dimanche 25 octobre 2009

Le jour des poubelles, chapitre 12



J’en profitai pour revenir à la vie normale, celle qu’on ne raconte même pas dans les livres sur la vie. Ma côte guérissait petit à petit, mes plaies au visage commençaient à s’estomper pour me rendre graduellement l’image personnelle à laquelle je m’étais fait depuis des années. J’avais néanmoins l’impression que je resterais avec une marque au front. Je redevins concentré au travail. Je dus débourser 200$ pour faire réparer mon vélo. Mais du moment que ça a été fait, je sentais réellement ma vie redevenir la même qu’avant la Taurus, qu’avant Paré. Je me rendis compte à quel point mon moyen de transport traçait ma ligne de vie. Je pouvais maintenant recommencer à partir à la dernière minute pour me rendre à l’atelier. Je pouvais aussi plus facilement faire un détour par le Lézard, où le Tropique du Cancer de Miller, que je lisais lentement et en anglais, me retenait collé à ma pinte pendant quelques heures chaque soir. Inconsciemment, peut-être pas non plus, les jours où je voulais bien manger, je me rendais chez Lou qui nous préparait de succulents repas en un tour de main. La plupart du temps, j’y passais la nuit. Il y a quelques mois, j’avais pris soin d’apporter chez elle quelques t-shirts et sous-vêtements, ce qui n’était pas sans l’enchanter. Je l’ai fait d’une part pour ne pas arriver à l’atelier deux jours de file habillé de la même façon – Jean, étonnamment, remarquait ce genre de choses – mais surtout parce qu’il m’est impossible de porter deux jours les mêmes vêtements, avec le vélo et tout.

Lou ne manquait jamais de me demander des nouvelles de Paré. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, lui répondais-je sans conviction. Force nous était d’admettre que ce grand imbécile nous manquait. Nous étions allés quelques soirs au Verre Bouteille, voir si on ne tomberait pas dessus à tout hasard. J’avais même posé des questions aux gens du bar, tant le personnel que les clients et personne ne pouvait rien m’apprendre.
«J’vas te dire, me confia Pat le barman, ça fait cinq ans que je suis là, pis y s’est jamais passé deux semaines sans que Paré se pointe. Des fois, y part sur des chires, mais jamais longtemps de même. Y doit avoir flairé une maudite bonne piste!»
Malgré tout ce qu’on me disait, personne ne semblait s’en faire pour autant. Paré était éclaté et imprévisible et quoi qu’il puisse se passer dans sa vie, personne n’en était jamais impressionné. Il était simplement tout à fait normal que tout arrive à Paré.
«Veux-tu son adresse?»
⎯ Bah, non non, c’est bon. Y’a pas de stress.
⎯ Son téléphone?»
J’y pensai quelques secondes, puis acceptai. On sait jamais.


