lundi 15 mars 2010
Le jour des poubelles, chapitre 19
Il était onze heures du matin et je préparais à Lou - qui se prélassait à la fenêtre, un café à la main - un petit déjeuner comme elle les aime. Croissant œuf, jambon, fromage, avec des patates en boîte que j’avais fait revenir avec du beurre et du parmesan, pour le croquant. Je pouvais faire tout ça sans aucun ménagement, Paré dormant avec passion sur le futon du bureau, ronflant, grinchant et, eeh, pétant. « Il va bien rester là deux jours, si on fait rien avec, lança Lou.
⎯ C’est ben correct de même, pas de trouble avec ça.
⎯ Manu…
⎯ Voyons-donc, j’ai pas raison? Qu’il disparaisse deux mois, c’est son affaire. Mais qu’il débarque chez nous après, je veux ben, mais faudrait pas qu’il s’attende au traitement royal. Il viendra pas me faire chier chez nous certain.
⎯ Pauvre petit minou, c’est parce que tu l’aimes pis que tu t’es fait du mauvais sang pour lui…
⎯ Lou, come on…
⎯ P’tit minou, p’tit minou…»
J’ai vite fait de descendre chez Eddie, en quête d’informations sur le père. Il m’accueillit en robe de chambre, la mine atterrée. « Y veut toujours rien savoir, Manu. M’man m’appelle pis me tient au courant, mais elle a jamais rien de nouveau à dire. Il se repose, passe des tests, j’ai le feeling qu’y vont le garder un petit bout.
⎯ Pis si on y allait pareil?
⎯ Uh uh. Pas question de se faire faire une scène à l’hôpital. Tu le vois-tu s’énerver pis se répéter une crise? Laisse-faire. Il est avec sa femme, c’est déjà beaucoup.
⎯ Ça serait elle qui aurait fait une scène s’il lui avait fait de l’attitude.
⎯ Mets-en. Mais je garde mon cell allumé, je te tiens au courant aussitôt qu’y se passe de quoi.
⎯ Le vieux crisse.
⎯ Yep.
⎯ Le vieux con de crisse de boqué de marde du câlisse.
⎯ Manu… ça te mènera à rien, ça.
⎯ Ça amène à rien non plus d’attendre pis d’être fin. Fait que je vais me choquer, ça va mieux passer.
⎯ Bon… Pis toi, ça a brassé hier, on dirait.
⎯ Ouin. Y’a encore une épave sur ton futon, si tu veux savoir.
⎯ Un gars ou une fille?
⎯ Je laisserais jamais dormir une fille là-dessus. À moins qu’il y en ait déjà deux dans mon lit.
⎯ C’est-tu ton grand tata?
⎯ Il est pas à moi, le tata.»
Lou et moi sommes allés passer notre samedi après-midi au cinéma et l’avons terminé dans un bar. Aucun de nous deux n’avait vraiment envie de boire, mais nous l’avons fait quand même, comme pour conjurer le sort. J’avais spécifié à Lou de façon très stricte que je ne voulais pas entendre parler de mon père, ce vieux con. Elle accéda à ma demande, mais je ne m’empêchai pas d’être désagréable pour autant, ce qui fit boire Lou deux fois plus vite que moi. « Veux-tu que je te laisse tranquille, d’abord? Sérieux Manu, je t’aime beaucoup, beaucoup, mais de là à me clencher ça…
⎯ Je sais pas. Ben non, reste avec moi, je vais être correct. Je sais juste pas… je sais pas comment… on… on retourne-tu se coucher?
⎯ T’oublies que t’as de la visite.
⎯ Je pense que c’est lui, qui oublie qu’il est de la visite.»
Nous sommes rentrés doucement à l’appartement pour aller directement dans ma chambre. Nous avons fait l’amour en silence. « J’te jure Camacho, me chuchota-t-elle au creux de l’oreille, que j’aurais préféré mettre à profit le fait que tu sois en crisse pour que tu me sacres une volée. Quelque chose que je me serais rappelé.»
Pour toute réponse, je lui tirai les cheveux vers l’arrière et la mordis dans le cou. J’étouffai son cri avec un oreiller.
Nous avons dû redoubler d’ardeur pour le dernier sprint alors que les bruits de Paré se réveillant nous accompagnèrent jusqu’à la toute fin. Nous l’entendîmes pisser, émettre une étonnante variété de grognements, fouiller dans le frigo, siffler maladroitement puis cogner à la porte de ma chambre. Lou me faisait signe de ne pas m’arrêter et il m’était tout à fait impossible de prononcer quoi que ce soit si je continuais. On cogna à nouveau. Lou enfonça ses ongles dans mes bras en secouant la tête, les yeux grands ouverts. Je délibérai trop longtemps. La porte s’ouvrit. « Wooooooooo moooonsieur!!!!
