samedi 1 novembre 2008

Laurie, ou l'amour costumé

Laurie et moi nous étions rencontrés quatre ans plus tôt, par un bel après-midi au Festival des Montogolfières, à Saint-Jean-sur-Richelieu. Pour faire de l’argent cet été-là, j’avais d’abord été engagé par le frère d’un vieil ami qui se partait une entreprise en guise de stage à ses études en administration. « Gagnon Gazon », qu’il avait appelé ça. Nous tondions ⎯ du lever au coucher du soleil ⎯ le gazon pour les gens qui étaient trop vieux pour s’atteler eux-mêmes à la tâche, ou encore pour ceux dont les terrains accidentés rendaient impossible la tonte en ligne droite ou en cercle. Nous étions les spécialistes, Carl Gagnon, propriétaire, Gino, un vrai gars de bras, et moi même, l’intrus de service. Nous tondions rapidement, pour régler le plus de contrats possible en une journée, sautions dans le camion aussitôt le travail terminé, mangions en quinze minutes, souvent sur la route entre deux clients. Gino et moi avion appris à nous connaître lorsque, dans les seules pauses cigarettes que l’on pouvait s’offrir, nous attendions le patron qui disait avoir « quelques affaires à régler avec la cliente », invariablement séduisante dans ces cas-là. J’y restai deux semaines avant que le dur labeur physique et les horaires impertinents n’aient raison de mon moral et ma santé.

J’avais ensuite déniché une annonce dans le journal qui disait rechercher des gens jeunes et dynamiques pour un « travail en évènements ». Un travail différent à chaque contrat, des rencontres, un bon salaire et des possibilités d’ouverture dans le milieu étaient les arguments sur lesquels l’annonce prenait assise. J’appelai, on me rencontra, m’engagea, et je me retrouvai aussitôt sur un char allégorique, habillé aux couleurs d’une compagnie de boisson gazeuse, à taper des mains, sourire et lancer des t-shirts à la foule. Derrière mon sourire de reine de carnaval, je me demandais bien quel précepte de l’intégrité j’avais escamoté pour en arriver là. Mais le travail était effectivement payant, aussi bien en profiter un peu, me disais-je. Et puisque la tâche variait d’un contrat à l’autre, je me disais que je commençais peut-être avec le pire, et que j’en viendrais à trouver une branche qui me plairait et, qui sait, peut-être que ça me plairait vraiment. J’ai pensé à tout ça pendant au moins deux minutes avant que l’insipidité de mon sourire commandité ne vienne balayer mes réflexions. Il restait les rencontres. Car pour avoir du monde à côtoyer, ça, il y en avait.

C’est le deuxième contrat qui m’emmena aux montgolfières. La secrétaire, prise entre deux appels, s’était contentée de recevoir ma confirmation en vitesse et me quitta avant même de m’avoir informé de la nature du contrat. Seulement de me présenter au bureau à midi, parce que la navette quittait à midi trente. Ayant mal géré mon trajet de transport en commun pour m’y rendre, j’arrivai tout juste avant le départ du groupe. Tout le monde était à l’intérieur et ne manquait que moi. Quelques commentaires furent lancés, auxquels je répondis par le même sourire que celui du char allégorique, et le minibus démarra.

Créer des liens dans ce genre de groupe nécessitait une certaine implication. Et la faute ne revenait pas au manque d’entregent des candidats. Au contraire. Comme la compagnie couvrait de nombreux évènements et bénéficiait d’une large banque d’employés, les groupes pouvaient être différents à chaque fois. Bien sûr, la grande majorité s’entendait à merveille. De beaux jeunes entreprenants, sympathiques et sans malice. Avec du « pep », dirait-on. Beaucoup étudiaient en communication ou encore ⎯ c’est là que j’appris l’existence d’un tel programme ⎯ en « gestion d’évènements ». De vrais petits poissons dans l’eau. Mais pour ceux qui se retrouvaient là à défaut de mieux ⎯ ceux pour qui l’entrain n’était pas une vocation en soi ⎯ le plaisir venait réellement à la fin de la semaine, avec le chèque de paye. « Avoir su, dit la fille à côté de qui je venais de m’asseoir, moi aussi j’aurais pris mon temps, ça fait une demi-heure que je suis là … »
Je ne l’avais pas remarquée, encore tout essouflé que j’étais d’avoir couru d’un autobus à l’autre. Je vis bien vite que le fond du véhicule était occupé par les meneurs de foule-nés, ceux qui parlaient fort et proposaient des activités. Nous nous trouvions elle et moi à l’avant, derrière le chauffeur. « J’ai pas pris mon temps, en fait, je me suis juste fourré dans les horaires d’autobus.
⎯ Ah, classique.
⎯ Un grand classique, en effet. »