À l’atelier, les choses étaient au beau fixe. La routine, avec Jean qui n’est pas content et moi qui absorbe. Un après-midi en milieu de semaine, la cloche sonna et Jack Turbine, le chanteur-guitariste du groupe Les Désirables pénétra dans la boutique avec ce sourire assuré de celui qui n’a pas à se présenter. Son groupe faisait dans le Rock-Pop avec un grand Hop! et comme les gars se la jouaient vintage et que le groupe roulait pas mal, ils avaient chacun une belle collection d’instruments dont nous avions la responsabilité pour l’entretien. Comme Jean était en mission privée au petit coin, je me présentai derrière le comptoir pour recevoir le rockeur qui ne crut pas bon retirer ses lunettes de soleil.
«Salut Jack. Belle journée, hein?
⎯ Heille, mets-en, man. Coudonc, t’es-tu fait casser la gueule?
⎯ Ben non, je suis tombé en bike.
⎯ Sweet débarque…»
Il posa sur le comptoir un vieil étui de guitare acoustique cartonné qui semblait avoir vécu plusieurs guerres et défit les attaches.
«J’ai trouvé ça, man, dans mes vieilles affaires, j’me rappelais même pus que j’avais ça chez nous, c’est ben pour dire.» Il ouvrit l’étui, y jeta un œil et ricana un coup. Plutôt que de prendre la guitare, il pivota l’étui d’un demi-tour pour me le présenter de face. «Je me suis dit que tant qu’à avoir un grément de même chez nous, aussi ben le mettre en état de marche, tsé.»
J’acquiesçai en sortant ma réplique classique, comme quoi il était honteux de laisser une guitare, aussi moche soit-elle, ramasser la poussière dans un coin. Qu’une guitare ne devait jamais oublier qu’elle est d’abord un instrument de musique plutôt qu’un bibelot et que, même si elle ne sert à rien, elle doit sentir qu’elle pourrait servir. Comme une femme qui, de temps en temps, ressent le besoin de se sentir Femme, aussi moche soit-elle. Ceci étant dit, on a tous une vieille guitare qui fait des racines dans un coin. Il laissa échapper le même ricanement que plus tôt alors que Jean rappliquait dans la boutique, laissant retentir derrière lui le bruit incommodant de la chasse d’eau.
«Si c’est pas Jack la Turbine qui vient nous porter une autre de ses machines de rock! C’est laquelle, c’te fois-là? Ta Flying-V? Fait longtemps qu’on l’a vue, elle, j’m’ennuie quasiment.» dit-il en s’avançant à mes côtés. Il sembla surpris d’y trouver une vieille acoustique Parlour (les plus petits modèles) constellée d’autocollants divers, toute sale et rouillée. Aucune indication de compagnie n’était visible, ni sur la tête de l’instrument ni à l’intérieur, on décréta qu’il devait s’agir d’une vieille Sears, ou quelque chose du genre.
«Je sais même pus comment c’te guitte-là est entrée dans ma vie, man. Tout c’que je sais, c’est que je l’avais pas, pis un moment donné je l’avais. Mais je m’en suis crissé pendant un boutte, par exemple. Moi, quand j’étais petit, mon trip, c’était les animaux, j’voulais devenir vétérinaire.»
Sourd à cette dernière remarque, je pris la guitare dans mes mains pour voir l’étendue des dégâts. «T’as vu que c’était craqué, entre la touche pis le manche?
⎯ Ouais ouais, man, fais tout ce qu’y faut pour qu’à marche comme du monde, tu changeras les clés, aussi, sont toutes rouillées, fais ce que tu veux, j’te fais confiance. Pas besoin de mettre des super bonnes pièces, là, juste le nécessaire, j’vas p’têt’ ben la donner à ma blonde, c’te guitte-là. C’est vraiment juste pour le thrill, tsé?»
J’acquiesçai en continuant d’inspecter la guitare. À mes côtés, Jean avait de la difficulté à laisser aller. Je le connaissais assez pour savoir qu’il était déchiré entre le désir de servir un des rockeurs les plus connus de la province et sa réticence à réparer un si mauvais instrument. Mais il avait vu et entendu, comme moi, que Jack Turbine me faisait confiance. Tout avait été dit.
«Bon, j’te laisse, mon Jack, j’ai de la job qui m’attend en arrière.
⎯ C’est ça, mon Johnny boy, take care.
⎯ Toé tou, Jack.»
Puis Jack s’adressa à moi. «C’est pas pressant, man. Casse-toi pas le bécyk avec ça, là. Ha! S’cuse, j’voulais pas faire une mauvais joke. Tu feras ça quand t’auras du lousse, ça me dérange même pas que ça prenne une coup’de mois. Si j’ai été capable de l’oublier pendant dix-douze ans…
⎯ C’est fin, Jack. Je la mettrai pas en priorité, mais je vais m’arranger que ça niaise pas trop. Tu-veux-tu un estimé?
⎯ Naaaa, fit-il avec un geste de refus de la main, j’m’en crisse pas mal. Faut juste pas que ça coûte plus cher que mon envie de déterrer des vieux souvenirs.
⎯ Pis comment je calcule ça, moi là?»
Il se fendit d’un rire éclatant et me tapa l’épaule. Mes côtes prenaient du mieux, mais j’étais encore fragile. J’accusai le coup en silence. «Just joking, man. Appelle-moi quand ça sera prêt.
⎯ Cool, Jack. Tchow.»
Je remis la guitare dans l’étui en sentant sur mes épaules le regard de Jean à travers la vitre teintée.
Je pénétrai dans l’atelier et posai la guitare de Jack sur mon établi. Mon premier client connu. La victoire était mince, mais avec Jean les victoires étaient rares, si bien que je pris le temps de célébrer en allant fumer une clope en arrière.
«Tu vas-tu la commencer tu suite?» me cria Jean alors que je sortais une cigarette du paquet.
⎯ P’t’êt’ ben juste un check-up, pour voir.
⎯ Tu sais que t’as déjà pas mal de job, hein. T’as du stock à passer avant ça.
⎯ Fais-toi z’en pas, Boss.»