⎯ Aaahhh ahhhhh aaaaaaaahhhhh
⎯ Aarrrrghhh
⎯ Waouuuuuuu aouuuuu aou aouuuuuuu!!!!!
⎯ PARÉ! HOSTIE!
⎯ Bon… J’vas être dans le salon, si jamais.»
Et la porte se referma.
«Fais-moi pas à croire que t’avais au-cune idée de ce qui se passait dans la chambre, criais-je à Paré en lui confisquant la culotte de Lou qu’il avait récupérée sous le divan et qu’il faisait tourner autour de son doigt.
⎯ Je sais pas, j’étais encore endormi, je pense.
⎯ Je vas t’endormir, moi, pour voir…
⎯ Ah! Essaye-donc, juste pour le fun!
⎯ Demande-moi le pas deux fois…
⎯ Ah! Essaye-donc, juste pour le fun!»
Ce fut Lou qui nous sépara en nous traitant de tous les noms. Elle nous fit un chocolat chaud et nous obligea à nous faire des excuses.
« Pis ça, c’est sans compter qu’il a failli se faire assommer par le maudit bibelot laid de Niagara Falls qu’ils ont rapporté de leur lune de miel.
⎯ Ouache, dit Paré, j’arrive pas à croire qu’y a encore du monde pour aller faire leur voyage de noces là-bas.
⎯ Ben les nerfs, là, c’était dans les années soixante…
⎯ Oui mais c’est clair qu’y a encore du monde qui y vont. Sinon, on en aurait entendu parler, non?»
Nous sommes restés là les trois à rien dire en regardant nos tasses, assis à la table de la cuisine. Paré reprit après un temps. « Vous savez ce qu’on devrait faire?
⎯ Y’a plein de choses qu’on pourrait faire, Paré.
⎯ Non mais je veux dire, pour vrai, on pourrait faire une affaire.
⎯ Dis-le donc, fit Lou, avant qu’on se trouve de quoi d’autre.»
Paré nous regarda en souriant comme un imbécile. « On pourrait monter là.
⎯ Où ça, à Niagara?
⎯ Uh uh, répondit-il en prenant une gorgée.
⎯ Je veux ben, dit Lou, mais, eh, pourquoi?
⎯ Pour le fun. Pour aller rire des mariés. Sans compter que si on part ben vite, on peut pogner le lever du soleil.
⎯ Mais c’est ben innocent, dit Lou, moi je travaille lundi, tsé.
⎯ On revient demain, c’est pas énervant.
⎯ Pffff.
⎯ Moi ça me tente», répondis-je le plus sérieux du monde.
Nous ramassâmes nos affaires en vitesse et je passai le plus long du temps à sélectionner des cd. Let it Bleed des Stones, Everybody knows this is nowhere de Neil Young et Crazy Horse, Mule Variations de Tom Waits, une compil de Sam Cooke, Wildflowers de Tom Petty, Blonde on Blonde de Dylan, Sweetheart of the Rodeo des Byrds et le Al Green qui était encore dans le lecteur, puis nous fûmes sur la route dans la demi-heure qui suivit. J’en étais à un point où je me foutais de tout. Alors que Lou et Paré riaient comme des enfants, j’étais assis sur le banc arrière et roulais des joints comme si je m’en allais en mission. Sans trop comprendre pourquoi ni comment, j’étais épris d’un désir de foutre la merde, de ne pas être du monde. Faire honte à mon père me semblait la chose la plus intelligente à faire et je comptais bien réussir l’épreuve avec succès. Et le fait de partir pour une destination inconnue sans carte routière me donnerait, j’en étais certain, une place toute particulière dans la basse-estime d’Augusto.
Paré avait estimé le temps de route à cinq ou six heures. Nous étions partis vers 20h30, ce qui nous laissait, selon ses dires, le temps de nous perdre un peu avant d’arriver à bon port. Une fois sortis de la ville, j’allumai un joint que je passai ensuite à Lou, puis elle le passa à Paré qui refusa. Il préférait ne pas fumer en conduisant. C’était là le geste le plus responsable que je ne l’avais jamais vu faire. Puis il se rangea sur l’accotement et arrêta le contact. «Kess-tu fais, Paré?
⎯ J’ai besoin des clés.»
Il fouilla dans sa poche et en sortir un sachet de coke pour y piger avec la clé, plus large, de la voiture. Lou eût l’air décontenancé, mais je lui fis signe de ne pas s’en faire. Paré lui passa le sachet alors que cinq ou six poids lourds qui nous dépassaient faisaient vibrer la voiture. «Non Paré, merci, ça va être beau…
⎯ Manu?»
Je regardai Paré, puis Lou, puis Paré à nouveau. «Merci, pas tout de suite.»
Elle me regarda, surprise et je lus sur ses lèvres muettes Pas tout de suite????
Je retournai sans mot dire dans ma zone d’ombre du siège arrière.
