dimanche 2 novembre 2008

Dubé à la belle étoile














Gilbert Dubé constata qu’il n’avait jamais réellement pris le temps de regarder le ciel nocturne. Pour la première fois de sa vie ce soir, à quarante-sept ans, il allait passer la nuit à la belle étoile. Le fait qu’il repose dans un conteneur à déchets avec les articulations broyées devait cependant rompre quelque peu le charme de cette première expérience.

Dubé était un professionnel de la viande, il avait la vocation. Jamais n’avait-il rêvé dans sa jeunesse d’être pompier, joueur de hockey, et encore moins vétérinaire. Il avait grandi en voyant son grand-père dépecer des bêtes, et le métier s’était installé en lui avec un naturel qu’il ne pouvait raisonner. Il en était arrivé à comprendre et respecter chaque morceau qu’il découpait ou emballait. Un jour, il aurait sa boucherie à lui, mais pour l’instant, il officiait au comptoir viande du Super C de la Place Belvédère. Pas l’idéal, mais il arrivait quand même à y trouver son compte. Tant qu’il se concentrait sur la viande.

Depuis un certain temps, Dubé avait remarqué que des actes de vandalisme étaient commis sur son territoire. Rien de bien grave, mais juste assez pour entraîner un gaspillage considérable. Les vandales semblaient avoir une préférence pour la viande hachée, les steaks épais, et les poitrines de poulet. Il ne lui était jamais arrivé de les prendre sur le fait, mais il avait déduit que les malfaiteurs s’amusaient à enfoncer leurs poings dans la viande. On décelait clairement des traces de doigts dans le steak haché. Tout cela aurait presque été drôle si l’un des deux ne portait pas un genre de bague gigantesque, assez pour déchirer le plastique et imprimer sur la viande le mot ROCK, à l’envers.

Bien sûr, une épicerie si mal foutue, dans le centre d’achats déprimant d’un quartier mal fâmé de la ville, ça collectionnait son lot de vandalisme, même que ça venait parfois des employés. Sans compter les nombreux vols, on retrouvait régulièrement des bouteilles de shampooing vidées par-terre, de la viande cachée loin derrière des boîtes de céréales, des étalages complets de boissons gazeuses auxquelles on avait simplement dévissé le bouchon d’un tour, même qu’on avait déjà retrouvé de la merde dans une allée. Dubé avait toujours considéré ces actes avec une certaine distance, mais dans la situation présente, c’était comme si on s’adressait directement à lui. Voilà qu’il travaillait maintenant sur le qui-vive.


Alors qu’il s’apprêtait à balancer dans le conteneur à déchets une dizaine de paquets rendus invendables, il s’était risqué à y enfoncer son poing. Un superbe bifteck de surlonge d’un pouce et demi d’épaisseur qui valait plus de dix dollars. Juste pour voir. On peut dire que cet excès de curiosité marqua un point tournant dans la vie de Dubé. Il ne s’était pas attendu à tant de chaleur, bien que la viande soit encore froide. Il avait gardé son poing enfoui dans le steak en fermant les yeux, avant de l’en retirer. Puis de recommencer. Encore et encore. Bien que, d’un point de vue professionnel, il désapprouvât ardemment cette pratique, il pouvait maintenant dire, le poing enfoncé dans la viande, qu’il voyait où les vandales voulaient en venir. Il avait lançé le steak dans le conteneur pour recommencer avec chaque morceau. Il comprenait la satisfaction que procurait cette pratique douteuse. De toute sa vie, il n’avait jamais frappé quelqu’un pour la peine, mais il était convaincu que l’effet réconfortant de la viande équivalait un peu celui d’enfoncer son poing sur la gueule d’un adversaire. Et le fait que la viande ne risquait pas de risposter était non-négligeable.