Je fumais la cigarette de la victoire sans toutefois m’en formaliser. Le mieux pour sortir gagnant de cette situation, je le savais bien, c’était de faire comme si de rien n’était et de laisser Jean vivre avec. Après tout, ce n’était qu’une très mauvaise guitare à réparer qui ne différait de mon pain quotidien que par la prétendue importance de son propriétaire. D’autant plus que Jack Turbine, Jean-Jacques Turbide de son vrai nom, me laissait plutôt indifférent. Sa musique mielleuse qui se prenait pour du rock ne ressemblait qu’à un pauvre stratagème de marketing pour vendre des albums, des billets de spectacle et des produits dérivés de toutes sortes à des gamines qui n’avaient aucune idée de l’âge réel de ces soi-disant vedettes de rock qui alimentaient leurs fantasmes. Et les vedettes de rock en question préféraient certainement n’avoir aucune idée de l’âge réel de leurs admiratrices. Je dois dire que j’étais rarement excité à la vue de personnalités connues dans notre atelier. Les personnes susceptibles de m’impressionner pour vrai ne mettraient jamais les pieds ici, j’en étais certain.

Ça faisait deux jours que l’atmosphère de travail était plutôt tendue. Jean était contrarié et il s’en fallait de peu pour qu’il s’enflamme. La cause? Jean n’était pas du genre à me faire part de ces choses-là. Si j’avais l’audace d’amener sa mauvaise humeur sur la conversation, il me faisait passer pour fou et se replongeait dans son travail.

