devenu un des clients les plus fréquents de l’atelier. Pas que le Doc soit si rude avec ses instruments, mais plutôt qu’il possédait une impressionnante collection. Et Doc avait du goût. Vous voyez, Doc est notre médecin de famille. Avant même que la trinité Camacho ne voie le jour, le Doc et mon père se sont connus, «dans leur vieille jeunesse», comme ils se plaisent à dire. Doc nous a vu grandir tous les trois, et même qu’il a vu en moi du potentiel, rendu à l’adolescence, en me confiant l’une de ses guitares, histoire de voir si ça allait me plaire. Je n’aurais qu’à m’en acheter une quand j’aurais les sous. Tu parles. J’ai remis la guitare à Doc seulement après mon troisième achat. Mes deux premières guitares avaient beau m’appartenir, jamais elles n’équivalaient le plaisir de la Taylor que Doc m’avait refilée. Je la lui avais remise en piteux état, ce qui l’avait fait beaucoup rire. «Tu devrais apprendre à les réparer aussi, tant qu’à y être.»
Il ne m’en fallait pas plus.

Doc sourit en me voyant sortir de l’atelier. Il était poli avec Jean. Sa classe contrastait avec les brusqueries de mon patron. C’était un doux. Et moi aussi. Nous avions pris l’habitude de jaser guitare à bas volume. Ce qui n’était pas loin d’effrayer Jean.
Mais le sourire de Doc se rétracta lorsqu’il me vit de près. Il me fit signe de passer de l’autre côté du comptoir, pour m’inspecter. «Mais là, Manu, c’est quand la dernière fois que t’as désinfecté ça?
⎯ Bah, hier soir, là…
⎯ Je peux quasiment dire la couleur de tes draps, merde.»
Jean la trouva drôle, celle-là.
«Bouge pas, je reviens.»
Il était déjà dehors. Jean retourna à son travail. «T’es chanceux, heille, te faire traiter sur tes heures de job.»
Doc revint avec une mallette, comme on voit dans les films lorsqu’un docteur débarque à la maison.
«Jean, je te le prends deux-trois minutes. Je vais te le remettre à neuf, tu vas voir, y va être swell au boutte!»
Il me fit asseoir sur la toilette et entreprît de désinfecter ma blessure, sous les coups d’œil furtifs de mon patron. «Qu’est-ce qui s’est passé, Manu, coudonc?»
Le Doc Chassé respecta mes explications vagues. Mais s’il avait l’habitude d’avoir le regard fuyant et timide – il regardait toujours par terre lorsqu’il serrait la main – cette fois-ci, il me fixait dans les yeux et essayait d’y comprendre quelque chose. J’avais la tête qui tournait, mes yeux collaient et devait être gorgés de sang, mes gestes étaient vagues, mes dents serrées, mes justifications pâteuses. Le Doc prit ma pression, m’appliqua une compresse d’eau froide sur le front et l’oeil et décréta que j’étais inapte au travail. «Veux-tu que je te fasse un papier?
⎯ Ben non, là, chus ben correct, Doc.
⎯ T’es pas correct pantoute, Manu. T’as les yeux tout rouges, dans’ graisse de bine, pis tu dis n’importe quoi, en plus.» Il me donna une tape sur l’épaule et je grimaçai de douleur. «Hein? C’est quoi ça?
⎯ Ma côte…»
Il entreprît de me tâter et je ne pus réprimer un cri alors qu’il mît le doigt où il ne fallait pas. «Je te ramène chez vous.
⎯ Euh, je suis pas certain…
⎯ Jean! lança-t-il en se retournant. Manu file pas pantoute. Je vais le ramener chez lui. Il te sera pas d’une grande aide aujourd’hui, de toute façon.»
Jean soupira. «Tu m’enlèves mon helper, pis tu m’apporte de la job en plus?
⎯ Je vais la rapporter, ma mandoline, ça presse pas, je repasserai la semaine prochaine.
⎯ Ben non, Doc, c’t’une joke. Tu peux la laisser, ta mando, j’vas m’en occuper. C’est pas comme si on avait trop de job…»

Doc n’en tint pas compte et restait debout, sa mallette et sa mandoline dans la main gauche alors qu’il serrait celle de Jean de la droite. «C’est mieux de même, Jean. Je sais pas ce qu’il a eu, mais une chose est sûre, Manu a besoin de repos.»
Je ramassais mes affaires alors que le Doc validait mon départ, puis je le suivis jusqu’à sa Volvo sans me retourner vers Jean.



