vendredi 31 octobre 2008

Métal Subliminal

Est-ce qu'on peut réellement avoir une sexualité aussi ambiguë et aimer manger de la viande crue comme ça, en criant?

Quoique dans des formulations relativement plus simples, c'était ce qui me préoccupait alors qu'encore tout jeune, je parvenais à avoir entre les mains une copie de l'album des Twisted Sisters. Fruit défendu maudit de ma jeunesse, je m'y précipitais dès que l'occasion y était, pour le regretter quelques minutes plus tard. Je devais me rendre à l'évidence, cette photo me foutais une chienne pas possible.

Je savais que le mot sisters faisait référence de près ou de loin au domaine de la féminité. À quoi exactement, je n'aurais pu dire, mais ça avait rapport aux filles, ça c'est certain. Et puis l'allure. Les cheveux longs, blonds et frisés, le maquillage grossier et tout cet habillement plutôt indéfinissable me faisait trancher que cet être humain était une fille.

Mais j'avais jamais vu une fille manger comme ça un gros morceau de viande crue. Un gars non plus, mais disons que ça m'aurait moins surpris de voir un gars faire ça. Mettons. Une fille, c'est doux et gentil, que je me disais. Une fille, ça s'amuse pas à faire peur aux enfants. Si on avait été quelque chose comme vingt ans plus tard, j'aurais pu ajouter qu'une fille, c'est presque tout le temps végétarienne, aussi. Quoiqu..il en soit, dans les années quatre-vingt, ça faisait longtemps que l'être humain avait arrêté de gruger sa viande crue à même l'os.

Martin Lepage l'avait, lui, la cassette. Martin aux grands cils qui avait l'air si gentil, si doux. Pourquoi lui avait-il le droit et pas moi, ça me renversait, mais Martin possédait sa propre introduction au vice, chose dont j'étais privé par la nature -- il avait un grand frère. Il avait bien voulu me la prêter, la cassette, et moi, tout content, de la montrer aux parents en arrivant de l'école. Ce serait là mon premier plongeon dans le monde sans merci de la musique heavy metal, plus précisément des avertissements parentaux en matière de messages subliminaux.

Après que les parents m'aient fait leur mise en garde sous forme de menaces que cette musique m'entraînerait à faire des choses très mauvaises, que c'étaient là des choses pour les grandes personnes, etc, je n'avais plus aucune envie d'aller vers ces monstres carnivores. Les mots de mes parents avaient fait effet, bien que subsiste en moi, quelque part, le sentiment que ces deux-là n'y connaissaient absolument rien. Réflexion faite, moi non plus, alors on oublie tout et on redevient une famille unie, d'accord?

Pas si vite. Deux années sont passées dans la candeur la plus inoffensive. Loin de la viande crue, du maquillage masculin et du mauvais goût musical, c'était comme si l'enfance revenait à moi. Mes cheveux blondissaient, mon Big Wheel servait comme jamais et mes parents essuyaient les dernières gouttes de sueur qui perlaient à leur front, se disant qu'ils l'avaient échappée belle, que jamais ils n'auraient cru qu'une crise d'adolescence pouvait passer comme un coup de vent.

Wô minute. J'ai pas encore dix ans.

Je suis donc retourné dans l'abysse de la non-identité musicale. J'écoutais la même musique que mes parents, qui préféraient souvent écouter la télé. Un greatest hits d'Elton John, une vieille cassette de Charlebois, je prenais soin de passer mon tour à Nana Mouskouri et Evan Johannes (je m'en félicite toujours) et de temps en temps, une petite danse dans le salon sur « Dimanche matin, je suis tout de manière malade/ Passez-moi un verre de limonade ». Je l'aimais bien, cette chanson. Malade. Limonade. C'était bien assez pour être heureux.

C'est peu après que j'ai reçu le premier appel, mon introduction à la musique des grands sans l'intervention de mes parents. Ma cousine Cathy, qui était aussi ma gardienne, est arrivée un jour avec la cassette de Glass Tiger, « the thin red line ». La cassette était en plastique rouge transparent. J'étais très impressionné. Peut-être même que ce simple fait m'a encouragé à apprécier la musique. Plus tard, je serais déçu en m'apercevant que ma copie de la cassette était noire, tout ce qu'il y a de plus drabe.

