jeudi 19 novembre 2009

Le jour des poubelles, chapitre 13.


Sandra occupa mon esprit pour les deux jours qui suivirent. J’étais appliqué au boulot, j’avais trouvé moyen de travailler en gardant en tête une image mentale d’elle, comme une photo que j’aurais punaisée au babillard pour m’assister dans mes journées. Sandra regardant par-terre en réponse à mon avance maladroite. Et ce surnom dont elle m’avait affligé tout de go, Backdoor boy, n’était-ce pas là une marque d’intimité inébranlable? J’en frissonnais en sablant la touche de la Telecaster 1991 que je devais refretter.
Ceci étant dit, je jetais quand-même un œil par la porte arrière aux quinze secondes, en quête d’une image nouvelle.

Ce soir-là, je m’arrêtai au parc après m’être acheté une Guinness que je prévoyais boire adossé à un arbre en regardant passer les filles. Mais je la bus plutôt assis dans l’estrade du terrain de baseball en regardant jouer les filles, définitivement ravi.

J’avais peine à prendre parti entre les bleues ou les jaunes. Je les aimais toutes, c’était pas plus mal. La frappeuse des bleues cogna un coup sûr au champ centre qui lui permit de se rendre sans peine au premier but. Une fois le jeu arrêté, elle retira sa casquette et se passa une main dans les cheveux. Courts et roux, les cheveux. Sandra. Elle me vît au même moment. J’avais ma nouvelle image et le cœur me faisait des tours et je devais sourire comme un bel imbécile. Je la saluai d’une petite main dénuée de virilité, elle me répondit d’un coup de menton.

La frappeuse suivante fût retirée après un compte complet, laissant Sandra seule sur les sentiers. Étourdi par la magnificence de son cul alors qu’elle s’en retournait au banc au pas de course, je m’allumai une cigarette qui incommodait ma voisine d’estrade. Je me levai et me dirigeai nonchalamment derrière le marbre alors que les changements s’opéraient. Je regardais un peu partout en sifflotant dans le but de décompresser, mais j’étais excité comme un gamin le matin de sa fête.

L’arbitre annonça la reprise du jeu et je me retournai vers le terrain. Elle trônait en splendeur au sommet du monticule, d’où elle devait voir trois têtes superposées, deux masquées et une ébahie. Elle me resservit le coup de menton. Ni l’arbitre ni le receveur ne durent y comprendre quoi que ce soit.


Elle revint à elle et envoya aussitôt une balle rapide que la jaune tenta de frapper presque une seconde trop tard. Efficace. J’applaudis et l’arbitre se retourna. Je lui souris. Sandra était restée concentrée et lança une seconde prise, puis une troisième. Elle accepta sans broncher les encouragements de la foule et du reste de son équipe.
Cette fille était une guerrière, une mercenaire, une ninja, Jedi, illusionniste, une jardinière révolutionnaire et je serais sa cause, coûte que coûte. Je la regardais dans les yeux alors qu’elle ne faisait qu’une bouchée des deux autres frappeuses. En retournant au banc, elle m’envoya un doigt d’honneur et cracha par-terre, ce que je pris pour de l’affection pure. J’allumai une nouvelle cigarette.


«Tu devrais venir à toutes les games, Backdoor boy.»
Je me retournai. Elle était là, souriante et mesquine, avec quelques couettes qui sortaient de sa casquette. Je n’avais pas remarqué, la première fois, cette tache de rousseur qui dessinait une zone ombragée sur sa lèvre supérieure. J’essayais de la détailler tout en restant subtil, mais je me connaissais assez pour savoir que c’était peine perdue. Il me fallait à tout prix me changer les idées, mais je n’en avais aucune envie. J’étais face à la plus belle fille de ma vie et des idées, j’en avais tout plein. «Pourquoi tu dis ça?
⎯ Parce que je m’imagine que la balle, je l’envoie sur ta face de pet pis on dirait ben que ça marche…
⎯ Si tu me l’envoyais dans’face, tu ferais pas des prises.
⎯ Sandra!
⎯ Ta mère t’appelle.
⎯ Bon, faut que j’y retourne… Restes-tu pour la fin de la game?
⎯ Je bouge pas. À moins que tu me pitches une balle par la tête.
⎯ T’a verrais même pas venir!» me dit-elle en s’éloignant.