Une fois rentré du travail, Carlos m’avait rejoint sur la galerie en se payant ma gueule déconfite, une bière à la main et un joint entre les lèvres. Je lui ai tout raconté. Il m’écouta avec attention et ne manqua pas de me demander de lui présenter Paré. «Les parents sont supposés venir à soir, savais-tu?
⎯ Les parents? Shit, en quel honneur?
⎯ Papa vient tchecker le panneau électrique, voir si y’a besoin de faire venir un électricien. Pis y voulaient qu’on soupe toute la gang chez Eddie, en bas. Je pense qu’y veulent faire des grillades. On va luncher comme des cochons.
⎯ Merde.»

Mes parents, malgré tout, se plaisaient à croire que j’étais un genre d’enfant modèle. Eddie était un exemple de réussite, Carlos un exemple de laisser-aller et comme je me plaçais quelque part entre ces deux pôles, les vieux m’avaient catalogué par défaut de bon garçon et s’efforçaient de garder cette image vivante en ignorant mes écarts de conduite. J’avais beau prendre l’habitude de mettre à l’abri le matériel compromettant, il n’en reste pas moins que j’étais chez moi et qu’il m’arrivait de traîner. Si les vieux débarquaient à l’improviste et que j’avais par mégarde laissé sur la table du salon des bouteilles de bière ou un reste de joint, ma mère se contentait de me rappeler poliment que ça devait faire longtemps que je n’avais pas fait le ménage du salon. Dans ces cas-là, je me levais aussitôt pour aller ramasser et je revenais m’asseoir à la cuisine. Et ma mère me souriait et mon père, occupé à réparer une porte d’armoire ou une fuite de la tuyauterie, n’en saurait jamais rien.

Mais de me taper une réunion familiale ce soir était au-dessus de mes capacités. Je pourrais bien jaser de mon accident, ça ferait de la discussion, mais j’avais une sale gueule de cuite et l’effet de la coke semblait ne jamais vouloir partir. Il était probablement terminé depuis longtemps déjà, mais ce maudit sentiment de culpabilité me gardait allumé. Je devais sentir le remord à des kilomètres. Je quittai Carlos pour aller me plonger dans le bain.

Le Doc Chassé avait été bon. Dans la voiture, j’en étais venu à lui raconter ma journée, ainsi que la veille. Il avait ri. Définitivement intrigué par Paré, puis outré par la conduite du chauffard, il avait fini par me confier qu’il ne pouvait pas grand chose pour moi. Que le mieux serait de me coucher et de boire beaucoup d’eau. Et pour la côte, il n’y avait qu’à attendre. À ce moment-là, son téléphone avait sonné et il avait répondu qu’il y serait dans peu de temps en appuyant sur l’accélérateur. La puissance de cette voiture était impressionnante. Plus on allait vite et plus on se sentait en confiance. Et alors que dans la voiture de Paré ce matin, chaque joint du pont Champlain ravivait ma douleur, dans la Volvo du Doc Chassé, les trop nombreux nid-de-poule ressemblaient à un léger traitement thérapeutique. Comme dans un cocon protecteur, j’avais envie de m’assoupir, confiant que j’étais en sécurité. Puis il avait raccroché. «Bon, je suis un peu pressé, j’vais te laisser au coin de ta rue, ok?
⎯ Pas de trouble, Doc, c’est déjà fin en maudit de m’avoir conduit jusqu’ici.»

Puis il inspira un coup, regarda sa montre et me confia qu’il m’apporterait de la codéine ce soir, pour la douleur. Il me jeta un regard que je lui rendis. C’était comme ça, avec le Doc. Pas besoin de rien spécifier, Je ne dirais rien et lui non plus. «Pis ça, ça va être pour avaler, pas pour sniffer, me dit-il en riant. Allez, à plus tard.»

Le téléphone sonna alors que je sortais du bain. Je courus tout mouillé pour aller répondre. C’était Lou. «Saluuut. Kess-tu fais?
⎯ Je dégoutte.
⎯ Sur qui?
⎯ Ta mère.
⎯ Crisse t’es con!
⎯ Pis t’aimes ça. Viens-tu souper à’ maison?
⎯ Oui. Je t’appelais pour ça, justement.
⎯ Cool. Ça va être avec les parents pis toutte. Ma mère va être contente.
⎯ Yééé, ta mère! J’avais justement besoin d’amour.»

Ma mère adorait Lou et ne pouvait s’empêcher de nous en faire part, tant à elle qu’à moi. Elle s’asseyait toujours à ses côtés, riait de ses blagues avec éclat, lui caressait les cheveux (elle s’était presque effondrée quand elle les avait fait couper) et ne me l’avait jamais communiqué avec des paroles concrètes, mais elle brûlait d’envie que je me déniaise enfin pour que Lou fasse partie de la famille. De la vraie famille.