J'ai tout de suite été charmé. Les guitares mystérieuses et répétitives de la pièce titre me propulsaient vers des territoires inconnus à ce jour. Je dansais avec ma cousine dans le salon. Nous étions sur la même longueur d'ondes. Le refrain accrocheur de « Don't forget me when i'm gone », la mélancolie de « someday » me faisaient vibrer. Nous sommes en 1986, « l'année du Tigre », selon Roch Denis à l'émission Québec Rock. Fier de prendre part à ce succès que je m'imagine planétaire, je m'y lance corps et âme et rêve en secret de ressembler à Alan Frew. Le grand frère de Martin Lepage se voit forcé de juger nos performances respectives de lipsync, à son grand dam, parce que lui, déjà, est rendu ailleurs. Le grand frère de Martin Lepage est maintenant dans Mötley Crue par-dessus la tête. Alors notre petit groupe romantico-pastel-ontarien peut bien aller se rhabiller. Il fallut peu de temps à Martin pour suivre les influences de son grand frère et je me retrouvai seul du côté naïf de la clôture. J'aurais dû me douter que ça ne pouvais durer pour toujours. Tôt ou tard, il me faudrait reprendre les rennes. Le diable revenait cogner à ma porte et cette fois-ci, j'irais ouvrir avant mes parents.

L'année 1987 a vu notre famille quitter la douce Gaspésie pour Sherbrooke, ville d'opportunités et de mystères. Sherbrooke, ville reine des Cantons-de-l'est, Sherbrooke, plus qu'une ville, Sherbrooke, ville de mes premières cassettes.

Je n'avais pas encore d'amis, si ce n'était de Rémy, le voisin, qui avait l'âge de mon petit frère mais qui était grand comme moi. Relation ambiguë s'il en est une, le temps le fît pencher vers mon frère, et me voilà seul dans la grande ville. Des panneaux publicitaires partout, la statue de la côte King, des lumières qui disent aux piétons quand traverser, un centre-ville couvert comme la Plaza St-Hubert que j'ai vue à la télé, j'étais en état de constante stimulation. La rue Wellington. « Papa, j'aimerais ça que tu m'achètes une cassette.
-- Ok, mais y faudrait trouver un magasin de musique. »
Il fallut peu de temps pour arriver au Juke-Box, petit magasin dans un sous-sol où je ne serais jamais entré seul pour rien au monde. Les murs en briques, l'atmosphère étouffante, des habitués qui fouillent les vinyles, et un disquaire blasé. Derrière lui, les cassettes enlignées sur le mur. « C'est laquelle que tu veux, Olivier? » J'avais déjà repéré la pochette tigrée de Glass Tiger. Un classique, je connais déjà toutes les chansons. Mais juste à côté, la pochette mauve avec deux masques blancs, un qui rit et un qui pleure, « Theatre of pain » de Mötley Crue. C'est là que je suis rendu. C'est celle-là que je veux. D'une voix frêle et hésitante, j'annonce mes couleurs. « Je veux Mötley Crue. » Le disquaire se retourne, prend la cassette et la mets sur le comptoir, devant mes yeux. J'y suis presque. Tout va bien. Ne rien laisser paraître. « C'est-tu du heavy metal, ça? » La question m'est directement posée, je fais celui qui n'en sait rien. Mon père dévie le regard vers le disquaire qui fixe mon père, puis la cassette, moi, reviens à mon père, et sachant qu'il fait face à un cas où il ne sert à rien d'expliquer les diverses nuances possibles de Heavy Metal, baisse les armes et avoue tout. « Euh..oui.. oui, c'est du heavy metal.
-- Qu'est-ce qu'on avait dit, Olivier? Hein? Me semble qu'on a été clairs là-dessus, non? Y'en a plein de sortes de musiques, pis toi tu choisis celle que t'as pas le droit. Quand on en a parlé, en plus. Y'a des messages su-bli-mi-naux, Olivier.
-- Mais papa, c'est pas du vrai Heavy Metal.
-- Olivier, commence pas, du heavy metal, c'est du heavy metal.
-- Oui mais papa..
-- Y'a pas de Oui mais, Olivier. C'est non, c'est tout.
-- ...
-- Choisis-en une autre.
Le disquaire répondit à ma demande larmoyante et mit devant moi la cassette de Glass Tiger et assura mon père d'un simple regard que « Oui, ça c'est correct. »

De la belle musique de fifi, oui.

Michel-Olivier Gasse © 2006

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