La route était morne et enrichissait notre préjugé sur l’Ontario. L’orage qui éclata et les nombreux camions qui constituaient nos seuls compagnons de route me convainquirent de finalement piger dans le sachet de Paré. En bout de compte, Lou ne fût pas plus difficile à convaincre. Il faut dire que les Rolling Stones nous ont un peu aidés avec tout ça.
Je n’avais jamais vu Paré tenir son volant à deux mains. Il laissait échapper un bruit de désagrément chaque fois que les phares d’un poids lourd nous aveuglaient, comme un kaléidoscope au travers de la pluie. Nous commencions à douter de notre plan et Paré en était à se plaindre des choix musicaux, prétextant que j’aurais pu apporter autre chose que des oldies, de la musique qui daterait au moins d’après 1990. Bien sûr, il ne savait pas de quoi il parlait. « Là mon Paré, lança une Lou plutôt allumée, tu viendras pas nous foutre une ambiance de marde après nous avoir embarqué dans ton plan de mongol. Pis à part de ça, c’est quoi qui est arrivé avec ta blonde?»
Paré la regarda froidement. «J’ai comme pas envie de parler de ça, on dirait.
⎯ Ben sois le fun, d’abord! On a déjà assez du bougonneux en arrière, lui répondit-elle en prenant le nouveau joint que je lui passais.»
Paré lui fit un rire forcé, puis donna un coup de volant vers la droite en ramenant son regard sur la route. Un camion hurla aussi fort que nous et nous nous retrouvâmes vite sur l’accotement après avoir râpé une partie de la voiture sur le garde-fou.
La sirène du poids lourd continuant son chemin, comme pour faire déguerpir une simple marmotte, résonnait encore dans nos têtes. Nous étions seuls, immobiles, sans mots et à sens contraire de la route. D’un geste brusque, Paré ferma la radio qui crachait les Stones, en plein jam final de You can’t always get what you want. Il s’alluma une cigarette et sortit de la voiture. Nous le perdîmes vite derrière le rideau de pluie. Je tendis une clope à Lou et l’allumai d’une flamme tremblante. À cause de la pluie sur la tôle, je dus lui demander de répéter sa question. « Tu l’as pas ton permis, hein?»
Question à laquelle je ne pris même pas la peine de répondre.
Paré revint rapidement à la voiture, détrempé et avec une clope éteinte entre les lèvres. Pour toutes paroles, il ne murmura qu’une humble excuse. Et qu’il tâcherait de rester concentré. Et qu’il préférait garder la radio éteinte, du moins pour un bout de temps.
La pluie cessa peu de temps avant d’arriver à Niagara, comme un immense poids que l’on retirait de nos épaules. Nous avons tous eu le réflexe d’ouvrir grandes nos fenêtres, comme pour laisser sortir enfin le malaise qui emplissait la voiture depuis un peu plus d’une heure.
Le malaise et l’humidité aussi. Paré tentait tant bien que mal de sécher en foutant la chaufferette à fond, mais l’essentiel se retrouvait maintenant imprégné dans les sièges ainsi qu’en buée partout autour. La voiture sentait la vieille clope et le chien mouillé.
C’est donc avec un certain soulagement que nous entrâmes dans Niagara. La ville était vide et morne, entre chiens et loups. Et nous étions sérieusement en train de ne pas trouver les chutes. « Maudit hostie, c’pas vrai qu’on va tourner en rond dans c’te ville de marde. On est à Niagara, là, donnez-moi les chutes quequ’un! C’t’idée encore, de pas les crisser direct à l’entrée de la ville…»
Le temps d’extra que Paré avait calculé pour se perdre en arrivant, nous l’avions passé à rouler deux fois plus lentement que prévu pour le reste du chemin, si bien que nous tournions maintenant en rond dans la magnifique ville de Niagara, avec dehors, le ciel qui s’éclaircissait et dans la voiture, une tension qui devenait aussi évidente que l’humidité. «Pis si on suivait la rivière, mettons?» dit Lou après un temps.
Paré s’arrêta à un Stop.
« Coudonc la p’tite, ça te tentait pas d’en parler plus tôt?
⎯ Heille grand cave, t’es pas en mesure de pouvoir écœurer personne icitte au moins pour les six prochains mois. On te tiendra au courant quand on sera prêts. Fait que roule jusqu’à’ rivière, suis le courant, pis reste poli.»
Nous roulâmes sans mot en descendant la rivière et c’est avec un synchronisme parfait que le soleil et notre équipée arrivèrent sur le site des chutes Niagara, vide de toute présence humaine, hormis quelques joggeurs sillonnant la promenade. Le spectacle était à couper le souffle, je n’avais pas eu de si belle communion avec la nature depuis que j’avais pissé dans le fleuve en Gaspésie, deux ans auparavant. Paré approcha le plus possible la voiture du précipice, coupa le contact et se mit aussitôt à pleurer.
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