mercredi 19 août 2009
Le jour des poubelles, chapitre 2
Je m’appelle Manuel Camacho, mais y’a que ma famille et le courrier pour m’appeler comme ça. Manouel, quand mon père veut être sérieux et se faire entendre, mais c’est Manu le reste du temps pour pas mal tout le monde. Et inconsciemment, on m’appelle Man, ou man, je ne sais jamais. Je suis un peu pris avec ça. J’ai presque trente ans et j’habite seul dans un appartement au premier étage d’un triplex. Mon voisin d’à côté, c’est Carlos, mon frère aîné. En bas, mon plus jeune frère Edouardo habite avec sa blonde-à-long-terme un appartement qui fait la superficie du mien et de celui de Carlos. Normal, ils font clairement plus d’argent. Carlos et moi, on survit, on arrive. Eddie et Karine, eux, ils font des projets. Pas que je sois jaloux de leur vie, non. Seulement des résultats. En fait, des résultats matériels, c’est tout, parce que la vie d’Eddie, c’est loin de ma conception du bonheur. Depuis qu’il a décidé de miser sur sa réussite professionnelle, notre dynamique entre frères n’est plus la même. Qu’Eddie arrête si promptement de fumer des joints, un classique Camacho de longue date, au moment même où il est déménagé ici avec Karine, ça nous a fait beaucoup rire, Carlos et moi. Et quand il nous a juré que sa blonde n’avait rien à voir avec cette décision, il ne devait même plus s’entendre parler tellement on riait. Alors je fais mes affaires pas mal comme je veux et quand je veux, et je me dis que je suis pas si mal parti.
J’attends seulement que ça parte pour vrai.
Cet édifice que nous occupons comme s’il s’agissait d’une vague combine mafieuse n’est en fait que l’investissement de nos parents, qui ont cru bon se débarrasser tout de suite des histoires de testament en nous faisant profiter tout de suite de ce qu’ils auraient à nous offrir. En fait, tout n’est pas si simple ⎯ je passerai sur les lassantes formalités financières qui nous relient à nos parents. Tout ça pour dire que l’intention est magnifique, mais j’ai souvent l’impression qu’ils l’ont fait davantage pour eux que pour nous. Nous voilà les trois frères sous le même toit, et les parents qui n’ont qu’à faire dix minutes en voiture à partir de la boutique pour voir la famille à nouveau réunie. Si être propriétaire à l’aube de la trentaine est un sérieux coup de pied vers la vie adulte et les responsabilités, le fait de voir ses parents débarquer à tout moment de la semaine vous fait reculer d’au moins une dizaine de cases à chaque fois.
Camacho, c’est portugais. Pas mal tout ce que je peux avoir d’exotique. En soi, j’aurais pu m’appeler Steve Hamel et tout le monde n’y aurait vu que du feu. Mais les parent ne voient pas la chose de la même façon. Mon père, Augusto, a sa patrie dans le sang et bien qu’il ait marié une québécoise, il s’est toujours dépensé à répandre le Portugal autour de lui. Comme s’il voulait compenser d’être le seul de ses frères et sœurs à ne pas s’être marié à l’intérieur de la communauté portugaise. Ma mère a dû apprendre à cuisiner portugais et s’y est consacrée avec un tel aplomb qu’il y eut un temps où mes tantes Camacho lui firent la vie dure. Au départ, ses douteuses combinaisons hybrides québéco-portugaises firent jaser, puis à la longue, elle en vint à maîtriser la cuisine familiale aussi bien que n’importe quelle femme du clan Camacho, en plus de voir ses audaces culinaires finalement respectées. En ce qui me concerne, la cuisine de ma mère m’a toujours semblée excellente, qu’elle respecte ou non la tradition. Et là se trouve probablement une bonne partie du problème. Mon père pouvait bien semer son pays partout où il passe, mais une femme assimilée, des petits drapeaux ça et là, et une implication plus que totale durant la coupe du monde ne règleront jamais le fait que les deux-tiers de sa progéniture n’ont, mis à part le nom, absolument rien de portugais. C’est plus fort que lui, il n’y peut rien, mais mon père préfère Eddie. Eddie, pratiquement une copie d’Augusto, l’accent et l’attitude en moins. La même chevelure noire, dense et lustrée, les mêmes yeux, aussi mystérieux qu’un puits dont on ne peut qu’imaginer le fond, les mêmes mains, robustes, travaillantes et expressives. Et la même femme. La même québécoise, dévouée et forte de caractère, prête à tenir maison et en faire son royaume, jusqu’à ce que le roi revienne du travail. (C’est là que mon père se trompe et oublie d’adapter son idée à l’époque; Karine est gynécologue et fait beaucoup plus d’argent qu’Eddie. Bien sûr, mon père feint la surdité et fait dévier la conversation aussitôt qu’on le lui rappelle.)
Eddie et Karine prévoient se marier dans deux ans et mon père est déjà sur le cas. Il m’arrive souvent de me demander si nos conditions incertaines à Carlos et moi ne sont qu’une réaction face à la réussite d’Eddie. Toutes ces théories sur la délinquance, les cris du cœur, les gestes désespérés pour attirer l’attention, des fois, je me dis que tout ça, c’est un peu nous deux. En même temps, ça me tue de me mettre dans le même bateau que mon frère aîné. Nous sommes loin de naviguer sur les mêmes eaux, mais le soir, quand je le rejoins sur la galerie commune en arrière pour fumer un joint, quand on regarde la ruelle sans rien dire et qu’on laisse Neil Young dans le salon parler à notre place, je me dis qu’au moins, à ce moment-là, on a quelque chose à voir ensemble. Alors que les futurs époux, juste en-dessous, se préparent à se coucher pour être en forme le lendemain. Et si c’était Carlos et moi qui avions raison?
Demandez ça au père, pour voir.
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6 commentaires:
J'aime beaucoup ça.
J'écoutais la radio pis j'ai même pas remarqué qu'il y a avait une toune plate (et là on parle ici de la plus intense changeuse de postes de radios du monde).
T'as gagné.
J'espère que t'es content.
C'est, en effet, une belle victoire.
Merci.
chapitre 3 demain? please...:-)
Isabelle
Si t'es fine...
T'es Isabelle qui, au juste?
C'parce que vous êtes une gang, quand même...
une Isabelle parmi tant d'autres dans un Abitibi des plus commun. Cool le chapitre 3. Isabelle
Ha! si y'en a d'autres, des Isabelle comme toi, tu me les présenteras en tout cas.
Merci pour tes commentaires pis ta belle assiduité.
Pis tu m'écriras quand ça t'adonneras, jeudemo@hotmail.com.
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