Dubé restait vigilant, surveillait les mains de chacun de ses clients, à la recherche de la bague ROCK. Bien qu’une telle décoration se remarque plutôt facilement, Dubé sentait qu’il n’arriverait à rien en restant confiné derrière son comptoir. Il étendit son périmètre en allant traîner dans les allées. Son acharnement fut payant après peu de temps, et c’est son oreille qui le mit sur la piste. Grâce à un claquement de mains sonore propre à deux jeunes garçons qui se croisent par hasard, Dubé devinât qu’il avait son homme. Le smack hermétique était serti d’une pointe métallique – deux bagues qui s’entrechoquent – et le boucher se retrourna aussitôt, ayant tout compris avant même d’avoir vu. Eût-il été dans un film, on aurait eu son regard frondeur en gros plan. Le porteur de la bague était un grand mince habillé de noir, avec le crâne rasé. Et son ami, lui, tout petit, était vêtu aux couleur de l’épicerie. C’était l’un de ces jeunes commis comme il en passe tant et qui gardent rarement leur boulot plus de quelques mois. Dubé pensait qu’il était prêt pour l’affrontement, mais il fût assailli d’une incommodante bouffée de chaleur, et tenta de contrôler les tremblements qui envahissaient ses membres. Il retourna aussitôt derrière son comptoir en se traitant de tous les noms.

Après qu’il eût découvert les nouvelles vertus de la viande, les pratiques de Dubé s’étaient raffinées. Il avait d’abord commencé par arriver une vingtaine de minutes plus tôt au travail. Il était responsable, tous les matins, de l’ouverture de la boucherie. On ne venait le relayer que vers dix heures. Tôt le matin, tout le monde était occupé à ses affaires, et Dubé s’enfermait dans la chambre froide pour boxer les quartiers de viande suspendus. La sensation était plutôt différente. Une viande plus ferme, certes, mais qui offrait la possibilité d’avoir les mains libres. Il était même allé jusqu’à trouver sur internet des vidéos de boxeurs, et il apprenait chez lui le soir des mouvements qu’il répétait le lendemain matin. Cependant, la température de la chambre froide prenait inmanquablement le dessus et Dubé en ressortait frigorifié à chaque fois.

Il avait entreprit de rapporter chez lui de la viande sur le point de périr. Bien qu’il aurait hésité à la manger, même bien cuite, ses poings, eux, ne faisaient pas la différence. Il se défoulait le soir, et rapportait la viande le lendemain, incognito, pour la balancer dans le conteneur à déchets. Puis il se mit à manger les meilleurs steaks de sa vie alors qu’il prit l’habitude de voler de la viande fraîche du jour, qu’il pétrissait une bonne demi-heure avant de la faire cuire.

Dubé en était arrivé à faire le raisonnement suivant : si la viande évoquait si bien la chair humaine alors qu’il la frappait, n’en irait-il pas de même s’il la caressait? Vieux-garçon confirmé, il avait depuis longtemps fait une croix définitive sur ses besoins de tendresse, croyant bien pouvoir s’en passer. Bien qu’il ait été perplexe et qu’il se soit senti observé les premières fois, il en vint rapidement à désirer sa viande et à se mettre de côté durant la journée des morceaux qu’il jugeait idéaux pour ses activités masturbatoires. Au début, sa préférence allait à la viande hachée, dans laquelle il s’introduisait chaque fois avec un soupir de satisfaction, malgré le coup de froid qui l’envahissait. Puis ce furent les steaks, qu’il maltraitait d’abord pour ensuite se faire pardonner en les faisant glisser partout sur son corps. Il terminait en beauté avec le barbecue, où il faisait griller les pièces qu’il avait assaisonnés de façon bien personnelle. Un soir, épuisé, il était tombé endormi avant même d’en arriver à la cuisson. Il avait retrouvé la viande le lendemain matin sur la table, à température pièce, et s’était aussitôt relancé dans une séance torride. Il avait atteint de nouveaux sommets et en était resté tout chose durant une bonne partie de l’avant-midi, au travail. C’était plus tard dans la journée, après avoir repris ses esprits, qu’il avait enfin identifié le ROCK et le commis, en étant incapable de leur faire face.


Il entreprit de coller le train au petit commis dont il ignorait le nom. Ce dernier lui jetait maintenant d’étranges regards. Il n’en fallait pas plus pour confirmer à Dubé qu’il tenait son homme. Un soir, il attendit que le petit soit sorti de la salle des employés pour revêtir manteau noir, casquette et lunettes de soleil. Il se dépêcha pour le rejoindre.

