vendredi 31 octobre 2008

L'effet Garneau

Cette journée-là plus que les autres était longue. Elles avaient beau avoir des tâches à accomplir, Ève et Mélie ne s'en acquitaient que par bribes, butinant ici et là des distractions possibles. Peu de clients s'affairaient au comptoir de la librairie, le téléphone était en pause et Mélie avait l'air morose. Accoudée nonchalemment derrière l'ordinateur, elle dessinait sur une feuille un visage, toujours le même, qu'elle essayait de rendre avec des traits de plus en plus simples à chaque reprise. Peut-être était-ce l'homme de sa vie qu'elle redessinait sans cesse, d'abord avec des détails complexes, puis de plus en plus humble, presque diaphane. Sa façon d'exorciser cet homme qui n'existe pas, en le faisant disparaître à force de le représenter. Moins expérimentée dans l'art de ne rien faire au travail, Ève s'appliquait à la tâche avec plus de rigueur, s'efforçant de ne pas prendre Mélie en exemple. Elle la voyait tous les jours allonger ses heures de dîner, aller fumer des cigarettes alors qu'il ne lui restait plus de pause à prendre, servir les clients n'importe comment, sans protocole aucun, et manger ce que bon lui semblait, alors que la nourriture était proscrite sur le plancher. D'une certaine manière, elle l'enviait d'être capable d'être tout ça. Mais Ève savait que ce n'était que le temps qui faisait naître ce relâchement. Et si elle admirait les connaissances et l'aisance de sa collègue, qui était presque de dix ans son aînée, jamais elle ne voulait se rendre à son niveau d'ancienneté. Avec tout le respect qu'elle vouait à Mélie, cinq ans dans cette entreprise, c'était beaucoup trop.

Elle prit une poignée de livres de poche et s'affaira à les placer sur les rayons, sans trop se presser. Elle sourit en passant à un client, un grand homme aux yeux doux et au sourire facile derrière sa barbe blanche. Il semblait être à l'aise à se débrouiller seul, si bien qu'Ève convenut d'ignorer les trois « A » sur lesquels on misait tant dans les formations de service à la clientèle : Accueillir, Accompagner, Agir. Elle plaça sans problème sa pile de livres et s'en retourna au comptoir où elle trouva Mélie, bouche bée, qui la regardait avec ses grands yeux sortis de la tête. Ève avait beau lui demander des explications sur son état -- et le sentiment d'y être pour quelque chose ajoutait à son malsaise -- Mélie ne disait rien et ne faisait que sembler lui reprocher quelque chose. Elle lui cria à voix basse : « C'EST MICHEL GARNEAU!!!!!! Je pense...»
-- Euh, ok.. Mais c'est qui, Michel Garneau?
-- Voyons donc, Ève, t'es libraire!
-- Ben là, je suis une nouvelle libraire qui fait juste huit heures par semaine. Bravo. Dans dix ans on pourra peut-être jaser de littérature, si tu veux.
Mélie consentit à l'argument de sa cadette et commença à lui présenter l'homme de lettres. Elle lui parla de sa poésie libre et imagée, de son théâtre authentique, de son émission de radio récemment retirée des ondes et de sa voix, sa voix, sa voix, sa voix. Elle avait peine à contenir son engouement et chuchoter en même temps. « Sérieux, Ève, quand cet homme-là parle, c'est comme si tout était rendu possible. Y'a plus rien d'autre qui existe. Oh oui, Michel, parle-moi, parle-moi, dis n'importe quoi je m'en fous mais parle-moi. »
C'est Ève qui l'arrêta en lui tapant sur le bras quand l'homme se dirigeait vers elles. « Vas-tu lui dire quelque chose? »
-- Ben, je suis même pas certaine que c'est lui, tout à coup.
-- T'as juste à le faire parler.
-- Facile à dire.. Bonjour! On peut vous aider?
-- C'est bon, merci, je fouille, je me fais plaisir..
Les filles reçurent ces paroles comme un coup au coeur et alors que ses jambes flanchaient, Mélie convenut qu'il fallait agir vite. Michel Garneau venait de souffler ce qu'il restait du dessin de l'homme de sa vie et lui ayant parlé, il l'avait faite poésie. Rimante et consonnante, Mélie reprit ses esprits et lança : « Coudonc, êtes-vous Michel Garneau? ».
Plus que tout, elle rêvait de l'entendre dire un seul mot, parmis tous les Mots. « Euh.. Oui. » Et il s'approcha du comptoir, souriant à Mélie, puis à Ève, puis à Charline qui s'était jointe et puis Évelyne juste derrière. « Me semble que ça fait longtemps qu'on a reçu un nouveau livre de vous, là..
-- Ben, oui, en effet, je fais surtout de la traduction, ces temps-ci. Mais tu sais, de nos jours, y'a pus grand monde qui se lève le matin et qui se dit « Oh, la belle journée, je m'en vais faire de la traduction ».
Les filles rirent toutes en même temps.
« Alors ce que je fais, c'est que je traduis d'abord un poème de Cohen, et quand c'est terminé, j'en écris un pour moi. Ça prend plus de temps, c'est sûr, mais y va sortir deux livres en même temps! »
À ce moment-là, il n'y avait plus rien à faire, George Clooney aurait pu se pointer à la librairie qu'il n'aurait eu qu'une maigre considération. Elles venaient toutes de vivre l'expérience Garneau, et le regardèrent s'en aller après qu'il les aie saluées toutes dans les yeux. Ève lança, impressionnée : « Ayoye, j'aimerais ça l'avoir comme grand-père, lui. » Et Mélie lui répondit, en fixant le vide : « Comme grand-père? Eh que t'es naïve.. »

Michel-Olivier Gasse © 2006

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