Nous avons raccroché après que Lou m’ait fait part de ses différentes options vestimentaires pour la soirée. Elle avait somme toute une approche simple et efficace de l’habillement. Les premiers morceaux du bord et ça faisait généralement l’affaire. Mais lorsqu’il y avait une occasion, elle raffolait de chercher la combinaison parfaite. J’ai déjà assisté au manège. Elle arriverait ce soir, j’en étais certain, avec un kit qui n’aurait rien de flamboyant au premier abord, mais qui viendrait vous saisir par derrière alors que vous ne vous y attendez pas. Un décolleté funambule, en équilibre sur la mince ligne entre le chic et l’aguicheur, par exemple. Elle savait y faire. Et le clan Camacho savait apprécier.



Le repas et les esprits étaient déjà avancés lorsque le Doc Chassé arriva dans la cour. Il avait pris la liberté de traverser mon appartement pour se retrouver sur le balcon arrière. Mon père l’aperçut le premier et s’exclama, suivi d’autres cris de joie, même que ma mère applaudissait. Timide, le Doc leva une main pour nous saluer. «Mes chers amis…» entonna-t-il comme un début de discour, avant de rire sobrement et descendre nous rejoindre dans la cour.

Il déposa mallette et mandoline avant de recevoir l’accolade virile de mon père. Il m’était difficile de comprendre comment, au début, mon père et le Doc avaient pu se trouver des affinités. L’un timide et réservé, l’autre bourru et haut en couleurs, ils cultivaient néanmoins une amitié qui durait depuis presque trente ans.

Mon père prépara une poitrine et remis les patates à chauffer pour le Doc tout en parlant par-dessus son épaule. «T’as été mis au courant des exploits de mon fils du milieu, j’imagine?
⎯ Oui oui, je suis passé à l’atelier, cet après-midi.
⎯ Je lui avais dit que c’était dangereux, ce machin à deux roues.
⎯ Je veux pas te contredire, Augusto, mais dans ce cas-là, je pense que c’est plus les chauffeurs de vieille Taurus qui sont dangereux.»

Mon père bloqua un instant puis retourna à la viande sur la grille. Pour nous Camacho qui connaissons bien le père Augusto, c’était un pur régal de le voir réagir en compagnie de son meilleur ami. Même pour des broutilles, il était pratiquement impossible d’avoir le dessus, avec lui. Sauf pour le Doc Chassé, qui ne se faisait jamais prier pour le reprendre. Tout en douceur.

Après que le Doc eut mangé, que Lou, Carlos et moi sommes revenus d’un tour dans la ruelle et que le père eût trouvé le fond de la quatrième bouteille de vin maison, je montai à l’appartement avec le Doc, qui prétextait vouloir me montrer une clé brisée sur sa mandoline.

Il ouvrit devant moi le petit étui, souleva l’instrument et me donna un contenant vierge de toute étiquette. «Deux aux six heures, pas plus que six par jour. On avisera quand t’auras terminé cette quantité-là, mais je pense que tu devrais être correct. Ta côte est juste fêlée, pas cassée.» Je le remerciai sobrement. «Mais tu prends pas ça avec de l’alcool, par exemple.
⎯ Ah non? Kess ça fait?»
Il me fixa un moment. «Je te le dis pas.»
Je souris.
«Euh, Manu…?
⎯ Oui, Doc?
⎯ Tu sais, eeh, si jamais tu, eeh… Prend pas ton stock n’importe où, ok?
⎯ Quel stock, Doc?
⎯ Manu, tu sais que j’approuve pas ça, pis que je suis loin de t’encourager, mais des fois, la première chose qu’on sait…»
Il regardait par terre et jouait avec un pic qu’il avait ramassé dans son étui. «La première chose qu’on sait, c’est que tu reste accroché. Pis dans ce temps-là, t’es mieux d’avoir du stock fiable, sinon, ça fait des dommages…»

Je laissai le Doc parler, plutôt que de me justifier. Ça n’aurait servi à rien, de toute façon. «Fait que, si jamais ça te dit, je connais un gars fiable, un gars avec qui je vais au jam, le lundi soir, à Longueuil. Je dis qu’il est fiable, tu sais, c’est un médecin lui aussi…»
Je remerciai le Doc en riant. Mais je lui laissai quand même savoir qu’il y avait peu de chance que j’use de son service. Il m’aida à me lever et nous sommes retournés au jardin où mon père parlait fort à Lou en lui tapant sur les cuisses. Il était temps que j’arrive. Mais je m’endormis à table quinze minutes plus tard.

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