vendredi 28 août 2009
Le jour des poubelles, chapitre 5
La plus belle histoire de Paré, la veille, avait été celle de l’épicerie. Alors qu’il faisait quelques emplettes au Provigo près de chez un ami avant d’aller y souper, il s’était senti suivi dans les allées. Rien de trop acharné, mais assez pour avoir des soupçons. Une femme dans la soixantaine, l’air étrange, qui le suivait et le regardait sans arrêt. Il avait tenté de la semer en brisant son parcours, sans suivre la logique des allées. Mais elle était toujours un peu là, sur ses traces. Puis elle l’avait rejoint à la caisse, se plaçant tout juste devant lui. Puis il avait figé à ses premières paroles. «Excuse-moi, dit-elle, mais c’est que tu ressembles tellement à mon fils…»
Soulagé, Paré s’était senti soudainement à l’aise, assez pour faire un trait d’esprit. «Ça doit être un beau garçon!
- Oh oui, c’était vraiment un beau garçon.»
Il avait analysé un temps.
«C’était? Il a arrêté d’être beau?»
Elle avait détourné le regard, retenant un rire gêné.
« Il s’est suicidé. Y’a deux mois.»
Son sourire persistait néanmoins
« Oh… Je… je suis désolé, madame. Vraiment désolé…
- C’est rien, voyons donc. Tu peux pas y être pour grand chose. Vois-tu, c’est que j’en suis encore à le voir partout, comme s’il était pas mort. Paraît que c’est normal.»
Paré s’était rappelé un ami du secondaire décédé dans un accident d’auto. Il s’était mis à le voir surgir de partout, comme s’il y avait toujours quelqu’un pour lui ressembler. Ça avait duré quelques mois. Il comprenait très bien ce que voulait dire la dame.
«Mais là, avait-elle repris, on dirait que ça me fait du bien. De te parler comme ça, à toi qui a l’air si gentil, c’est un peu comme si j’avais soudainement accès à lui. Ah, faut pas trop t’en faire avec les folies d’une vieille femme. Je suis vraiment désolée de te faire subir tout ça…
- Oh non, madame, voyons-donc, si ça peut vous faire du bien… Je, je sais pas… Je peux faire d’autre chose pour vous qui soit dans la mesure du possible?»
Le regard de la femme s’était illuminé. «T’es tellement gentil… Ben oui, si tu veux, tu pourrais faire quelque chose pour moi.» Paré, attentionné, était prêt à tout. «Tu pourrais juste me dire, quand je vais avoir passé la caisse, tu pourrais me dire «Salut m’man». Il m’appelait toujours comme ça, m’man.»
Ravi de pouvoir procurer du bonheur pour si peu, il avait assuré la dame qu’elle pouvait compter sur lui. Tout chose, il s’était retiré dans ses pensées alors qu’elle passait à la caisse. C’était fou comme la destinée pouvait se faire rencontrer deux personnes qui, au départ, n’avaient rien en commun. Une personne qu’il avait pourtant trouvée antipathique d’entrée de jeu. Pour preuve qu’on ne sait jamais ce qui nous attend.
Puis le moment était venu. Paré était prêt. Fier et tête première. «Salut m’man, à bientôt!
- Salut mon beau. Merci encore.
- Y’a rien là, m’man, voyons donc.»
Elle avait quitté et Paré, heureux d’avoir assuré au point de se permettre quelques libertés, avait sur le visage le doux sourire de la réussite. Il avait déposé ses emplettes en restant légèrement dans les vapes alors que la caissière scannait les produits. Voilà une belle action de faite. Il avait hâte de raconter ça aux autres. «Ça va faire 72,85$, s’il vous plaît.»