Plutôt que de prendre la sortie qui menait directement à l’extérieur, le petit passa par le centre d’achats et bifurqua vers l’accès au stationnement sous-terrain. Dubé se maudit de ne pas avoir évoqué l’éventualité d’une poursuite automobile. Arrivé au bas des marches, il ralentit le pas. Bien que la Place Belvédère bénéficiât d’un stationnement extérieur et d’un sous-terrain, il n’en restait pas moins que ces deux espaces étaient davantage le résultat d’un excès d’optimisme des promoteurs qu’une réelle nécessité. C’était la Place Belvédère, merde, pas le Carrefour de l’Estrie, et l’achalandage et les voitures étaient trop peu nombreux pour qu’il puisse se dissimuler aisément. Dubé se dirigea vers une Civic et se cacha derrière.

Il entendit des voix, puis le claquement de main avec la pointe métallique. Les mots lui parvenaient de façon indistincte et après peu de temps, des effluves de marijuana flottèrent jusqu’à lui

Assis par terre, adossé à la voiture, Dubé se répétait les mouvements qu’il avait pratiqués sur les quartiers de viande. Tout semblait si simple. Il entendait la discussion des deux vandales sans vraiment pouvoir déceler d’indice. Il devait les approcher. Trouver un moyen. Il retira ses lunettes fumées, qui ne lui étaient d’aucune aide dans l’obscurité du stationnement. Il les fourra dans la poche intérieure de sa veste et se leva. Une main se posa sur son épaule.

⎯ Besoin d’aide, monsieur le boucher? fit le commis en restant derrière lui.
⎯ Eh? Ben non, ben non. Je cherchais mes clés.
⎯ T’as un char? Je t’ai toujours vu marcher, me semble.
Le plus grand avait fait le tour du véhicule et lui faisait maintenant face.
⎯ C’est pas gentil d’espionner les gens, continua le petit commis.

Il avait toujours la main sur son épaule, et Dubé le sentait respirer dans son cou. Son regard se dirigeait sans le vouloir sur le ROCK qui brillait devant lui. La main qui le portait couvrait l’autre refermée en poing. S’il s’était pratiqué à frapper la viande, Dubé avait omis l’aspect discussion de son entraînement. Et force lui était de constater que la répartie n’était pas son point fort.

⎯ Je passais par icitte. Juste de même.

La main sur son épaule se resserra, et le ROCK s’imprima aussitôt dans le gras de son ventre, puis sur son visage alors qu’il se penchait en accusant le coup. On lui laissa le temps de souffler, mais pas assez à son goût. Juste le temps nécessaire pour cracher une dent devenue agent libre. On lui avait retiré sa casquette. Toujours plié en deux, sa tête était maintenue vers l’arrière par le petit qui lui tirait les cheveux. Un genoux sur la gueule lui fit perdre tout espoir d’une dentition saine. Un autre genoux dans le dos le fit s’accroupir par terre, comme s’il implorait le pardon, mais la parole était maintenant vaine. Même s’il avait été capable de parler, il n’aurait su quoi dire en restant digne.

Dubé attendait de s’évanouir. En fait, il aurait aimé porter au moins un coup, histoire de confirmer ou non son impression, par rapport à la viande et la chair humaine. Il ne distinguait plus rien des coups de pied et de poing qu’on lui assénait et la douleur vive se transforma en état second. Les deux vandales faisaient leur travail en silence, et Dubé pensa qu’il aurait préféré se faire insulter en même temps. Un coup parti…

Il trouva enfin un répit bien mérité. Ses agresseurs semblaient discuter, mais lui n’entendait qu’un bruit sourd de son oreille libre, l’autre reposant par terre, prise en succion dans une flaque de sang qu’il devina être le sien.

Il se crut sauvé alors qu’on le souleva de terre. Probablement le plus grand qui le prenait sur ses épaules. Dubé se sentit tanguer, puis accusa un sévère coup alors qu’on le relâchait sur le sol. « J’peux pas le traîner tout seul de même, crisse, aide-moi donc. » entendit-il. Puis il sentit ses bras et ses jambes tirer, comme si ses membres voulaient quitter son corps. À son dos qui frottait l’asphalte rugueuse, Dubé comprit qu’on l’emmenait ailleurs. Ils avaient au moins la décence de ne pas le laisser croupir au fond d’un stationnement sous-terrain. Touché par le geste, il s’abandonna, mais la lumière du jour le ramena à sa triste réalité. Les yeux vers le ciel, il se laissa traîner le long du centre d’achats, du côté qui donnait sur le parc. Le trajet ne se fit pas sans heurts. Le chemin cahoteux et les branches qui lui fouettaient le visage lui confirmèrent que les vandales n’empruntaient pas un passage usuel.