Nous avions gardé un silence gêné alors que le véhicule démarrait. Elle était assise nonchalemment, les genoux appuyés sur la barrière de sécurité devant nous. Son regard traversait la fenêtre pour rejoindre le point nostalgique de l’horizon et ses mains, des mains délicatement potelées où je décelai néanmoins quelques étranges cicatrices, manipulaient nerveusement un livre de Jim Harrison, Nord-Michigan. J’aurais voulu la regarder davantage, mais notre position ne me permettait pas d’y arriver sans être absolument indiscret. J’aurais voulu lui parler, mais pour dire quoi? Devant tout l’enthousiame qui remplissait le minibus, le mieux à faire, me sembla-t-il, fut de garder le silence, ne serait-ce que pour lui signifier que je ne faisais pas partie de la gang d’ « heureux d’être content » derrière nous.

Nous émergions du tunnel de l’autoroute Ville-Marie quand elle s’adressa finalement à moi. « T’en connais combien ici d’dans? »
Je me retournai vers la gauche, prenant soin de lui jeter un coup d’œil en passant. Un visage tout en rondeurs, mis à part des yeux bruns en amandes, qui donnaient l’impression d’être légèrement plus distanciés qu’à l’habitude. Au-dessus de ces yeux, des sourcils clairsemés qui prenaient contre toute attente un air grave. Je n’étais pas en mesure de déterminer si cette gravité habitait son quotidien ou bien s’il n’exprimait qu’une méfiance passagère.
Je scrutai l’équipage. Tous bougeaient, étaient retournés comme moi sur leur banc, échangeaient, parlaient plus fort que l’autre. Je revins à ma position initiale et soupirai. « J’en connais pas. À part peut-être un de ceux qui étaient là à mon entrevue. Sinon, c’est tout’ des inconnus.
⎯ Moi c’est Laurie, lança-t-elle aussitôt. Ça te fera au moins une personne à qui te rattacher. »
Elle resta perplexe un instant vis-à-vis sa réplique, puis me lança un regard qui signifiait bon, tu comprends ce que je veux dire… « Moi c’est Fred. »
Et je ne demandais pas mieux que de la comprendre.

Le court chemin qui nous menait à St-Jean passa dans un souffle. Laurie et moi en vîmes à discuter de choses et d’autres, de sujets légers que nous empruntions afin d’arriver à nous saisir. La musique, les arts, la famille, les projets. Nous nous faisions chacun une idée d’ensemble de ce que pouvait être l’autre, selon les indices que nous laissait cette conversation encore chaste et prudente. Elle m’avait semblée timide au premier abord, mais j’éprouvais maintenant un certain plaisir à la voir se dévoiler à moi, s’éclore à mesure qu’elle me présentait à sa vie. Le ton de sa voix s’éclaircissait et les sourcils se détendaient peu à peu, au point où le seul élément qui n’exprimait pas une douceur absolue était cet éclat de malice qu’elle gardait au coin de l’œil. Ça me plaisait. Elle était artiste. Ce qui sous-entendait que ce travail occasionnel vers lequel nous nous dirigions était en fait son second emploi, qui complémentait ce poste de cuisinière dans un petit café qui ne pouvait lui offrir que dix heures par semaine, même durant l’été. Elle habitait toujours chez sa mère, avec sa demi-sœur, où elle occupait le sous-sol au complet. Elle y étalait ses peintures, ses sculptures et ses bricolages divers et n’en pouvait plus de mêler sa créativité à sa vie familiale. Seulement, l’argent lui manquait pour faire ce qu’elle désirait depuis longtemps, déménager en appartement. « Quand je suis parti, à dix-huit ans, dis-je, moi, j’avais sept cent piasses dans mon compte, pis pas de job.
⎯ Ouin, mais quand t’as dix-huit ans, tes besoins sont pas les mêmes…
⎯ Quand t’auras trente-deux ans, répliquais-je, tu vas en avoir encore plus, des besoins. »