Surpris, Paré avait jeté un œil sur ses achats. Une caisse de douze bières, deux sacs de chips, une barre Mars et un gros sac de fromage en grain. Impossible. «T’es-tu certaine que t’as bien scanné tes affaires? Ça peut pas me coûter soixante-douze piasses certain…
- Ben, juste vos affaires, non, c’est sûr, mais votre mère m’a dit que vous alliez payer sa commande…
- Ma mère?
- Ben oui, votre mère, qui était juste là…
- TABARNAK!»
Il avait fait sursauter la caissière en tapant des deux mains sur le tapis roulant, avant de partir à la course pour rattraper la vieille. En chemin, il accrocha deux client, un panier et il arriva trop tard au stationnement, où il resta seul debout durant plusieurs minutes à se maudire.
«Pis là après, je suis retourné dans l’épicerie pour ramasser ma commande pis y’a fallu que je m’énerve avec l’hostie de gérant qui voulait pas me laisser partir sans que j’aie payé les affaires de la vieille.
-Pis?
- Je lui ai dit de se la mettre dans le cul, la commande de la vieille. Y’a dit qu’il allait appeler la police. Je lui ai dit «appelle-là, la police, maudit cave.»
- Pis là?
- Ben il l’a appelée, le cave. Pis j’ai payé la commande de la vieille, sinon ils me faisaient un dossier. Je me clencherai pas un dossier pour une commande de soixante douze piasses certain.»
Lou et moi riions à en perdre le souffle. Paré restait placide, frustré, tout en étant conscient du spectacle qu’il venait de donner.
Et depuis ce temps, deux semaines environ, Paré retournait régulièrement à l’épicerie, où il écumait les rangées à la recherche de la vieille, tout en se cachant du gérant. Et ce matin, il m’embarquait avec lui dans sa traque.
«Vas-y, toi.
- C’est quoi que tu veux que je fasse, Paré? Je la connais pas, moi, je pourrai pas te dire si elle est là.
- Juste faire un tour de reconnaissance.
- Je veux ben, mais crisse, pour reconnaître quoi?»
- Chicken. Va au moins acheter de la bière, moi chu barré.»
Il me tendit un billet de vingt dollars.
Malgré tout, voilà que j’entrais dans l’épicerie avec l’impression d’être sur une mission. Je me rajustai à la normale quand je constatai que je tentais d’avancer à pas de loup dans les allées. Comme de fait, la place offrait un parfait décor de ce à quoi devait ressembler une épicerie un matin de semaine. Un employé habillé avec une cravate – peut-être le gérant – me dévisagea. Un éclopé dans le frigidaire à bières un matin de semaine. J’achetai quatre cannettes de Kilkenny, payai et retournai à la Jetta. «Pis?
- Shit, ça a pas été facile, mon gars. Y’ont pas voulu me laisser me rendre au frigidaire. Y’a fallu que je me batte.
- Ta gueule.»
Sur quoi Paré démarra pour se diriger vers le sud. Une fois sur le pont Champlain, sa grande main vint fouiller entre mes jambes. Pour ne pas provoquer mon mal de côtes, je tentais d’éviter les gestes brusques causés par la surprise ou toute autre réaction vive. Mais là, je travaillais fort. «C’est quoi que tu fais, Paré?
- T’as mis où les cannettes?
- Calvaire, demande-le, à la place, j’ai rien que ça faire, moi, pas toi, tu conduis.
- T’es ben guidoune…
- Tiens, ta bière.»
Il la décapsula d’une seule main et en prit une grande lampée. Je fis de même. Ça me changera du vieux goût de café que j’avais en bouche.
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3 commentaires:
wow...très drôle le coup de la vieille!!! À ma prochaine épicerie, je me spote une fille entre 20 et 30 ans et je lui dit qu'elle ressemble à ma supposée jeune sœur disparue trop tôt puis je lui refile la note...Merci c'est génial!!! Isabelle
mmm...excellent, le coup de la vieille...t'es certain que ton Paré s'appellerait pas Tom?
"...and I started to pull on her leg, just like I'm pulling yours..."
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