vendredi 31 octobre 2008

La malédiction du Gitan, de Harry Crews







(The Gypsy's Curse, 1974), Gallimard, Folio Policier, 274 p., 1993.



J'avais le sentiment que je me plairais avec Harry Crews, et j'avais bien vu.

Celui-ci, choisi au hasard, raconte l'histoire de Marvin Molar, un cul de jatte culturiste muet de naissance et sourd par accident, qui vit au Fireman's Gym avec Al Molarski -- un homme fort de soixante-douze ans qui a recueilli Marvin au seuil de sa porte alors qu'il était bébé -- accompagné de deux étranges débiles attanchants nommés Leroy, le batailleur de ferme, et Pete, le vieux boxer nègre qui parle tout seul.

Ce qui est beau de Marvin, c'est qu'il peut se tenir en équilibre sur un doigt (son bon doigt) et pivoter sur lui-même.

Ce qui est moins beau, c'est que Marvin a reçu la malédiction du gitan, genre "trouve un con à ta grandeur et tu ne pourra jamais t'en séparer" et c'est là qu'entre en scène Hester, le seul personnage de l'histoire qui n'a pas été "oublié le jour de la distribution" ou qui n'est pas un peu débile. Elle va débarquer au Gym pour y habiter et faire un bordel pas possible et c'est là qu'on voit ce que des hommes peuvent faire d'imbécile pour impressionner une femme.

Et qu'est-ce que vous pensez, ça dérape.

Marvin est ici le narrateur, et par conséquent, chaque dialogue de ce livre est en langage des signes ou bien lu sur les lèvres. Prenez un instant pour vous imaginer un cul-de-jatte sur-musclé qui parle en signe. Voyez. C'est une dynamique de dialogue que je n'avais jamais rencontrée ailleurs et l'effet est gagnant.

Crews a créé un climat de groupe des plus étrange et attachant malgré l'apparent freak-show, et son personnage principal, le plus mal-foutu de la troupe mais le seul qui ait toute sa tête, n'a aucun tabou, et étant donné sa condition, on lui pardonne tout et on en fait vite un allié. Et on est content qu'il puisse se taper une femme top classe, même s'il est éclopé. Si seulement Hester n'avait pas de si belles jambes, de si beau genoux. Et si peu de jugement. Pauvre Marvin.

Dans la grande tradition des histoires de femme fatale, avec un petit quelque chose de dérangeant. Plaira très certainement aux fans de Palahniuk, de Bukowski, et d'haltérophilie.

Extrait:
Elle est restée assise durant tout le repas, les yeux dans son assiette, passant quelque chose quand quelqu'un le demandait, répondant quand on lui parlait, et tout le temps à me lancer des petits regards timides par en-dessous.
Moi ça me faisait triquer prodigieusement. De la voir matée comme ça, j'avais un gourdin fallait voir, de la brique. J'ai profité d'un moment où Al regardait ailleurs pour lever la main et dire:"J'ai une trique c'est de la brique." (...) "J'en peux plus."
Là elle a rejeté la tête en arrière, sa belle gorge déployée en arc sous la lumière. Sa bouche pulpeuse s'est ouverte subitement, et dans la table j'ai senti les vibrations de son rire. Quand elle m'a regardé de nouveau, sa bouche était humide et plus lourde que jamais, ses yeux brillants et noirs comme des olives mouillées.
"J'en peux plus" j'ai répété.
"T'en fais pas. Moi je peux." Et là elle a fait un petit truc salé avec le bout de sa langue. "Je peux tout prendre, tout ce que tu pourras me donner."

Je sais pas ce qui me retenait de donner des coups de tête dans la table. Pete était le seul à avoir suivi notre échange et le mouvement de nos doigts. Évidemment, il pouvait rien comprendre, mais je savais qu'il avait suivi ça de près. Il a fait une moue et s'est mis à se mordre l'intérieur de la joue, lent et circonspect, comme quelqu'un fait des fois en suçant une allumette. Et puis il s'est levé de table et est parti."

(Originalement publié le 30 mars 2007)

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