Elle me répondit par une grimace et notre regard se dirigea vers l’artillerie militaire qui s’offrait maintenant à notre gauche. Nous entrions sur la base où prenait place le festival. Après s’être fait rediriger, nous dûmes nous arrêter à une maison-mobile qui faisait office de bureau des accréditations. Le responsable du groupe s’en occupât par lui-même, si bien que plusieurs sortirent du minibus pour fumer une cigarette. J’en offris une à Laurie qui disait ne pas fumer, mais qui l’accepta quand même. « Pis toi, dit-elle, on a presque pas parlé de toi…
⎯ Peut-être ben parce que c’est moins intéressant, dis-je uniquement pour la faire insister.
⎯ J’te crois pas. T’as pas l’air plate.
⎯ On sait jamais ces choses-là, répondis-je. Toi, t’avais l’air plate, pis finalement tu l’es pas. »
Elle feignit d’être offusquée et prit l’élan pour une claque qu’elle ne m’asséna jamais. Je la fis marcher jusqu’à ce que l’on vienne nous porter les cartons d’accréditation. Je fus pour le moins surpris quand j’y vérifiai l’information. « ……Festival… Montgolfières… Fred Rivard…Mascotte…MASCOTTE?
⎯ Pff, quoi, tu savais pas?
⎯ Ben non, je savais pas. On était supposés le savoir?
⎯ Penses-tu vraiment que les responsables s’en venaient ici avec un autobus plein de monde qui savaient pas ce qu’ils allaient faire?
⎯ Je sais pas, non, mais d’une manière ou d’une autre, j’ai pas été averti, je te le jure.
⎯ J’espère que t’as d’autre linge que ça, fit-elle en pointant mes jeans. Y fait chaud là-dedans.
⎯ T’as déjà fait ça, toi, mascotte?
⎯ Une coup’ de fois, oui. C’est un peu rushant physiquement, mais c’est le fun juste à voir la face des enfants. Là on est chanceux, c’est familial pis on est en plein après-midi. Mais faire la mascotte le soir dans un festival où le monde boivent de la bière, c’est une autre affaire... »
Je n’arivais pas à croire que j’allais jouer à la mascotte. J’en étais presque à rêver d’un char allégorique. « …Tsé, continua-t-elle, j’ai déjà enlevé mon casque pour gueuler après un gars qui arrêtait pas de me rentrer dedans en me disant de danser. Y’a pogné de quoi en maudit quand y’a vu que l’ours sur qui il buchait, c’était une fille qui avait en-dessous. Viens-tu? »
Tout le monde reprenait place et semblait plus heureux que jamais. Au moins, il y avait Laurie à qui je pouvais me rattacher.

J’étais un zèbre. Laurie, pour la troisième fois de sa carrière, revêtait la peau d’un ours. De l’expérience, elle en avait. Lorsque je la vis sortir de la cabine, un foulard kaki sur la tête, vêtue d’une camisole sport blanche et d’un léger short rouge de coton ouaté, je constatai ⎯ en même temps que je faisais de plus amples découvertes à son sujet ⎯ qu’elle connaissait son affaire. Je la regardai au loin se diriger vers sa carcasse d’ours, prendre la tête et la mettre sans le reste. Elle se tourna vers moi ⎯ elle avait donc conscience que je la regardais ⎯ et exécuta quelques pas de danse ridicules.
Et qu’est-ce que je faisais avec ça, maintenant?

J’enfilais mon costume de zèbre quand elle s’approcha de moi, un ours sans tête. « Tu devrais vraiment te mettre en bobettes, me dit-elle, tu vas crever sinon. Y fait déjà chaud habillé en, euh, en civil.
Elle ricana.
⎯ Sérieuse?
⎯ Garanti. Oublie pas qu’on fait un défilé, hein?
⎯ Je peux pas oublier quelque chose que je sais pas, lui répondis-je. T’en as-tu d’autres, des surprises de même?
⎯ On va avoir du fun pareil, me dit-elle avec un clin d’œil. Enwèye. »
Puis elle devint un ours.


C’est par un grillage dans la gueule ouverte du zèbre que je gardais contact avec le monde extérieur. La mâchoire avancée de l’animal faisait en sorte de restreindre ma vue de haut en bas. Je restai perplexe à ma première interaction avec un enfant, alors que je dus me pencher vers lui la tête légèrement tournée vers la gauche, histoire de ne pas lui envoyer un coup. J’apprivoisais mon animal tout en tâchant de garder l’ours dans ma mire. Progressivement, j’en vins à prendre plaisir à faire l’imbécile, à envoyer la main à quiconque croisait mon chemin, à bondir d’un pied à l’autre malgré la chaleur, comme en apesanteur. Nous étions lancés sur le site, une vingtaine de mascottes en liberté surveillée, avec comme seul ultimatum de suivre Mr. Tux (notre responsable, un koala en toxedo) quand il nous ferait signe, afin de s’organiser pour le défilé. D’ici-là, on pouvait s’amuser à notre guise, « en gardant les enfants comme principal centre d’intérêt » avait précisé Mr. Tux .
Laurie avait raison. Si j’avais gardé mes jeans, j’y aurais déjà laissé ma peau. Juillet nous tapait sur la tête et l’ombrage se faisait rare sur ce vaste terrain plat. En sous-vêtements dans mon costume, je sentais la transpiration glisser le long de mes jambes, et pour confirmer ma condition de débutant, je fis face à l’échec en de nombreuses reprises alors que, désirant essuyer la sueur qui coulait de mon front, je me retrouvai en fait à me donner des coups sur la mâchoire supérieure. Je revoyais Laurie avec son foulard. « Essaye-pas, me cria-t-elle, y’a pas moyen de se faire mal avec ça sur le dos! »
Je me retournai et l’accrochai d’un coup de museau. « J’ai chaud en maudit! criai-je à mon tour en ayant l’impression que tout le bruit que je pouvais produire restait dans la tête du zèbre. Heille, continuais-je, y lavent-tu ça pas mal souvent, ces suits-là? »
Je crus l’entendre rire. Sa patte qui tapota mon épaule me le confirma. « Pas sûre, pas sûre! »
Elle me fit signe de la suivre. Je lui emboîtai le pas en prenant soin de n’écraser personne.

