dimanche 2 novembre 2008

Si un siffleux sait siffler, peut-on le frapper?

J'aime pas les gens qui sifflent. Même si mon père est plutôt du genre siffleux. J'aime pas mon père quand il siffle. D'autant plus que mon père n'a au-cune notion musicale. Il siffle ou bien entre ses dents (des notes remplies de vent) ou encore un beau gros son rond, mais toujours loin d'une mélodie, aussi simple et courte soit-elle. Mais c'est mon père, alors je lui dit que ça m'énerve. Je le dis calmement. Et il se met à fredonner...

Le gars dans le métro ce matin, c'était pas mon père. Facteur, qu'il était, visiblement en fin de run. Et heureux. Assez heureux pour siffler, j'ai commencé à l'entendre en sortant de l'autobus au métro Joliette. Je l'ai spotté tout de suite. Il arrivait à pied et m'a emboité le pas alors que je mettais pied à terre. On a marché à la même vitesse jusqu'à l'entrée du métro, on a maté le même cul de la même fille et j'ai cru entendre à ce moment-là une variation dans son sifflement. Du genre "petite fioriture pour souligner la beauté". Y'a pas à dire, il avait du talent. Ça me tue de dire ça, mais il sifflait très bien.

Je pense qu'il était au courant.

Sur la rame de métro, il s'est adossé aux briques jaunes et s'est laissé glisser pour se retrouver accroupi. Il regardait les gens passer, les yeux vers le haut, et il n'arrêtait pas de siffler, le salaud. Il a refait le coup de la beauté du monde à une passante et il avait raison, elle était très belle. Ça m'a tué de penser qu'on avait peut-être les mêmes goûts. J'espérais seulement ne pas être dans la même catégorie que lui, pour ce qui est de plaire aux filles.

Je l'ai imaginé faire sa run de postier en sifflant sans arrêt. En soi, y'a pas de mal. Quelqu'un qui siffle et qui passe, je peux gérer. Quelqu'un qui siffle et qui reste, je veux gerber. C'est alors que le train est arrivé. Je lisais distraitement mon livre, mais le siffleux effaçait au fur et à mesure les mots sous mes yeux. Je travaillais fort pour rester concentré, et je me félicite encore d'avoir eu la vigilance de ne pas prendre le même wagon que lui. S'il avait fallu.

Comme si je venais d'échapper à un agresseur, je décompressais dans mon wagon "whistle-free" tout en étant convaincu qu'une fois à Berri-Uquam, la même chose se produirait. Il reviendrait m'emboîter le pas avec ses acrobaties soufflées et sa bouche en cul de poule et peu de temps s'en faudrait pour que je le laisse gisant au pied du mur, les mains attachées dans le dos et une pleine track de biscuits soda enfoncée jusque loin, loin, loin.

Je pensais à tout ça, et croyez-moi croyez-moi pas, quand le train s'arrêtait aux stations et que les portes s'ouvraient, je l'entendais. Je le jure. Que je l'entende dans ma tête ou pour de vrai n'avait plus aucune importance. Je l'entendais.

Je suis sorti du métro à vive allure, les poings serrés, me retenant plusieurs fois de tourner la tête pour m'assurer de l'avoir semé. Mais je n'entendais rien, je me savais en sécurité.

Je suis arrivé au travail, j'ai pris place sur le plancher et mon sang se glaça tout à coup. J'avais été suivi. Je le savais dans l'entourage.Le salaud, il venait s'offrir quelques minutes de flânage en librairie avant de rentrer chez lui, après un dur avant-midi de travail. Avoir marché comme ça sur les trottoirs pas déblayés, avoir grimpé des escaliers meurtriers, ça méritait bien de s'offrir un petit livre, non? "L'homme qui entendait siffler une bouilloire" de Michel Tremblay? "Le canard siffleur mexicain" de James Crumley? Ou bien un livre de partitions de Roger Withaker, peut-être?

J'écoutai les notes qui me parvenaient, puis je compris que ce n'était pas mon facteur. Mon nouveau siffleur était beaucoup trop sobre, respectait la mélodie et la reproduisait avec un souci de vraisemblance qui fait défaut aux siffleurs talentueux, toujours trop soucieux d'y ajouter leur touche personnelle. J'écoutai à nouveau les notes sifflées, et des mots vinrent s'y poser.

Please
don't
be
long

Please
don't
you
be
very
long

Blue Jay Way. Pas de problème avec le fait de siffler des Beatles, c'est permis, et c'est même beaucoup mieux que de siffler un air indéfini. Yesterday. Eleanor Rigby. Obla-di obla-da. Yellow Submarine. Je peux comprendre. Mais entendre Blue Jay Way sifflée ainsi me plaçait dans un état de malaise, entre le désir de faire taire mon siffleur et le mettre à la porte, et faire taire mon siffleur, le mettre à la porte et faire jouer Magical Mystery Tour, histoire d'exorciser.

Je l'ai regardé passer, ce mélomane de bon goût et siffleur par dessus le marché, il était accompagné de deux amis qui ne semblaient pas s'en faire outre mesure avec les excès du beatle-siffleur. Les proches d'un siffleur qui acceptent son sifflage sont aussi coupables de pollution par le son que le siffleur lui-même.

Il a fini par quitter, toujours sifflant, suivant ses deux amis.

Et moi je me suis mis à travailler, en me disant que ce qui est bien, à propos du fait de siffler, c'est que l'on peut ARRÊTER de siffler.

Je me suis pris une pile de livres que je suis allé placer, lentement, sur les tablettes, et merde, voilà que j'étais en train de siffler Blue Jay Way.



Michel-Olivier Gasse © 2008

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