Dix minutes, deux heures ou trois jours, Dubé n’avait pas la moindre idée du temps qu’il avait passé jusqu’à maintenant dans cet état. Pas plus qu’il n’avait conscience de ce qui se passait avec son corps, mises à part les cigarettes qu’on lui écrasait à divers endroits, le front, les mains, sous le menton. Celle qu’on lui mit dans l’oreille le fit hurler quelques secondes, le temps qu’une main se pose brutalement sur sa bouche, et qu’un coup de pied au flanc vienne faire diversion. L’un des deux agresseurs retira un bas de son pied et le lui enfonça dans la bouche en l’avertissant qu’il n’était pas bon de déranger ainsi le voisinage, qu’il y avait des enfants à proximité et que c’était là une conduite inadéquate, monsieur le boucher.

Dubé fût étendu sur un lit de branches. Il supposa qu’ils étaient dans le boisé du parc, dans ces repaires douteux où des jeunes venaient régulièrement et laissaient des corps morts de fêtards. Il se réjouit en sentant poindre la noirceur. Il pensa au sang qu’il avait perdu, aux dommages qu’on lui avait infligés, et se demanda pourquoi il était toujours en vie, ou du moins pourquoi il était toujours conscient. Les cigarettes se succédaient et ne lui faisaient désormais plus aucun effet. Il essaya de pleurer, mais n’y parvint pas. Il fut laissé seul avec l’un des deux pendant un temps, et quand l’autre revint, Dubé entendit « C’est bon », puis se sentit à nouveau soulevé de terre.
⎯ Attend, entendit-il.
⎯ De quoi?
⎯ Juste pour faire sûr.

On le reposa face par terre, et Dubé sentit son poignet se poser sur un billot de bois. Davantage par le bruit que la douleur, il sut qu’on lui cassait le bras à l’articulation. Ces gars-là ne devaient pas s’en remettre qu’à la viande du supermarché pour leur entraînement, pensa-t-il. C’est dans un état de désolation totale qu’il constata que l’opération se répétait pour son autre bras, puis les jambes, pour lesquelles ils eurent plus de difficulté. Dubé aussi.

Alors qu’on le portait par ses membres désormais inutiles, Dubé, pourtant peu porté sur la religion, priait tous les saints de l’histoire qu’ils le fassent s’évanouir, s’ils étaient trop pourris pour venir le sauver.

L’odeur qu’il percevait lui était familière. Sans réellement arriver à la définir, considérant en plus que son odorat devait être sérieusement déréglé, Dubé éprouvait néanmoins un certain sentiment de terrain connu. Une fois acclimaté, il fut capable, sinon de la cibler, du moins de la qualifier. Une odeur rance et colorée, infecte, en fait.

Il se sentit à nouveau soulevé de terre, et c’est sans aucune délicatesse que Dubé fût hissé en hauteur. Il balança violemment par-dessus une rambarde, et c’est à l’amortissement coussiné de sa chute qu’il devina qu’il se trouvait à l’intérieur du conteneur à déchets, à l’arrière de l’épicerie. Il entendit des pas s’éloigner, puis d’autres, plus menus et sournois, s’approcher de lui. Ce furent d’abord des chatouillements qui le firent s’exciter. Puis des morsures, que Dubé commença à trouver fort inconvenantes. Au moins à une dizaine de reprises, il tenta d’éloigner les bestioles pour se rappeler qu’il ne valait guère mieux qu’un pantin sans ficelles.

Il constata qu’il n’avait jamais réellement pris le temps de regarder le ciel, la nuit. Il s’en voulut de ne pas s’y être attardé plus tôt dans sa vie. S’il devait s’en sortir, il aurait amplement le temps de le regarder, le ciel étoilé. Cette idée lui leva le cœur. Il tourna la tête de côté et fût incapable de projeter son vomissement comme il l’aurait voulu. Quelques bestioles affluèrent. Il ne lui restait maintenant plus qu’à attendre. Les secours, ou la collecte des déchets. À ce point, il lui était bien difficile de dire lequel des deux il préférait.


Michel-Olivier Gasse © 2008

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