La dernière fois que j’avais été mêlé à autant de filles, je devais avoir 6 ans et je chantais dans une chorale. Étant tout petit, on m’avait foutu en première rangée. Les deux seuls autres garçons, beaucoup plus vieux, étaient loin derrière. Je ne les voyais, pour ainsi dire, pratiquement jamais.
Mais l’ambiance ce soir était toute autre. J’étais au bar, au beau milieu de deux équipes de balle-molle féminine qui, une fois en civil, avaient mis de côté leurs partis-pris pour redevenir les amies qu’elles étaient dans la vraie vie. Alors que j’avais toujours vu Sandra dans le contexte calme et anonyme du jardinage-voyeur, son caractère se révélait maintenant à moi sous un angle nouveau. Sandra était un pilier, une force naturelle. Assister au match m’avait permis de constater qu’elle était sans contredit la joueuse étoile de l’équipe. Et des bribes de conversation glânées ça et là au cours de la soirée me firent comprendre que son statut s’étendait à la ligue au grand complet. Elle buvait avec assurance, avait de répartie, parlait à tout le monde et donnait des coups en même temps. Et malgré cette apparente bonasserie persistait une lueur de mystère qui était sur le point de me faire flipper. «Tu parles pas ben ben, Backdoor Boy…
⎯ Chu trop occupé à regarder.
⎯ C’est beau, han?
⎯ C’est belles, tu veux dire.
⎯ Ouan. Moi aussi ça me déconcentre souvent.
⎯ T’as un bon bras, en tout cas…
⎯ Ouin ben, j’ai comme qui dirait pas trop eu le choix. Avec un père crinqué pis trois frères sportifs, mettons que j’ai pas eu l’occasion de passer ben du temps avec les poupées.»

Sandra était une fille des bois. Elle avait grandi en Abitibi et elle était arrivée en ville il y a cinq ans pour occuper un poste d’infirmière, au grand dam du reste de sa famille qui jugeait impertinent d’aller combler un tel poste dans la jungle de la ville, alors que les régions avaient constamment besoin de toutes le ressources. «Mais crisse, chu pas Mère Thérésa, man, c’est ben beau, là, chu infirmière, mais j’ai une vie aussi, tsé? Je cré ben qu’y ont des postes à Lebel-sur-fuckin’-Quévillon, mais y’a des hostie de limites à s’occuper du monde. Déjà que je fais ça quasiment à temps plein dans mes temps libres depuis que je suis petite, calvaire…»

Ses frères lui en avaient fait voir de toutes les couleurs et il y avait maintenant bien peu de choses pour lui faire peur. Nous étions assis côte à côte au bar et elle avait cessé d’intervenir à gauche et à droite comme elle le faisait plus tôt. Nos regards étaient dirigés vers le bois usé, elle me racontait sa vie en pièces détachées en jouant avec le sous-verre. Je l’écoutais en hochant de la tête de temps à autre. Lorsque je manquais une parole, je m’approchais d’elle pour la faire répéter, mais j’étais à tout coup déconcentré par son parfum, genre de musc naturel aux effluves de cannelle. Peu s’en fallait pour que je me voie alors dans l’obligation de la faire répéter à nouveau. Mais je laissais aller, je disais oui à tout. «Pis toi? me lança-t-elle tout à coup.
⎯ Moi quoi?
⎯ Je sais pas, dis-moi des affaires, j’te connais même pas…»

Lui dire des affaires. J’en étais presque à me mettre à la poésie tellement j’en avais, des affaires. Mais moi, la poésie… Alors je me retrouvé bouché quelques secondes, puis sauvé par le DJ qui nous faisait un cadeau avec Something Stupid, de Sinatra père et fille. Cette chanson, moi, je l’aime, je l’aime au point de mettre un terme à une conversation en disant quelque chose d’aussi déplacé que «C’est ma toune!». J’y étais presque, mais Sandra m’a sauvé en me tendant la main. «J’te jure, moi, cette chanson-là… Viens-tu danser?»

D’ordinaire, la danse figure assez loin dans mes choix de moyen d’expression. À moins qu’on me mette du vieux Stones ou n’importe quelle musique noire d’avant 1975, j’ai tendance à garder profil bas. Mais là, la question ne se posait même pas. Ignorant le tourbillon ambiant, je pris la main de Sandra sans même y réfléchir et la suivis, à défaut de plancher de danse, dans un coin qui nous permit de faire comme si. La brusquerie qui l’avait animée durant la conversation faisait place à une sensualité débordante et créatrice. Des mouvements qui n’existaient pas avant, où chaque partie de son corps était impliquée. Et chaque partie de me tête par conséquent. Je me sentais raide et mal-à-propos, mais je me joignis quand même à elle et tentai de la suivre. Arrivé au solo à la fin de la chanson, j’étais déjà rendu dans son cou et son odeur m’y gardait prisonnier. Je risquai un doux baiser. Elle se recula pour me faire face et me fît non de l’index, toujours avec le sourire. Je battis en retraite, quelque peu embarassé et fît comme si c’était sans importance. Je voulais mourir. La chanson terminée, elle me signifia qu’elle devait aller à la salle de bain et je restai seul un instant, déboussolé. En me retournant à ma bière, une fille m’accrocha. «Penses-y même pas mon gars. T’as pas une chance.»
Et j’étais seul à nouveau.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

ça avec un verre de lait pis des amandes au chocolat noir. je dit oui encore

Heather W a dit…

This is a grreat blog