Nous avons été les sujets d’un nombre incalculable de photos, autant d’enfants qui, l’ombre d’un instant, semblaient devenir le notre. Au fur et à mesure que la gêne se dissipait, il faisait bon, désormais, d’être un zèbre. La franche-camaraderie animale, le sourire des petits, l’atmosphère de fête, autant de menus éléments qui, une fois mis ensemble, arrivaient constituer un bonheur fort valable. Et puis il y avait Laurie. Je n’avais encore qu’une vague idée de qui pouvait être cette intrigante jeune fille. D’abord méfiante, et maintenant cabotine. Je ne savais trop où me situer par rappoprt à sa timidité. En fait, à ce moment même, je comptais plus de temps passé avec l’ours qu’avec Laurie. J’essayais de faire la part des choses, mais force m’était d’admettre que son comportement joyeux concordait avec l’arrivée du costume. Je constatai qu’il en allait de même pour moi. Et dire que nous étions payés. Puis un éclair, que dis-je, une foudre me traversa alors que durant la prise d’une photo, Laurie me prit par la taille et m’attira vers elle. Peu après, je décortiquai l’incident dans les détails et en vint à la conclusion qu’en soi, nos deux corps n’avaient eu aucun contact. Qu’il s’agissait-là d’un lien absolument professionnel, de mascotte à mascotte. Mais alors que je subissais le remous du choc de nos deux tailles cintrées me parcourut le frisson qui gela chacune des gouttes de sueur perlant mon corps à demi-nu. Nous restâmes ainsi pour les quelques secondes qui suivirent le flash et le départ du mioche. Puis tout ce que je sais, c’est qu’ensuite nous nous tenions les mains, face à face, et, j’en suis certain, nous nous regardions dans les yeux. Je ne pourrais dire combien de temps passa avant que Laurie n’éclate de rire, un rire assourdi par la tête de l’ours, mais qui ne manqua pas de me communiquer son bonheur embarrassé. Puis elle se mit à tourner sur elle-même sans me lâcher et m’envoya au tapis après quelques tours, à la grande joie des quelques gamins qui s’étaient approchés, attendris par cette amitié entre deux animaux pourtant si différents.

Nous ne nous quittâmes pas d’une semelle pour tout le reste de la journée. Les enfants et les photos se succédèrent à un rythme constant. Les autres mascottes aussi, à qui nous adressions des saluts au passage, rappelant les motocyclistes ou les chauffeurs d’autobus qui se croisent sur la route. Nous fîmes le défilé côte à côte au cours duquel, pris d’un excès de confiance, je me mis à lui taper les fesses à intervalles rapprochés. Elle se prit au jeu en bondissant à chaque coup, ce qui ne manquât pas d’exciter bon nombre de jeunes spectateurs. Puis nous assistâmes, stoïques, à l’envolée des montgolfières. En pause d’enfants, nous prîmes cette demi-heure pour souffler un peu. Mais mon rythme cardiaque s’accéléra de façon drastique lorsqu’elle posa sa grosse tête d’ours sur mon épaule de zèbre. Je pris un temps, puis je mis un sabot sur sa taille et l’attirai à moi. Nous vécûmes dans un silence complet ce que, plus tard, nous désignâmes comme étant notre première activité de couple.

À la fin de la journée, nous avons retiré nos costumes. Face à face et maintenant sans aucun filtre, force nous était d’assumer nos avances. Une gêne excitée nous habitait. Ruisselants de sueur, les cheveux collés au front et les joues rouges, nous restions là, à nous regarder tantôt dans les yeux, tantôt ailleurs, à se donner le temps de se confirmer que ce qui s’était passé cet après-midi n’était en rien la faute aux animaux. Sans y penser, j’en vins à lui prendre les mains en hochant doucement de la tête. Puis nous reprîmes le même siège dans le minibus et un peu plus tard, quand elle posa sa tête sur mon épaule, je compris que ce n’était plus une blague.

Michel-Olivier Gasse © 2007.

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