Je terminai ma cigarette et en allumai une nouvelle aussitôt, après avoir jeté un œil à l’intérieur. Je pensai à Paré. Je le connaissais encore trop peu pour interpréter adéquatement son absence, mais sa brusque intrusion dans ma vie avait semé en moi l’idée que certaines choses se pouvaient beaucoup plus que je ne le pensais. L’idée de se casser la gueule pour en arriver à ses fins n’était pas si mal, au final. Moi qui avais toujours été stable et réservé, voilà que l’envie me prenait de faire le con, sans avoir de réel but en tête. Faire le con pour provoquer les choses et être forcé de réagir par la suite. Se foutre dans la merde et s’en sortir pour revenir plus fort. Un peu comme mon frère Carlos, mais avec des résultats positifs.
Le chat qui venait régulièrement nous rendre visite à l’atelier et que Jean m’enjoignait à foutre dehors chaque fois – nous l’avions baptisé Mustang – pénétra dans la cour par un trou sous la clôture. Je jetai ma cigarette et m’approchai doucement pour le toucher. Je le caressai un temps puis il prit la fuite quand je devins trop ambitieux, me laissant seul accroupi devant le grillage. Je restai dans cette position et tentai quelques étirements approximatifs pour vérifier l’état de ma côte et j’entendis qu’on m’appelait. Du moins, je supposai qu’on s’adressait à moi.
«Hey, Backdoor boy…»
La voisine qui arrivait des courses par la ruelle, les bras remplis de sacs. Je mis un peu de temps à réagir, me sembla-t-il, mais je rétorquai avec un air d’une parfaite nonchalance alors que je me levais avec précaution.
«Tu tombes bien, dis-je, c’est deux pour un aujourd’hui.» et je lui tendis une cigarette, le filtre droit devant et le briquet déjà prêt. Elle accepta en entrouvrant les lèvres et posa ses sacs par la suite.
Nous fumâmes quelques touches en silence, appuyés chacun de notre côté de la clôture. Un silence qui déviait de tout malaise, un silence simple qui me sciait en deux. En tout et partout, on pourrait parler d’un silence d’une quinzaine de secondes, certainement pas plus, mais ces quinze secondes avaient formé autour de nous une bulle de confort et de complicité réciproques, un moment qui confirmait qu’elle m’avait remarqué comme moi je l’avais fait pour elle. Quinze secondes qui concrétisaient la relation à distance qui durait depuis des mois. Vous voyez, je suis du genre à croire au destin, aux choses qui n’arrivent pas pour rien, tout ça. Ça m’a causé des ennuis et des déceptions, mais rien pour battre l’adrénaline au moment où ça se passe. La vie rêvée est souvent plus belle que la vie vécue et je ne vois pas pourquoi on s’en passerait. Et je vois encore moins pourquoi s’en passer au moment où les deux connectent enfin.
Je le trouvais beau, ce moment, mais c’est quand même moi qui brisai la glace.
«Je m’appelle Manuel. Manu, qu’on m’appelle.
⎯ Enchantée, Backdoor boy, me dit-elle en me tendant la main. Je suis Sandra. On m’appelle Sandra.»
Nous avons ri timidement tous les deux. Sandra, Cendra, Sans Draps, son prénom courait dans ma tête comme s’il voulait en occuper chaque partie. J’usai de toutes mes forces pour ne pas avoir cet air stupide que l’on affiche seulement devant une fille qui nous plaît. Je n’ai aucune idée si j’y suis parvenu.
«Me semble que t’es souvent en pause, toi, dit-elle d’un ton accusateur et badin.
⎯ Seulement quand tu jardines» risquai-je avec le maximum d’assurance que je pouvais offrir. Elle sourit, aspira une taffe et se concentra à faire tomber la cendre accumulée d’un timide coup de l’index. Elle continua avec l’inévitable. «Y t’ont pas manqué.
⎯ Qui ça?»
Elle ricana.
«Le Cercle des Fermières, je l’sais tu?»
Nous enchaînâmes avec une pléiade de possibilités de personnes prêtes à m’en vouloir assez pour me régler mon compte, puis à la fin d’un rire, je lui avouai que j’avais chuté à vélo.
«Bô-ring.
⎯Quoi, tu me crois pas?
⎯ La question c’est pas que je te croie ou non. C’est quel effort t’es prêt à mettre pour qu’on te croie. Ce que tu me dis-là, c’est dans la même catégorie que ton chien qui a mangé ton devoir. Fait que non, je te crois pas.
⎯ Tu dis ça parce que tu m’as jamais vu rouler.»
Elle fit mine d’être impressionnée. Je sortis de ma poche mon compteur et lui montrai. «Ça, c’est juste depuis qu’y fait assez beau pour sortir les vélos, pis mon bike a été brisé deux semaines. Je m’excuse, mais je roule.»
Elle me regarda en coin avec sa petite bouche pincée. Je pensai à Paré, je sais pas pourquoi.
«Pis toi? Enchaînais-je en le chassant de mes pensées.
⎯ J’habite là.
⎯ Ça, je le sais.
⎯ Tu m’espionnes?
⎯ Non. Je t’attends.»
Je n’y ai pas vraiment pensé avant de le dire. C’est sorti tout seul. Pas que je sois du genre à dire mes quatre vérités aux filles qui me plaisent, non. Au contraire. Mais là, j’ai laissé aller, sous l’influence de mon nouvel ami qui manquait à l’appel. On aurait dit que je n’étais même pas au courant que j’allais lui sortir quelque chose du genre. Un complot contre moi-même. Mais de la voir baisser les yeux vers ses pieds comme une petite fille m’a donné du cran. C’est payant, finalement, de se mouiller, pensais-je. Elle posa son poing gauche sous son coude droit replié, la fumée de sa cigarette montait en ligne droite et partait en volutes variables à quelques centimètres au-dessus de sa tête. Dirigeant son regard vers la droite, au bout de la ruelle, elle revint à elle au moment où elle entendit son nom, lancé du fond du jardin. Une voix féminine.
«Bon, on m’appelle. J’arriiiiive, cria-t-elle. Elle se retourna vers moi. Faut que j’y aille.
⎯ Faut ce qu’y faut.»
Elle écrasa sa cigarette sur l’asphalte craquelé. En terrain neutre.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

C'pas que j'ai lu tes 12 chapitres d'un coup pis que je voudrais la suite, mais ça ressemble à ça je dirais.

:)

Je vous fait la bise Monsieur.